COUR CONSTITUTIONNELLE : VALIDATION DE LA LOI ORGANIQUE SUR LE DROIT DE GREVE, MAIS... Par Mustapha SEHIMI

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Amine Benabdellah, président de la Cour constitutionnelle

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C'est donc fait depuis une dizaine de jours: la Cour constitutionnelle a rendu une décision approuvant le projet de loi organique relatif au droit de grève. En même temps, elle avance certains ajustements à y apporter dans la perspective des textes d'application devant être adoptés dans son application. Des réserves ? Plutôt un cadre préventif... en conclut Mustapha Sehimi.

Ce texte est, à n'en pas douter, une véritable saga: un récit historique de plus de six décennies! Il est en effet à l'ordre du jour depuis la première Constitution de décembre 1962 (art.14). Pas moins de 19 cabinets se sont succédé depuis sans que sa finalisation se réalise. L'exécutif  dirigé par Benkirane s'est risqué à le présenter en 2016 au Parlement – sans suite. Et c'est donc le gouvernement actuel d’Aziz Akhannouch qui a fini par l'inscrire dans son programme et par arriver à le faire voter par le Parlement. Le processus a été cependant passablement laborieux. En avril 2022, ce cabinet avait obtenu un accord avec les partenaires sociaux décliné autour d'un calendrier prévoyant son adoption avant janvier 2017. Des blocages n'avaient pas permis alors le respect de cet agenda. Une relance a été faite en 2024. Elle a finalement conduit à son adoption par la Chambre des représentants en première lecture le 24 décembre 2024 puis par la Chambre des conseillers le 3 février 2025 et en seconde lecture par celle-là. 

Syndicats: une loi de régression

Le vote final s'est traduit par 84 voix pour et 20 voix contre soit moins d'un quart des 395 membres. Un absentéisme de 291 députés: de quoi nourrir un certain antiparlementarisme. Les centrales syndicales, surtout l'UMT et la CDT, ont réitéré jusqu'au bout leur opposition à ce projet de loi qualifié de "régression" portant atteinte aux droits des travailleurs. Pour le gouvernement, l'évaluation est bien différente: "Cette loi était indispensable pour instaurer une dynamique de dialogue social plus sereine et plus équilibrée". Et d'ajouter encore : "Elle garantit le droit de grève en assurant une meilleure organisation des mobilisations, évitant ainsi les situations de blocage total qui nuisaient aussi bien aux travailleurs qu'à l'économie nationale".

Cela dit, quelle est l'économie générale de cette loi organique ? Les amendements apportés au projet du gouvernement intéressent plusieurs points. L'une des nouveautés regarde tout d'abord la définition plus large du droit de grève. Il englobe toutes les catégories de travailleurs (privé, fonctionnaires, services publics, indépendants, non salariés, domestiques, etc.). La criminalisation de cet acte a été supprimé et les pénalités frappant les employeurs sont en hausse avec des amendes jusqu'à 200.000 DH. Pour ce qui est des secteurs vitaux transport, justice, sécurité, santé,...- il est prévu un service minimum. Les piquets de grève sont désormais encadrés: ils ne sont pas illicites s'ils n'entravent pas la liberté de travail et ne désorganisent pas l'entreprise. L'interdiction des grèves de solidarité ou pour des motifs politiques n'est plus retenue. De même, les arrêts de travail, répétés et de courte durée, sont licites sauf s'ils se traduisent par un abus de nature à désorganiser l'entreprise. Seuls les syndicats représentatifs -et non plus "les plus représentatifs"- peuvent déposer un préavis de cessation de travail. Dans les entreprises où il n'y a pas de syndicat, le texte a retenu un minimum de 25 % des salariés pour déclencher une grève alors que le projet du gouvernement avait prévu un seuil plus élevé de 75 %. Le comité de grève se voit ainsi reconnaître un statut prenant en compte la liberté d'appartenance syndicale.

La Cour constitutionnelle saisie sur le projet de loi organique n° 97-15 de 35 articles s'est attachée en particulier à 7 articles (1, 2 et 3, 5, 6 et 9). Pour ce qui est de l'article premier, elle relève que les contenus des alinéas premier, quatrième et cinquième "ne sont qu'un rappel des principes internationaux, des référentiels et des conventions en lien avec l'exercice du droit de grève". Ces dispositions étaient initialement dans le préambule demandé par les syndicats. Le gouvernement les a intégrées dans projet le final alors qu'elles ne relèvent pas formellement dans les dispositions relatives aux conditions et modalités d'exercice du droit de grève. A bon droit, cette juridiction a considéré qu'elles n'entraient pas dans le périmètre strict de la loi organique (qui) fixe les conditions et les modalités de son exercice "(art.29,  al. 2) de la Constitution. Elle a expliqué que ce n'était là qu’une explicitation d’une garantie prévue par la Constitution- rien donc de normatif...

Prévenir les débordements de l'exécutif

Elle a jugé que l’article premier relatif aux "Dispositions générales" n'est pas en soi contraire à la Constitution".

Pour ce qui est des articles 2 et 3, elle relève qu'ils sont liés par leur objet et présentent " un lien organique avec le contenu de la loi". S'agissant de l'article (3 § e), relatif au comité de grève, elle précise que le législateur a voulu concilier le droit de grève du salarié conformément aux conditions et modalités déterminées par la loi organique (art.29, alinéa 2 de la Constitution). Cela ne porte pas préjudice à la place et au rôle des organisations syndicales définis par l'article 8  (al.1) de la Constitution et de leur contribution à " la défense et à la promotion des droits et des intérêts socioéconomiques des catégories qu'elles représentent". 

Quant à la signification des "services vitaux" ( article 3, §") de la loi organique, elle trouve son fondement dans les dispositions des articles 21 et 31 de la Constitution, respectivement ce qui suit: "Toute personne a droit à la sécurité de sa personne et de ses proches, et à la protection de ses biens"; "Les pouvoirs publics assurent la sécurité des populations et du territoire national dans le respect des libertés et droits fondamentaux garantis à tous "; et " l'État, les établissements publics et les collectivités locales œuvrent à la mobilisation de tous les moyens disponibles pour faciliter l'égal accès des citoyennes et citoyens leur permettant de jouir du droit: aux soins de santé". La haute juridiction considère par conséquent que ces articles 2 et 3" revêtent le caractère de loi organique et ne sont pas contraires à la Constitution".

L'article 5 du texte précise que "Toute grève contraire aux dispositions de la présente loi organique et des textes règlementaires pris pour son application est une grève illicite". Elle juge que cet article n'est pas contraire à la Constitution en ajoutant cependant " à condition que les textes règlementaires auxquels elle renvoie pour ce qui des conditions et des modalités d'exercice soient strictement dans le périmètre des conditions et des modalités prévues par la loi organique. La Cour balise ainsi par avance, à titre préventif, les débordements éventuels des textes règlementaires.

Avec les articles 6 et 9, le texte protège les salariés et les professionnels en grève. Il rejette des actions disciplinaires, le licenciement et la substitution aux salariés en grève d'autres personnes. Le salarié doit être préservé dans ses droits, sa situation et sa carrière professionnelle. Enfin, pour ce qui est de l'article 12 il porte sur les modalités de déclenchement de la grève, et en particulier à l'initiative d'un comité de grève, en l'absence d'une organisation syndicale. 

Une mission de veille

Cela garantit aux travailleurs la protection de leurs intérêts légitimes, ainsi que "l'équilibre constitutionnellement requis entre l'exercice de ce droit et la liberté d'initiative, d'entreprise, de libre concurrence et du travail". Un premier paragraphe de cet article qui "n'est pas inconstitutionnel". Quant aux dispositions du dernier alinéa de ce même article relatif aux modalités d'application de ces dispositions qui sont déterminées par un texte réglementaire, elles sont considérées comme n'étant pas " contraires à la Constitution". Mais la Cour assortit sa décision de cette précision: "ce texte réglementaire ne doit pas introduire d'autres conditions ou modalités de déclenchement déclenchement de la grève... que celles prévues par l'article en cause, ni n'excède le champ de ce que le législateur a assigné à un texte réglementaire pour l'application de cet article". 

La mission de la Cour constitutionnelle est d'assurer le respect de la Constitution. Elle joue un rôle clé dans le contrôle de la conformité des lois, à tout le moins de leur compatibilité. Sa décision sur la loi organique relative au droit de grève valide le texte voté par le Parlement. Mais en même temps, elle est allée au-delà d'un contrôle strictement scripturaire. Elle a voulu attirer l'attention du gouvernement sur la nécessité de veiller au respect des articles de la loi organique dans ses prolongements réglementaires. Une mission de veille? Elle ne peut qu'aider à une application conséquente de cette loi organique dans ses multiples déclinaisons bien comprises à son application..

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