La misère culturelle au Maroc : pourquoi et comment y remédier ? - Par Abdeslam Seddiki.

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Image générée par l'IA illustrant le désert culturel

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Au Maroc, la culture demeure le parent pauvre des dépenses des ménages et du budget de l’État, révélant une crise profonde qui freine le développement intellectuel et artistique. 

Dans la précédente chronique analysant les résultats de l’enquête réalisée par le HCP portant sur le niveau de vie au Maroc en 2022-2023, Abdeslam Seddiki a mis le doigt sur la misère culturelle dans la mesure où les Marocains ne consacrent que 0,5% de leurs dépenses à la culture et loisirs. Face à cette misère culturelle, il appelle dans cette chronique à une véritable révolution qui s’impose autant à l’État, qu’à l’éducation, au secteur privé et aux familles pour redonner à la culture sa place essentielle.  

L’enquête réalisée par le HCP portant sur le niveau de vie au Maroc en 2022-2023, a fait ressortir la misère culturelle dans la mesure où les Marocains ne consacrent que 0,5% de leurs dépenses à la culture et loisirs, soit une somme insignifiante annuelle de 103 DH per capita et 0,3DH par jour. La dépense annuelle des ménages consacrée à la culture est évaluée à 3,7 milliards DH. Il n’y pas de quoi créer un « marché de la culture », encore moins une « industrie culturelle », d’autant plus que la dépense publique est à son tour aussi insuffisante que limitée comme on le verra par la suite.

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Une structure des dépenses figée

Il faut relever le caractère figé de la structure des dépenses sur une longue période. En analysant l’évolution des coefficients budgétaires pendant la période 2001-2022 tels qu’ils découlent des enquêtes du HCP, on ne relève pas de modification significative. Ainsi, la part des dépenses consacrées à l’alimentation et au logement absorbe 63% du budget des ménages, comme si le premier souci des Marocains serait de manger et de faire dodo !    Par ailleurs, alors que le Marocain consacrait en 2001 2% de son budget à la culture, il n’y consacre que 0,5% en 2022, soit 4 fois moins ! En revanche, la part du budget des ménages affecté à l’enseignement et à la santé a connu une augmentation continue passant de 9,2% en 2001 à 12,9% en 2022. La privatisation de ces deux secteurs sociaux n’est pas étrangère à cette évolution.

Dans l’ensemble, cette structure des dépenses montre, on ne peut plus clairement, la faiblesse du niveau de vie de larges couches de la population marocaine.  Nous avons devant les yeux un modèle de consommation type d’un pays en voie de développement, pour ne pas dire un « pays sous-développé », terme de moins en moins utilisé.  

Une bourgeoisie sans projet culturel.

A l’origine de cette « pauvreté culturelle », on trouve plusieurs facteurs explicatifs : historiques, politiques et économiques. Les facteurs historiques résident dans les conditions de l’émergence du capitalisme et à la nature de la bourgeoisie marocaine. Cette bourgeoisie n’est pas issue d’une «révolution » interne  à la suite d’un projet culturel et d’une vision rationaliste. Elle traine jusqu’ à nos jours les tares de sa naissance, en faisant perpétuer un mode de vie qui tourne le dos à la culture et à l’art, en privilégiant les dépenses matérielles ostentatoires et de démonstration tout en excellant dans l’obtention des privilèges publics, des exonérations fiscales et autres faveurs qui privent la société de moyens nécessaires à son développement. Bien sûr, il s’agit d’un trait dominant mais non exclusif. Comme toute classe sociale, la bourgeoisie ne constitue pas un groupe homogène. On y décèle des couches différentes et des contradictions en son sein.

Les freins au changement.

Les facteurs politiques résident dans la nature des choix politiques à l’œuvre. Choix qui ont la « tête dure » en raison des résistances au changement affichées par les milieux hostiles au progrès social. La preuve, s’il en est besoin :  on adopte des textes de lois magnifiques sur le papier dont la loi suprême du pays, mais elles sont généralement mal appliquées ou pas appliquées du tout ! Dès qu’une loi porteuse d’espoir est promulguée, on assiste à des manœuvres de toutes parts pour la vider de son contenu.  Sinon, comment peut-on expliquer la mise en sommeil dans les faits du Nouveau Modèle de Développement porté par le Souverain, qui a nécessité énormément d’énergie et suscité un enthousiasme populaire qui n’a d’égal que l’enthousiasme suscité par la glorieuse marche verte.  

Les facteurs économiques, liés aux précédents, résident dans la mauvaise répartition du gâteau national. Les revenus du capital l’emportent largement sur les revenus du travail. Cette répartition primaire des revenus n’est pas corrigée par une politique fiscale redistributive. Au contraire, celle-ci- ne fait que creuser l’écart en pompant davantage sur les salaires et en actionnant l’impôt le plus injuste qui soit à savoir la taxe sur la valeur ajoutée. Le semblant de réforme fiscale mise en œuvre n’a pas changé grand-chose à cette injustice. On se contente de politiques de saupoudrage   et de mesurettes qui visent à anesthésier les consciences. Le budget consacré à la culture en témoigne.

La culture représente 0,3% du budget de l’Etat.

Ainsi, la culture demeure toujours le parent pauvre des choix budgétaires. On dit généralement que la « culture est ce qui reste quand on aura tout oublié ». Par analogie, le budget de la culture est ce qui reste quand on aura tout distribué. Considérée à tort par les architectes des politiques publiques comme un « luxe », la culture a été marginalisée au fil des années. Pour l’année en cours, le budget consacré au Ministère de la jeunesse, de la culture et de la communication s’élève à 5,5 Milliards DH, soit 1,2% du budget général dont plus de 60% vont au fonctionnement. Le budget d’investissement, de l’ordre de 2,17 Milliards DH, représente à peine 1,68%.  Le secteur de la culture ne bénéficie que d’un budget modeste dépassant à peine 1 milliard DH, soit 0,3% du budget général (année 2024). Même en y ajoutant le Fonds National de l’Action culturelle (FNAC), cela n’y changera pas grand-chose.

Nécessité d’un « révolution culturelle »

Y-a-t-il une alternative pour s’en sortir ? Bien sûr que oui. Il faut simplement le vouloir et prendre les mesures appropriées dans ce sens. En commençant par le commencement : rompre définitivement avec une certaine vision rétrograde de la culture, une culture au rabais.   Il faut considérer la culture comme un levier de développement et un moyen d’affirmation à la fois de la personne humaine et de l’identité nationale.  On a besoin d’une véritable « révolution culturelle » qui libérerait les initiatives et la créativité dans tous les domaines. Pas de créativité sans liberté. Pas de créativité sans esprit critique et pensée rationnelle.

L’Etat, le secteur privé, l’école et la famille ont des rôles déterminants dans ce sens. Le premier, l’Etat tant au niveau  central que territorial,  a le devoir  et la responsabilité  de créer les bases  d’une infrastructure culturelle de qualité et proche des citoyens :  développer des maisons de culture  comme moyen de rayonnement et de rencontre pour les jeunes  et moins jeunes ;  construire des théâtres  et des conservatoires de musique  dans la perspective de couvrir à moyen terme l’ensemble des villes  ;  soutenir les festivals en valorisant notre patrimoine culturel tout en s’ouvrant sur les autres cultures ; multiplier les musées  pour sauvegarder notre patrimoine et le transmettre aux générations futures  ; aider les jeunes talents émergents… A côté de l’Etat, le secteur privé est appelé à s’investir plus dans le culturel et le sponsoring à l’instar de ce qui se passe dans beaucoup de pays.  Le tourisme culturel n’est pas un champ suffisamment exploré. Tout un potentiel reste à valoriser. Il faut se mettre à l’évidence qu’un DH investi dans la culture n’est pas une perte. Sa rentabilité est assurée à la fois sur l’attractivité de notre pays et sa réputation à l’international, la valorisation de notre richesse immatérielle …

Le deuxième acteur du changement est constitué par l’école et notre système éducatif en général allant du préscolaire au supérieur. Il faut revoir nos programmes et nos méthodes de l’enseignement en axant sur la créativité et l’esprit critique. Il est navrant de constater que les Marocains consacrent 57 heures à la lecture en une année, soit moins de 10 minutes par jour ! Ce fut en 2016, probablement beaucoup moins aujourd’hui sous l’effet du développement du numérique et du smartphone.  Au Maroc, écrire un livre est une œuvre risquée. Elle peut   conduire son auteur à l’appauvrissement dans la mesure où il ne peut pas espérer vendre plus d’un millier d’exemplaires dans le meilleur des cas.  Il faut donc faire aimer aux enfants, avant les adultes, le plaisir de lire et l’art de critiquer.  C’est l’un des rôles assignés à l’école.

La famille enfin, doit être présente en permanence pour suivre l’évolution des enfants et encadrer leur vie tout en leur laissant un créneau de liberté. Elle doit jouer   un rôle stratégique dans l’éducation des enfants en leur fournissant un environnement sécurisant, en leur transmettant des valeurs fondamentales, et en collaborant avec l'école pour assurer un développement complet.

Toutes ces questions méritent bien un débat national. Voilà une occasion à saisir par nos chaines de télévision pour sortir de leur ronronnement et de leur torpeur

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