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Les matrices préislamiques de la culture marocaine – Par Adnan Debbarh

Aucune civilisation ne naît ex nihilo. Le Maroc n’était pas, avant l’arrivée de l’Islam, une page blanche en attente d’écriture, mais une matrice déjà bruissante de sens
Avant les mosquées et les minarets, l'âme du Maroc vibrait déjà au rythme des pierres, des astres et des chants anciens. Loin d'une page blanche, le Maroc préislamique fut un creuset de traditions amazighes, de cultes naturels et d'influences méditerranéennes. Pour Adnan Debbarh, redécouvrir cette mémoire enfouie, c'est comprendre que notre identité puise dans une histoire plurielle et stratifiée.
Le sacré ne commence pas avec le Livre. Il prend racine dans la poussière, la pierre et la mémoire.
Et si l’âme du Maroc était plus ancienne que ses mosquées ?
L’histoire officielle, souvent simplificatrice, présente l’arrivée de l’islam comme un commencement absolu, une origine fondatrice qui aurait effacé d’un coup de sabre et de foi tout ce qui la précédait. Pourtant, aucune civilisation ne naît ex nihilo. Le Maroc n’était pas une page blanche en attente d’écriture, mais une matrice déjà bruissante de sens. Un carrefour, un palimpseste où s’entremêlent traditions amazighes, influences puniques, empreintes romaines et traces animistes. Ces strates préislamiques ne sont pas de simples vestiges : elles forment le socle silencieux de notre identité. Les redécouvrir, c’est refuser la simplicité trompeuse de la rupture et embrasser la richesse d’une continuité bien plus complexe.
Prenez la langue, par exemple.
Le tamazight, cette langue millénaire, irrigue encore aujourd’hui notre vocabulaire quotidien, nos toponymes – Marrakech, Drâa, Atlas – et nos imaginaires. Elle n’est pas qu’un outil de communication, mais une cosmologie où chaque mot est à la fois ancrage dans la terre et regard vers le ciel.
Les structures sociales amazighes, organisées autour de la tribu (taqbilt) et de la jemaâ – cette assemblée délibérative –, ont préfiguré des formes de gouvernance locale qui ont traversé les siècles, bien avant les dynasties islamiques. Même les symboles corporels, comme les tatouages faciaux des femmes, portaient en eux une mémoire : identité, protection, lignage.
Quant à l’artisanat, loin d’être un folklore figé, il reste un langage plastique où le triangle, la spirale ou la croix disent encore le dialogue entre l’humain, le sacré et la nature.
Cette persistance ne s’est pas construite dans l’isolement.
Phéniciens, Carthaginois, Romains, Byzantins – tous ont laissé leur empreinte sans pour autant imposer une dépossession. Lixus, Volubilis, Sala Colonia : ces cités n’étaient pas de simples avant-postes impériaux, mais des creusets d’hybridation. Les dieux locaux y côtoyaient Baal ou Jupiter Ammon ; le droit romain s’y mêlait aux règles tribales. Même les églises chrétiennes de l’époque byzantine s’inscrivaient dans un paysage spirituel déjà dense, où cultes solaires, forces naturelles et rites ancestraux coexistaient sans heurts.
Certaines tribus amazighes juives, comme les Djerawa de la Kahena, rappellent que le judaïsme marocain ne fut pas seulement un apport extérieur, mais une composante ancienne de ce paysage spirituel stratifié. L’influence, ici, n’était pas synonyme de soumission, mais de négociation.
Dans cette trame historique, les femmes ont joué un rôle essentiel, bien qu’invisibilisé. Mères, initiatrices, gardiennes des rituels, elles ont été les passeuses discrètes de cette mémoire. Des figures comme Tin Hinan, Dihya – la Kahena – ou les matrones Sanhadja incarnent une autorité politique et symbolique que les récits postérieurs ont souvent cherché à minimiser. Par les chants, les objets, les gestes du quotidien, elles ont maintenu vivant un dialogue entre les mondes visibles et invisibles. Les chouafates, ces voyantes des campagnes, ou les poétesses rurales, ont perpétué à voix basse une tradition orale où se mêlaient mythes et réalité.
Et que dire de la spiritualité ?
Le Maroc préislamique était un monde peuplé de forces : arbres, sources, pierres, astres.
Cet animisme amazigh n’a pas disparu ; il s’est recodé.
Les sources de Lalla Tella, les arganiers sacrés, les stèles libyques de l’Atlas sont autant d’archives d’une relation ancienne au vivant.
Avec l’arrivée du monothéisme, cette stratification n’a pas été balayée, mais absorbée : le marabout a remplacé le devin, le moussem a réinventé les anciens pèlerinages.
Aujourd’hui encore, la baraka, cette bénédiction diffuse, prolonge l’ancienne sacralité. La piété populaire, même en islam, murmure toujours le lexique des dieux oubliés.
L’islam n’a pas effacé le Maroc : il s’y est greffé, comme une nouvelle strate sur une terre déjà fertile. Il l’a accueilli non comme une rupture, mais comme une couche nouvelle sur une géologie culturelle bien plus ancienne.
Cette mémoire préislamique n’est pas un préambule honteux, mais une fondation robuste. Elle habite nos mots, nos gestes, nos silences. Lui rendre justice, ce n’est pas rejeter l’islam – c’est l’enrichir d’une profondeur. Car une culture n’est forte que lorsqu’elle se sait multiple.
Mais que se passe-t-il lorsqu’une foi nouvelle s’enracine dans cette pluralité ?
C’est ce que nous explorerons dans une prochaine chronique : « L’islam marocain : une greffe, non une rupture ».