La foi industrialiste – Par Bouchra Boulouiz

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Il aura fallu à l’Occident près de huit siècles pour accomplir ce grand saut vers une culture technoscientifique, managériale, cybernétique, digitale numérique. Huit siècles pour faire de l’entreprise sa nouvelle église, son institution de référence.

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Le Maroc inaugure en 2021 une ère qui coïncide avec l’ère de l’après Covid. Doté d’un nouveau gouvernement de technocrates, d’un nouveau modèle de développement, d’une nouvelle élite où les femmes sont bien représentées, c’est donc une nouvelle aventure qui commence avec des promesses, avec des paradoxes, des ambivalences et bien sur de nouveaux paradigmes. 

L’idée sous-jacente de cette aventure est à mon sens celle d’une machinerie technique et économique qu’il faut mettre en place. Une machinerie qui s’accompagne d’un management, digitale, numérique visant l’efficacité, un peu dans le style management de « Nation-Start-up » au 21ème siècle ou de «Nation-atelier » au 20ème siècle.

Le Maroc se retrouve donc dans un contexte qui va éclairer sous un jour nouveau au moins deux choses essentielles : la crise du politique et la crise de l’Etat d’une part. L’essor et le triomphe de l’entreprise-Etat d’autre part. 

Grâce à ses deux principaux instruments mondiaux, la technoscience et le management, le règne de l’entreprise est en effet là. Après l’Occident, c’est la Chine, la Corée du sud, les dragons du sud-Est d’Asie qui ont expérimenté ce type de modèle dans lequel l’industrie joue un rôle stratégique. 

Le mot Industrie du latin « industria », son inventeur est Henry de Saint Simon l’inventeur également du concept de «foi industrialiste», de «religion industrialiste» au 19ème siècle. L’industrie n’était alors pas que manufacturière, elle était aussi une vision, un regard philosophique qu’elle nous invitait à porter sur le monde. Elle n’était pas qu’une machinerie technique et économique, elle était aussi une machinerie intellectuelle, qui absorbe tout. 

Pierre Musso explique la généalogie de l’industrie en Occident, qu’il fait démarrer au Moyen âge dans les monastères. Puis se propage dès le XIIIe siècle dans les moulins, au XVIe siècle dans les fabriques, au XVIIIe siècle dans les manufactures. A la fin du 19ème siècle, dans les usines ; et au 20ème siècle dans les multinationales, au 21ème dans la Silicon Valley… Il explique l’électricité, le télégraphe et téléphone, l’informatique et les télécoms. Et comment aussi elle a facilité le passage de la domination de la religion à la domination de la science. 

Il lui aura fallu près de huit siècles pour accomplir ce grand saut vers une culture technoscientifique, managériale, cybernétique, digitale numérique. Huit siècles pour faire de l’entreprise sa nouvelle église, son institution de référence. Huit siècles pour faire reculer deux grandes institutions concurrentes : l’Etat et l’Eglise. Huit siècles pour que la plus grande de ces institutions : l’Etat, se fasse débordé par l’Entreprise aspirant à s’étendre qui s’étend au monde politico-étatique. Pendant que lentement, silencieusement, s’aplatissait, s’effaçait l’Eglise.

C’est surtout sur le plan des imaginaires que l’Industrie durant ces 8 siècles s’est rendue puissante. Elle a créé des industries de l’imaginaire, comme les grands studios hollywoodiens, les médias de masse, une culture de masse, une massification de la pub et de la consommation. Des industries de l’imaginaire qui informent et divertissent, qui conditionnent et endoctrinent …

Dans L'Homme unidimensionnel, Marcuse caractérise les sociétés industrielles avancées comme une illusion de démocraties qui fonctionnent comme des sociétés totalitaires. Il y a chez elles un culte du productivisme, des faux besoins engendrés par le marché, où le consommateur représente ce que Marcuse nomme un homme unidimensionnel. Leurs appareils de production créent et régulent de faux besoins chez l’individu, ils isolent et aplatissent le pouvoir critique de la pensée, ils intègrent les protestations de la société civile, et même les ennemis des institutions et de la démocratie. Car une fois noyée dans l’appareil de production, la pensée devient Unidimensionnelle. 

Le Maroc est aujourd’hui face à une triple bifurcation : 

-Pratiquer une forme évoluée de partenariat public-privé (revendication du patronat marocain notamment) ou les deux plus grandes institutions l’Etat et l’Entreprise s’équilibrent, s’harmonisent pour des objectifs communs.

-Eviter l’écrasement de l’Etat en faveur de l’entreprise aspirant de plus en plus à un pouvoir politico social et à une marchandisation de tous les domaines notamment ceux de la science et de la culture.

-Inventer un troisième champs institutionnel : celui de l’imagination, de l’innovation et de l’imagination créatrice ; celui de la science et de la  transcendance de l’homme qui est son aspiration fondamentale. 

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