Politique
Les messages des protestations contre le pass vaccinal – Par Bilal Talidi
L’importante présence dans ces manifestations de femmes de catégories modestes est inquiétante à plus d’un titre
Le mouvement de contestation que le Maroc a connu récemment était peu ordinaire Non pas en raison de l’implication éventuelle d’une quelconque main étrangère, mais de par sa nature même, son ampleur et sa composition sociologique.
Manifestement, l’on est face à un sujet qui suscite confusion et induit d’importantes interrogations : Ce souffle contestataire généralisé, au vu de son ampleur, était-il animé par le simple désir de défendre la liberté de se faire ou pas vacciner, ou autre chose a-t-il galvanisé les protestations ?
Il est évident que la manière avec laquelle les autorités ont imposé le pass vaccinal pour accéder aux administrations et aux espaces fermés était inappropriée, à la limite de la provocation. Depuis pratiquement trois dernières décennies, Le Maroc n’a connu pareille tentation autoritariste à limiter de cette façon la liberté des gens, au point de mettre en jeu le pouvoir de l’Autorité.
Les autorités ont peut-être ses propres appréciations et leur logique est sans doute adossée à des arguments recevables. Seulement dans cette affaire, personne ne discutait la logique et encore moins la pertinence des arguments qui ont poussé le gouvernement au pass vaccinal, mais le modus operandi suivi à cette occasion.
Visiblement, l’Autorité a saisi le signal de la protestation et a intelligemment rectifié le tir, sans sacrifier sa logique ni affaiblir son orientation. Les citoyens, eux, ont bien perçu cette attitude et la vague de protestation s’est relativement affaiblie, surtout après les nouvelles décisions levant le couvre-feu nocturne et la suspension de la demande du pass vaccinal sur les voyages entre les villes et les provinces.
Les éléments déclencheurs
Toutefois, il est peu concevable que l’obligation du pass vaccinal ait été le seul élément déclencheur d’un mouvement de contestation de cette ampleur.
Plus prétexte que cause, le pass vaccinal semble avoir servi de catalyseur au mécontentement provoqué par la cherté des prix, poussant les gens à la contestation, ce qui n’empêche pas certains à soutenir que ces protestations n’étaient pas spontanées, soupçonnant une « main invisible » de les avoir orchestrées en vue d’anticiper et d’estomper une prévisible protestation contre la vie chère qui pourrait être autrement plus conséquente.
Quoiqu’il en soit, ces deux explications s’accordent sur une chose, en l’occurrence la gravité du risque que représentent la hausse des prix et la chute du pouvoir d’achat, particulièrement dans cette conjoncture où le Maroc fait face à de multiples défis extérieurs qui exigent un renforcement accru du front intérieur et une paix sociale durable.
Ce qui surprend dans ces protestations c’est leur caractère généralisé, touchant pratiquement toutes les villes du pays. Tout aussi surprenant l’importante présence dans ces manifestations de femmes de catégories modestes ainsi que l’aspect spontané et massif des protestations, sans aucun encadrement partisan ou civil.
Les sens d’une protestation
Ces caractéristiques, résultant d’un travail d’observation et de déduction, font que ce mouvement de protestation porte de sérieux messages.
Le premier indique que le Maroc n’a pas réussi à trouver une réponse viable à l’effondrement de l’intermédiation, un problème pourtant souligné avec gravité dans un discours officiel mettant en garde les élites politiques et civiles contre leur abandon de leurs missions en la matière.
Le deuxième concerne le timing de ces protestations, similaire à celui du Hirak du Rif, en ce sens que dans les deux cas elles ont éclaté immédiatement après la composition du gouvernement. Le gouvernement Akhannouch, pas plus qu’auparavant celui d’El Otmani, à peine installés, encore à la recherche de leurs marques, n’ont pas su, l’un comme l’autre, répondre à ce défi, laissant l’Autorité, à travers son approche sécuritaire, en confrontation directe avec la rue, avant qu’elle se voit contrainte de rectifier sa démarche.
Le troisième massage touche à la spontanéité de ces protestations. Leur sortie massive dans diverses villes du pays indique que le ferment de la contestation est toujours aussi fort au Maroc. Elle a ainsi démontré que le contrôle de l’acteur «politique» et/ou «civil» structuré n’est pas forcément une assurance contre les troubles sociaux dans une société où désormais de larges pans s’approprient l’acte contestataire sans besoin de meneurs reconnus et sans recours à une quelconque forme institutionnelle d’intermédiation.
Une présence féminine inquiétante
Il est vrai que ces protestations se présentent comme des «non-mouvements», pour reprendre la définition du sociologue iranien Asef Bayat, devant lesquels l’acteur politique et civil semble dépassé. Il est aussi vrai que l’évaluation des expériences de ces mouvances révèle leur incapacité à produire des élites en mesure de gérer des négociations avec l’Autorité à moyen et long termes. De ce fait, ce type de protestations n’inquiète pas outre mesure le pouvoir dans la mesure où elles ne sont pas porteuses d’alternatives politiques. Mais elles peuvent devenir inquiétantes lorsqu’elles coïncident avec des défis extérieurs qui requièrent un front intérieur solide et une bonne dose de paix sociale.
La forte présence de femmes issues des milieux modestes, est un indicateur autrement plus inquiétant. Cette catégorie constitue un maillon majeur dans l’équilibre de l’opération politique et électorale, une soupape de sécurité pour la paix sociale, et un réservoir inépuisable de légitimation. Toute modification en conséquence dans la fonction de cette catégorie pourrait être très coûteuse, et perturbatrice pour la situation sociale et économique du pays.
Le problème est que le déclin du pouvoir d’achat des citoyens, en particulier ceux issus de couches subalternes, risque de s’aggraver davantage au cours des prochains mois, sachant que la loi de finances est régie par les contraintes liées à la lutte contre les répercussions de la pandémie du Covid-19. A cela s’ajoute le fait que le modèle économique marocain reste toujours tributaire des aléas climatiques, et que la menace d’une éventuelle sécheresse ne fera que compliquer davantage la situation, non pas uniquement en termes de hausses supplémentaires des prix, mais aussi en termes de pénurie d’eau, avec le risque corollaire d’une crise de soif dans certaines régions du pays.
Les enseignements de l’action contestataire que le Maroc vient de vivres et les défis potentiels à court terme, couplés aux défis extérieurs, exigent la prise de mesures sociales immédiates, en vue de désamorcer la tension, la suspension de l’approche sécuritaire tant elle peut être contreproductive, et l’émission d’importants signaux sur le front des droits de l’homme. Car seules des mesures d’apaisement permettraient d’absorber la colère sociale qui gronde.