Mehdi Ben Barka espion des tchécoslovaques ? – Par Naïm Kamal

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Abdellah Ibrahim en discussion à Rabat avec Che Guevara

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La semaine de Naïm Kamal – L'insupportable chez Mati Monjib

Sous le titre "Le leader de l'opposition marocaine Mehdi Ben Barka était un espion, selon des documents datant de la guerre froide", The Guardian relève que le militant disparu à Paris en 1965 était un héros de la lutte mondiale contre l'impérialisme, "mais des dossiers des services secrets tchécoslovaques mettent en doute son indépendance". 

L’article, qui connait une circulation quasi-virale, déroule toute une série d’informations où se patchworkent ses différents ‘’titres de gloire’’ :  Militant, conseiller de leaders et de chefs d’Etat du tiers-monde, informateur à l’occasion des soviétiques, agitateur politique, opposant intraitable, agent rémunéré des Chinois, et surtout espion à la solde des services secrets tchèques ( Státní Bezpečnost (StB)),  qui le sous-traitaient bien naturellement pour le compte de l’Union soviétique. En plein guerre froide entre l’Est et l’Ouest, il aurait même servi la soupe à la CIA.

Ces assertions ne sont pas inédites. Il y a une quinzaine d’années, elles ont été mises sur le marché par un journaliste tchèque. Dans une chronique d’Aujourd’hui le Maroc fondé et alors dirigé par Khalil Hachimi Idrissi, j’avais conclu que tous ces faits étaient possibles et plausibles. Mais leur lecture ne serait équitable que si elle reconstitue les évènements dans le cours qui a été le leur.

Pour mémoire et pour la mémoire

Leur republication aujourd’hui, alors même que ses camarades d’ici ne célèbrent plus l’anniversaire de sa disparition avec le lustre d’autrefois, interpelle, voire interloque. Même si cette façon de repasser les mêmes assiettes se fonde sur de « nouvelles révélations » issues de « recherches dans les archives des anciens États satellites de l'Union soviétique », leur intérêt appelle une première remarque : La part belle qu’elle fait à la France en l’absolvant par omission de toute responsabilité dans la disparition de Mehdi Ben Barka sur son territoire, enlevé par des agents dûment encartés police française et le reste à l’avenant.  

Pour mémoire et pour la mémoire de Mehdi Ben Barka, il y a des faits, dans  le contexte de l’époque, à ne pas perdre de vue sous peine de tomber dans le travers d’une relecture révisionniste de l’action d’un militant nationaliste sous le protectorat, l’un des principaux fondateurs plus tard de l’opposition marocaine radicale dont l’UNFP n’a été que l’initial ferment. 

 Son ère aussi bien que son aire de combat ont été exclusivement marquées par la confrontation bloc communiste contre bloc capitaliste. Dans ce combat de mâles dominants, le tiers-monde dont il est issu était un enjeu stratégique. Le quadra leader marocain, à la fois brillant et idéologue, porté par l’utopie socialiste et les idéaux révolutionnaires, tenait dans le maelström de la guerre froide un rôle de catalyseur d’un tiers-mondisme où l’on pouvait croiser en même temps Mao et Ho Chi Minh, Fidel Castro et Che Guevara, Tito et Ceausescu… un univers où l’œil de Moscou n’était jamais loin, ni celui de Washington d’ailleurs

Professionnel de la politique, au sens léniniste, sans attache étatique, hyperactif, Mehdi Ben Barka était tout prédestiné à devenir le rouage central qu’il a été dans l’organisation de la Conférence de la solidarité des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. 

Plus communément connue sous le nom de la Tricontinentale, la conférence à laquelle il travaillait se fixait l’objectif de combattre « l’impérialisme américain et ses suppôts » dans le monde avec pour urgences simultanées : déjouer le blocus étasunien de Cuba, libérer le Vietnam, démanteler l’apartheid en Afrique du Sud, chasser les sionistes de Palestine et émanciper les forces du travail de l’exploitation de l’homme par l’homme là où elles se trouvent. A ce titre, on ne peut qu’être d’accord avec le docteur Jan Koura, cité par le quotidien britannique comme derrière ce réchauffé d’informations : Mehdi Ben Barka « jouait [en effet] un jeu dangereux ». Mais rien ne justifie de le réduire, comme le fait ce docteur, à un vulgaire « opportuniste » et à un espion stipendié. Les choses sont autrement plus complexes.

L’emprise de l’Internationale

Les pérégrinations révolutionnaires de Mehdi Ben Barka le menaient de La Havane à Pékin, de Prague à Moscou, d’Alger au Caire… sans jamais oublier l’escale de l’Orly d’antan, carrefour, sous la bienveillante surveillance du SDECE, des révolutionnaires du monde qui croyaient encore que la capitale française avait réellement été le berceau de la commune de Paris et de la Déclaration des droits de l’homme, sans jamais prêter attention à ce  que Rousseau ne fut pas français mais suisse.

Ces déplacements et la vie en exil ne s’alimentaient pas de pain et d’eau fraiche, et l’argent ne pouvait pleuvoir du ciel et moins encore provenir du Maroc. Sans avoir donc un QI supérieur à 110, on peut deviner la source (les sources) du financement de cet activisme. 

Mais on ne peut appréhender correctement le sens de ce financement sans comprendre ce que signifiait pour tous les révolutionnaires de l’époque le concept sublimé et mythifié de l’internationalisme transcendant l’appartenance nationale assimilée au chauvinisme dégradant et forcément rétrograde. Dans le contexte actuel, seuls peut-être les islamistes des frères musulmans et les chairs à canon de Daech qui placent la Oumma et le Califat au-dessus de la patrie peuvent saisir la portée et l’emprise de l’internationalisme sur les esprits dans « la lutte globale contre l’impérialisme, le sionisme et leurs laquais ». 

Que l’idéalisme socialiste de Ben Barka et de bien d’autres se soit révélé une supercherie dissimulant une autre forme d’impérialisme, le social-impérialisme, est une perception rétrospective irrecevable une fois contextualisée. Que Mehdi Ben Barka se soit trompé d’option, est une évidence. Qu’il se soit laissé duper par le déterminisme historique qui faisait de la victoire du socialisme sur le capitalisme une inéluctabilité, est une erreur dans laquelle bien des générations de militants sincères et dévoués sont tombés. Qu’il ait pêché à l’encontre de sa propre patrie à un moment critique de son histoire, est un malheureux truisme. Qu’il se soit laissé emporter par son adversité avec Feu Hassan II qui reconnaissait en lui son professeur, est incontestable. Mais réduire le combat, même erroné, d’un homme pour avoir livré à des Etat « amis » ses analyses sur la situation dans tel ou tel pays et briefé des dirigeants sur l’appréciation qu’il faisait de l’évolution du monde à une simple corvée d’espion, c’est aller un peu trop vite en besogne.         

 

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