société
En Arabie saoudite, la frustration d'anciens de la police des mœurs
Sur cette photo d'archive prise le 5 février 2020, Heba, une femme de 36 ans, fume une cigarette en public dans un café de la capitale saoudienne Riyad. (Photo par FAYEZ NURELDINE / AFP) /
"Tout ce que je devais interdire est désormais autorisé, alors j'ai démissionné": en Arabie saoudite, d'anciens membres de la jadis redoutée police des mœurs, comme Fayçal, confient leur amertume au moment où le royaume assouplit les restrictions sociales, notamment pour les femmes.
Chargée autrefois de faire respecter une stricte application de la loi islamique, la Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice, appelée Moutawa, a été mise à l'écart en 2016 dans ce pays qui tente depuis plusieurs années de se défaire de son image austère.
La Moutawa a été "privée de toutes ses prérogatives" et n'a "plus du tout de rôle clair", dit à l'AFP Fayçal, un Saoudien de 37 ans en robe traditionnelle sombre, empruntant un faux prénom pour préserver son identité.
Comportements jugés immoraux, trafic de drogue ou encore contrebande d'alcool --toujours interdit en Arabie saoudite--, la police religieuse était sur tous les fronts, terrifiant la population.
Pendant des décennies, ses agents ont sévi notamment contre les femmes ne portant pas correctement l'abaya, une ample robe noire recouvrant le corps, ou pour débusquer les jeunes qui ne respectaient pas une stricte ségrégation entre les sexes.
Depuis la nomination de Mohammed ben Salmane comme prince héritier en 2017 et son influence de plus en plus grande au sein du pouvoir, les règles sur l'abaya ont été assouplies, la mixité s'est banalisée et les commerces ne sont plus forcés de fermer aux heures de prière.
"Pour la forme"
"Avant, on ne parlait que de la Commission pour la promotion de la vertu. Aujourd’hui on ne parle plus que de l’Autorité générale pour le divertissement", ironise Fayçal, en référence à une institution publique créée en 2016 et qui organise régulièrement des festivals et des concerts de musique pop ou électro.
Ancien agent de la Moutawa, Turki, dont le prénom a également été modifié, confirme que l'institution pour laquelle il a travaillé pendant dix ans "n'existe plus que pour la forme".
"On n'a plus le droit d’intervenir, ni de changer les comportements qu'on considérait inappropriés", regrette-t-il, en assurant que de nombreux employés restent "seulement pour le salaire".
Fumant une cigarette avec une collègue dans le centre de la capitale Ryad, Lama ne s'émeut guère du sort réservé aux anciens agents de la Moutawa, qui l'ont terrorisée par le passé.
"Il y a encore quelques années, jamais on n'aurait pensé fumer dans la rue", raconte Lama, portant une abaya ouverte laissant apparaître ses vêtements. "Ils nous auraient frappées avec leurs matraques", lance-t-elle en riant.
Devenus invisibles, la plupart des agents n'ont plus de contact direct avec la population, et passent leurs journées au bureau, à élaborer des campagnes de sensibilisation aux bonnes mœurs ou aux mesures sanitaires.
La Moutawa est désormais "isolée", affirme un responsable saoudien ayant requis l'anonymat, en faisant état "d'une baisse significative du nombre de ses employés".
"Identité saoudienne"
La Moutawa affirme aujourd'hui vouloir se réformer, dans un pays très jeune où plus de la moitié de la population a moins de 35 ans.
Dans une interview en octobre sur une chaîne de télévision locale, son chef Abdelrahmane al-Sanad a admis des "abus" de la part de certains agents qui ont exercé des fonctions de sécurité sans aucune "expérience ou qualification". Il a même assuré que la commission allait recruter des femmes.
Pour l'écrivain saoudien Saoud al-Katib, l'isolement et la limitation des pouvoirs de la Moutawa constituent un "changement radical".
Mais les autorités ne peuvent encore se permettre de s'en défaire totalement, selon le spécialiste des pays du Golfe, Stéphane Lacroix.
"Elle renvoie à une certaine identité saoudienne à laquelle de nombreux Saoudiens conservateurs tiennent", souligne le professeur à Sciences-Po Paris qui prédit à l'avenir "une réorientation (...) de ses fonctions".