société
Figures de la presse marocaine, un livre qui fait du bruit – Par Naïm Kamal
Driss Ajbali, médiateur auteur de Figures de la presse marocaine
Les gens ne sont pas ce qu’ils croient être, mais ce que les autres pensent d’eux. Cet aphorisme dont je n’ai aucun souvenir du nom de son auteur, s’applique parfaitement aux journalistes en général et marocains en particuliers. Ceux qui ont l’habitude de critiquer tout le monde pour monter sur leurs grands chevaux au moindre reproche qu’on leur fait, vont trouver dans l’ouvrage de Driss Ajbali, Figures de la presse marocaine, une esquisse de comment les perçoit cet observateur à la fois lointain et proche de la profession. Commandé et édité par la MAP, c’est un travail colossal abattu en l’espace de quelques mois. Il rend compte et parfois justice à une profession dont la principale caractéristique est d’être perpétuellement problématique. Pour l’avoir exercé depuis près d’un demi-siècle, je sais le mal et les dégâts, mais aussi le bien et la satisfaction, que peuvent provoquer un mot, une phrase, une ligne. Et c’est à cette problématique que s’est confronté, à ses risques et périls, Driss Ajbali, en triturant le portrait de 230 figures de la presse marocaine. Driss Ajbali est un sociologue qui en a dans son CV* et il en faut plus pour le décourager ou le dissuader. Avant de revenir plus tard sur les conclusions de cet ouvrage aussi nécessaire qu’utile, disons que voilà un livre qui va faire, qui fait de bruit. Comment et pourquoi ces portraits, c’est ce que nous explique l’auteur, en attendant de revenir sur les pistes ouvertes par cette initiative.
Pour une première sortie du médiateur de la MAP, tu as fait fort. C’est un coup de com, une audace ou l’envie de faire du bruit ?
Je l’ai déjà évoqué dans une précédente interview, la nouvelle fonction du médiateur de la MAP est un challenge. Plus qu’un honneur, c’est une responsabilité. Elle est d‘autant plus exigeante qu’elle s’inscrit comme une innovation et une remarquable expérience dans le monde africain et arabe et dont le Maroc, en tant que pionnier, peut légitimement se targuer. Le défi cependant, c’est de lui donner un contenu. Vous mettez un médiateur, s’il n’est pas sollicité, sa fonction devient vide de sens. Dans un environnement comme le nôtre, il faut donc initier, habituer et encourager l’usager de l’agence à l’interpellation. Avec le management, nous avons pensé que le meilleur moyen de favoriser l’interactivité avec l’usager, c’est de doter la fonction de médiateur d’un portail dédié. Bien que contrariés par la crise sanitaire, nous avons travaillé sur un concept. Parmi les rubriques de ce site, il y en a une qui sera dédiée à rendre hommage à quelques figures du journalisme marocain. Khalil Hachimi Idrissi, étant très intuitif, a tout de suite perçu l’intérêt de faire d’abord un livre. Dès lors, le projet prit de l’ampleur et devint pléthorique et, en même temps, passionnant.
C’est une prise de risque, entre ceux qui vont aimer leur portrait, ceux qui ne l’apprécieront que modérément et ceux qui n’y figurent pas. Quels étaient les critères pour faire partie des figures de la presse marocaine ?
Être, sans exclusive, journaliste non pas au Maroc mais du Maroc. Je veux dire par là que nous n’avons pas hésité à intégrer dans le corpus des personnages qui, à leur manière, ont marqué le secteur, comme Jean-Pierre Koffel, Pierre Mas ou Talha Jibril. Le corpus initial contenait une cinquantaine de noms. Il ne cessera pas d’être nourri par les uns et les autres, jusqu’à atteindre 230 noms. Dans mon esprit, ce projet se doit d’être dynamique. Il était prévu que ceux qui manqueraient dans le livre figureront dans le site qui sera public début octobre. Or, depuis la sortie du livre, des journalistes qui n’y figurent pas ont manifesté une forme de frustration pour ne pas dire d’agacement. KHI [Khalil Hachimi Idrissi NDLR] a décidé de procéder à une seconde édition, augmentée et corrigée.
Tout le monde aura remarqué, mon portrait y compris, que tu as croqué les personnages avec un certain style. Et une part de subjectivité revendiquée, n’est-ce pas un peu trop pour un corps réfractaire à la critique ?
En plus de l’exhaustivité, on a fait, moi tout particulièrement, le choix de la subjectivité que j’assume pleinement. En matière d’info, l’agence, qui recèle des trésors, est une puissante machine qui, comme dans les romans de Jules Verne, remonte le temps. La Map, c’est de la mémoire vive. De plus, pour le recueil de l’info, les rédactions de l’agence sont des vraies escouades dont l’efficacité peut être redoutable. Cela m’a été fort utile. Sur les 230 bios, il y a les connus et même les stars, mais nombreux sont ceux, vivants ou morts, sur lesquels, en dehors de leurs écrits, il existe peu de choses. Or, il fallait de la matière pour passer du cv au portrait. Là, j’ai aussi sollicité un certain nombre de journalistes avec qui j’ai évoqué les itinéraires des uns et des autres. Il y a beaucoup d’oralité. Très peu d’écrits. Une fois la matière à ma disposition, je sculptais le portait à partir d’un angle, d’un trait de caractère. La plupart des échos sont positifs, très positifs même. Des journalistes ont mis leurs portraits sur leurs page Facebook, ils sont félicités comme s’ils avait reçu un prix. Certains que j’ai traités, avec humour et bienveillance, n’ont visiblement pas apprécié. Ils ont sorti la sulfateuse. D’autres, croqués, de manière relativement sévère, se sont plaints. Et c’est normal. Cependant, des gens qui avait pris l’habitude de dire pis que pendre surtout le monde et sur lesquels personne n’a jamais écrit, semblent moins supporter l’écriture quand il s’agit d’eux.
Tu reviens dans une longue introduction sur l’histoire de la presse au Maroc, qu’est-ce que tu nous apporte qu’on ne sache déjà ?
Ce travail m’a permis d’identifier trois âges dans l’essor de la presse marocaine. On peut les distinguer comme les sédimentations d’une coupe géologique. De 1959 à 1990, la presse s’est développée autour de personnalités essentiellement politiques : Allal Fassi, Abderrahim Bouabid, Ali Yata, Ahemd Osman, Ait-Idder. Ils ont contribué à façonner la presse partisane face à une presse officielle, essentiellement chaperonné par Moulay Ahmed Alaoui. A partir des années 1990, on assistera au développement d’une presse privée autour de personnalités journalistiques comme Mohamed Selhami, Khalil Hachimi, Dilami, Bahia Amrani, Fahd Yata, Mohamed El Brini. Dans les années 2000, la presse devint un nouvel Eldorado et un secteur où il était devenu possible de faire « du pognon » avant que le secteur ne connaisse un certain nombre de dérives. Sans compter qu’avec l’avènement des réseaux sociaux, il y a eu comme une explosion de la presse électronique dans laquelle, force est de l’admettre, il y a à boire et à manger.
Tu t’es trop étendu sur la question du journal Hebdo, tu avais un contentieux à régler.
Aucunement. Je n’ai jamais rencontré personne et je ne connais, à titre personnel, aucun des journalistes de cette aventure éditoriale. Je n’ai jamais écrit chez eux et à ma connaissance, même mon nom n’a jamais été évoqué dans cet hebdo. Donc je ne vois pas où résiderait le contentieux. En revanche, on ne peut pas nier que l’expérience du Le Journal a créé une césure dans la lente maturation que connaissait la presse et ses rapports avec les institutions, l’État, la société, le pays. J’ai essayé de l’analyser ce fait en tant que tel. Et si j’étais long, c’est essentiellement pour être précis.
Ce qui est remarquable, c’est l’introduction de la fameuse notion de « presse indépendante » qui, au départ, avait la modeste prétention de se distinguer de la presse partisane. Au gré des contentieux, il deviendra comme un crédo et une posture idéologique. Elle mutera elle-même en position partisane, mais à sa manière. Elle n’avait pas de parti mais avait un parti-pris. Ainsi, elle a instillé dans la presse marocaine, involontairement peut être, une approche mortifère : le camp du bien et le camp du mal. J’y reviens longuement dans l’introduction. Les « lignes rouges » sont devenus comme une ligne Maginot entre les vertueux autoproclamés et les autres. Les purs et les souillés. De ce point de vue, le livre, m’a dit une personne très éloignée de ce domaine, lève un tabou. On peut désormais en parler entre nous, en tant que Marocains, au lieu d’essayer de toujours de parler aux opinions, française soit-elle ou espagnole, qui n’en ont cure. C’est pour cela que dans ce le livre, avec le choix de l’exhaustivité et de la subjectivité, on a décidé de n’exclure personne et de dire chacun avec sa vérité. Mais sans diffamation.
Je sais que tu ne prétends jamais être journaliste, toi-même tu laisses aux historiens de démêler la masse d’informations apportées par l’ouvrage, cela te prodigue sans doute une distance salvatrice, mais est-ce que tu te sens légitime dans ce travail ?
Je l’ai déjà dit chez Hasan Daoudi. Je le répète dans les mêmes termes. Je suis dans le journalisme depuis 30 ans. Mais je ne suis pas un journaliste. Tout au plus un chroniqueur. Je suis un sociologue de formation. Sur les 230, je n’en connais pas 20. Et personnellement moins de dix. C’est là peut-être mon atout maitre. J’ai pris de la distance avec tout le monde. J’ai fait un journalisme de chaise. Un journalisme téléphonique. Un journalisme de bibliothèque. A quelques exceptions près, des amis notamment, je n’ai pris contact avec aucune personne concernée. Ce ne sont pas là des bios autorisées. Ce sont des aquarelles avec de l’encre dilué par mon propre ressenti. Il y a aussi un grand travail sur la titraille avec, à chaque fois, le souci de définir le plus précisément possible ce qui spécifie chacun. Maintenant, il y a des imperfections, Il faut les réparer. Ceux qui considèrent qu’il y a des choses à corriger, ils n’ont qu’à me faire parvenir leurs remarques et on les intègrera dans la nouvelle édition augmentée et corrigée. Je rappelle que je suis le médiateur et que mon rôle est de dénouer les conflits d’écriture.
Maintenant que le livre est public, rassuré, inquiet, heureux ?
J’avais beaucoup d’appréhension et je dirais même de l’inquiétude. Face aux réactions enthousiastes, je suis beaucoup plus rassuré. Avec ses défauts, ses imperfections, ce qui me fait le plus plaisir, c’est l’unanimité avec laquelle tout le monde salue la démarche comme, inédite dans l’histoire du Maroc et même, parait-il, dans le monde arabe.
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Driss Ajabli, médiateur de la MAP, est un sociologue de formation. Régulier chroniqueur, il est l’auteur de deux livres, Violence et immigration (1999) et Ben Laden n’est pas dans l’ascenseur (2002). Il était membre du CCDH du temps de Driss Benzekri et Ahmed Herzenni. Il aussi membre du CCME dont il a été longtemps un directeur très actif.