Le sanctuaire aux sept sépultures (4ème partie et fin) : LA POLÉMIQUE – Par Abdejlil Lahjomri

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Deux auteurs, nationaux, collaborateurs du journal « السعادة », fins lettrés, d’une culture certaine, vont être les acteurs d’une polémique d’une violence extrême, frisant l’insulte, l’impolitesse et l’irrespect.

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Il était couru d’avance que Sidi Yahya Ben Younes ne révélera pas ses secrets, sans pour autant décourager Abdejlil Lahjomri. Le voici donc, prenant acte d’une impasse annoncée, qui range l’affaire aux étagères des affaires classées sans avoir été résolues. A moins d’un document qui surgira miraculeusement de ses oubliettes ou à l’issue d’une fouille archéologique qui apportera de nouveaux éléments, le sanctuaire aux sept sépultures gardera intact son mystère. Il faut croire qu’à aucun moment l’intention du Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume n’a été de dévoiler l’identité d’un personnage qui a rejoint le monde de la mythologie, sans doute à son insu. Mais de donner corps et âme à un présumé saint qui a suscité disputes et polémiques orageuses. Car derrière la personnalité fantomatique du présumé saint, c’est l’ombre de notre histoire qui intéresse au premier chef l’auteur de ces chroniques. Vrai saint ou faux dévot, prince almohade ou cadi andalou, célèbre ou quidam entré par effraction dans ce grand monument de l’histoire marocaine qu’est Chella, Yahya Ben Younes se révèle au terme de ces chroniques être Nous. Un legs qui témoigne de ce que nous sommes et de ce que sont nos croyances et nos modes de vie à travers les siècles.    

1913, Rabat devient capitale politique du Royaume et c’est une effervescence urbanistique, intellectuelle, culturelle, artistique et éditoriale qui s’empare d’une cité, dont l’histoire est certes tumultueuse, mais qui dans l’imaginaire de l’époque paraissait discrète, moins impériale que ne semblaient l’être Fès, Marrakech, Meknès ou Tanger. 

Etudes historiques, géographiques, littéraires, recherches archéologiques, publications romanesques, poétiques, touristiques, attireront l’attention de l’opinion publique sur une ville appelée à jouer un rôle déterminant dans l’histoire d’un pays sous protectorat. Cette effervescence concernera aussi bien les historiens nationaux que les écrivains coloniaux, enrichissant les rayons des librairies et des bibliothèques d’ouvrages essentiels, d’autres de qualité moindre dont la visée était plus idéologique que scientifique ou esthétique. Ces publications méritent d’être lues, étudiées, de nos jours par des chercheurs assagis. Elles appellent une investigation apaisée. 

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Dans Rabat, Chella en particulier n’échappera pas à cette effervescence et sera l’objet d’une curiosité agissante et d’un attachement émotionnel exalté au point que l’on raconte que le Résident Lyautey, amoureux de cette cité ancestrale, s’y promenait tous les dimanches après la messe, empruntant le sentier Robinson qui serpentait vers le fleuve, se dirigeant vers une auberge ou un restaurant éponyme. Vrai ou faux, propagande ou simple dit sans fondement aucun ? Ce qui est certain c’est que le choix de l’emplacement de la Résidence en face du promontoire de Chella n’est pas anodin, du probablement à l’attrait de cette nécropole mystérieuse qui a de tout temps fasciné les visiteurs, et défié la mort et l’oubli. 

Deux auteurs, nationaux, collaborateurs du journal « السعادة », fins lettrés, d’une culture certaine, vont être les acteurs d’une polémique d’une violence extrême, frisant l’insulte, l’impolitesse et l’irrespect. Curieusement, cette polémique se concentrera sur Chella, et plus étonnement encore sur l’énigmatique Yahia Ben Younes. 

Aucune raison qui expliquerait ou justifierait cette polémique inédite, et ce choix étrange et surprenant du locataire de ce mausolée d’entre les sanctuaires de Chella et d’entre les personnages des légendes qui la peuplent.  Polémique « homérique » entre deux auteurs irréconciliables où se mêlent le mépris, le dédain et l’outrecuidance. 

La polémique naît suite à la publication par Mohamed Beujendar de son essai « شالة و آثارها », et après que Abdelhafid El Fassi l’ait commentée par une réplique peu amène. Sa réponse engendrera une mise au point que Mohamed Boujendar inclura dans son ouvrage sous le titre : « Il n’est connu aucune biographie de Yahia Ben Younes à Chella et l’on n’en connaîtra aucune ».  La réplique sous forme d’un livret de Abdelhafid El Fassi sera cinglante et provocatrice.  Le titre de cet opuscule le montre :

 « نقد ابى جندار في ابطال الانتصار بالواحد القهار ».  En découlera un débat houleux, une querelle entre positions inconciliables, une controverse amère entre savants, s’accusant d’ignorance, l’un s’enfermant dans un hubris désastreux, l’autre usant d’une ironie lapidaire.

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Le lecteur patient et indulgent sera toutefois récompensé par une lecture attentive de l’ouvrage d’Abdelhafid El Fassi qui révélera que l’un et l’autre défendent avec obstination leur thèse, l’illustrent par des argumentations convaincantes, des démonstrations d’une logique implacable, présentent des preuves souvent irréfutables, insèrent des rappels historiques précieux.  Il se trouvera devant deux redoutables polémistes. Négligeant les insultes acerbes, il assistera à une controverse passionnément savoureuse.

En fin de compte, cependant, il ne saura pas qui est Yahia Ben Younes, n’apprendra rien du locataire supposé de ce mausolée, si vénéré, mais à l’origine d’une si étonnante dispute intellectuelle.

Au point qu’il serait en droit de se demander si finalement ce Yahia Ben Younes n’a jamais existé.  S’il n’est pas simplement un signe traversant, un récit, rappelant les strates qui ont édifié la nation marocaine, et les mythes qui l’ont glorifiée.  

La polémique va bien évidemment exploiter toutes les supposées sépultures évoquées précédemment dans cette chronique. Pour Mohamed Boujendar, la seule indication à retenir est celle citée dans les conférences de Al Youssi et admise par tous ceux qui se sont préoccupés de ce mausolée et de son éventuel locataire. Sa dépouille serait celle d’un personnage inconnu, qui aurait vécu dans les temps antiques, ou des nations anciennes, peut-être un apôtre, ou un prétendu prophète chrétien, juif ou Barghawati, ou un prince almohade ou un émissaire andalou.

 La polémique atteindra son paroxysme lors des allusions faites à propos justement d’un défunt almohade ou d’un défunt andalou. Mohamed Boujendar concède que si identification il y a, le défunt, enterré dans le sanctuaire de Yahia Ben Younes, serait un prince almohade. Ce que contestera avec véhémence Abdelhafid El Fassi qui lui, pencherait pour un émissaire andalou auprès des sultans mérinides qui aurait été يحي ابن مسعود المحاربي  (Yahya Ben Massoud).  Le prince almohade d’après Mohamed Boujendar serait Yahia Ben Youssef, frère de Yacoub Ben Youssef.  Le phonème S devient par on ne sait quelle allitération le phonème N. Cet argument avancé par Mohamed Boujendar est peu convaincant, vite balayé par Abdelhafid El Fassi qui rappelle à « l’historien » de Rabat, que Chella n’a jamais été une nécropole almohade, que les princes de cette dynastie sont tous enterrés à Tinmel, qu’aucun d’entre eux ne l’a été à Chella. Certes, un prince almohade portant le nom de Yahia Ben Youssef, aurait été un frère maudit de Yacoub Ben Youssef et parce que maudit on ne connaît de lui aucune sépulture, aucune tombe, nulle part, encore moins à Chella.

Rien d’étonnant à ce qu’une mémoire tenace ait tenté une récupération de ce mythe, prenant une revanche sur « l’ordre almohade » qui a effacé du récit en cours de gestation une entité politico-religieuse dont il reste peu de traces dans les textes classiques, affirmant la brutalité de cette éviction par le choix du nom d’un prince rebelle de cette dynastie, prince maudit qui n’avait pas eu de funérailles et que la mémoire sauve de l’oubli en l’inscrivant dans la longue liste des locataires du sanctuaire de Yahia Ben Youssef. Il suffisait pour cela de changer le S par le N et voilà que sa présence rappellera que dans le roman national, tout un chapitre reste comme un « trou noir », à combler, à éclaircir.  

Comment se fait-il qu’il n’y ait plus aucune trace, ni historique, ni archéologique, ni épigraphique, ni littéraire, ni politique, ni philosophique, ni vestimentaire, ni culinaire, ni esthétique d’un chapitre encore imprécis du récit national. Devrons-nous, dans la recherche historique, faire le deuil d’une investigation nécessaire qui éclairerait l’entité politique ayant régi la région de la Tamesna, durant quatre siècles, a été éliminée « anthropologuement » par les almohades.  Reste ce nom de Yahia Ben Youssef pour que la mémoire se souvienne de cette confrontation.  Reste ce personnage présenté une fois comme « prophète » Barghawati, une fois comme prince almohade.  Ils sont tous deux la trace vivante et indélébile, d’une confrontation éradicatrice. 

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L’audace de Abdelhafed El Fassi, dans son opuscule, va jusqu’à proposer une autre identification qui serait irréfutable de ce Yahia Ben Younes.  Se référant à l’œuvre de Ibn Quadi « درة الحجال في تراجم الرجال  », et celle de Ibn Khatib « اللمحة البرية في الدولة النصرية», il propose cette identité :  Yahia Ben Younes serait le cadi grenadin :

مسعود بن علي المحاربي" أبا عبد الله محمد بن "

(Abou Abdellah Ben Massoud Ben Ali Al-Moharibi)

  • Cadi de deux émirs de la dynastie des Beni Al Ahmer à Grenade, et frère d’un ministre de cette même dynastie.

  • A été envoyé par l’émir  عبد الله محمد بن اسماعيل (Abdellah Mohamed Ben Ismail), comme émissaire et ambassadeur auprès du sultan mérinide de l’époque.

  • Meurt au cours de son séjour au Maroc.

  • Enterré à Chella, privilège accordé par le sultan mérinide pour les raisons suivantes :

  • Cadi et savant

  • Ambassadeur d’un émir andalou

  • Frère d’un ministre

  • Décédé au cours d’une mission officielle

Abdelaziz Ben Abdallah, académicien et historien rigoureux, connaisseur des moindres nuances de l’histoire de Rabat, abonde dans le sens de l’identification de Abdelhafid El Fassi et affirme que la dépouille dans le sanctuaire de Yahia Ben Younes pourrait bien être celle de ce cadi 

يحي ابن مسعود المحاربي   (Abou Abdellah Ben Massoud Ben Ali Al-Moharibi).

Mohamed Boujendar opèrera une vaine tentative de dépréciation de la proposition d’Abdelhafid El Fassi en suggérant bien à contre cœur que le défunt serait un certain عبد الرحمان المريني, (Abderrahmane El M’rini) le fils d’un عبدالحق المريني (Abdelhak El-M’rini). Abdelhafid El Fassi n’hésitera pas à attirer son attention sur le fait que ce El Mrini, est de la famille El Mrini de Salé et de Rabat, et à lui rappeler qu’il existe un sanctuaire proche de la Zaouia de Sidi Larbi Ben Sayeh dont le locataire s’appellerait « سيدي المريني » (Sidi El-M’rini) et que cela concerne le personnage qu’il propose.  

L’identification d’Abdelhafid El Fassi serait-elle la conclusion heureuse d’une polémique malheureuse, et de cette chronique laborieuse ? 

Surement pas.  Yahia Ben Younes reste un inconnu. Ni personnage surgi des temps antiques, ni apôtre, ni prophète chrétien, ni prophète juif, ni prophète Barghawati, ni prince almohade, ni ambassadeur andalou.  Historiquement inexistant.  Mais un mythe vivant et dense qui rassemble et réuni des temps anciens jusqu’aux Mérinides, les strates successives qui fondent la nation marocaine dans son unité et la diversité de ses origines.

En fin d’enquête, de quoi et de qui Yahia Ben Younes est-il le nom ?

Yahia Ben Younes est le nom de notre identité, façonnée par les soubresauts d’une histoire longue, par le mystère de ses origines, le récit de son édification mouvementée, de ses effondrements, de ses ascensions, de ses chutes, de son rayonnement, de la grandeur de ses échecs et de ses réussites.

Yahia Ben Younes, c’est la mémoire vivante d’une nécropole, Chella, symbole d’une nation qui s’enrichit de ses différences, et nourrit son avenir de ses légendes, de ses mythes et de ses énigmes

 

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