L’INSAISISSABLE ''AHMED AL - ALJ AL - INGLIZI'' OU LA BIOGRAPHIE IMPOSSIBLE (III- ÈME PARTIE) – PAR ABDEJLIL LAHJOMRI

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Le sultan Moulay Abderrahmane peint par Eugène Delacroix en 1845. C’est le vingt-quatrième descendant de la dynastie alaouite qui aurait sorti cet autre converti Abderrahman al-Alj de son anonymat à Larache…

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Toujours derrière tout ce qui peut le renseigner sur «L’insaisissable ‘’Ahmed Al - Alj Al - Inglizi ‘’ à la biographie de plus en plus impossible, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume croise le chemin d’un autre converti dont on ne connait pas non plus le patronyme d’origine. Mais à l’inverse de Ahmed Al-Alj Al –Inglizi, on en sait un peu plus sur son histoire marocaine. Et si dans la deuxième partie Abdejlil Lahjomri débouchait sur le non-dit de l’Histoire, dans cette troisième et avant-dernière partie il conclut à son ironie.

Plus je poursuivais ma quête concernant ‘’linglizi’, plus il m’échappait. Plus je persistais et persévérais dans mes investigations plus il fuyait et disparaissait entre les lignes des livres d’histoire, des récits de voyage. Dans cette enquête  improbable, ce n’est pas lui que j’allais rencontrer , mais un autre converti  qui s’appelait  Abderrahman al  -Alj , qui  n’était pas anglais mais  français et jouissait  d’une biographie  palpitante : Un personnage de roman, en quelque sorte.

Un auteur qui s’emparerait des évènements de sa vie écrirait sans aucun doute un passionnant roman. C’est chez Al Abbas Ibrahim Semlali que je le rencontrais pour la première fois dans son écrit « الإعلام بمن حَلّ بمراكش و أغمات من الأعلام » Toutefois comme cet auteur s’était inspiré de l’œuvre du diplomate Henri de La Martinière ‘’ Souvenirs de voyage au Maroc’’, le chapitre IX de cet ouvrage instructif et documenté sera la charpente de cette chronique. On y apprend qu’il aurait eu mille et une vies. Son prénom français n’est pas cité, mais son nom de famille nous est donné. Il s’appellera donc Abderrahman De Saulty. La famille De Saulty serait une modeste noblesse dont les ainés devaient devenir prêtres et les cadets s’engager dans l’armée. Notre homme devint officier de génie et partit pour l’Algérie, vers 1840, selon De La Martinière. Pourquoi déserta-t-il pour se réfugier d’abord en Tunisie, ensuite au Maroc ? A cause ‘’d’une mésaventure romanesque d’une infinie tristesse‘’ nous dit le diplomate. Là, l’imagination d’un romancier pourrait nous être utile. Serait-ce un amour à la Roméo et Juliette ? Mais le diplomate parle d’une ‘’mésaventure romanesque’’. Serait-ce un duel entre deux amoureux qui se serait tragiquement terminé ? Ce ne fut certainement pas le cas puisque le diplomate n’évoque ‘’qu’une   mésaventure‘’. Une séparation, comme il en arrive souvent, pour mille et une raisons ? Nous ne le saurons jamais et Abderrahman n’en parlera jamais. Il ne se confiera à personne au cours de sa longue vie. ‘’Il aurait commis une faute‘’ avouera - t - il , à quelques amis sans trop de détails  estimant  l’avoir suffisamment  expiée par une  absolue rupture d’avec son pays, sa famille et sa première vie. Il choisit Larache, pour vivre dans un total anonymat, obscur industriel ayant édifié une fabrique de savon, discret commerçant vendant des biscuits, du chocolat et autres produits à Tanger. 

Lire aussi : L’insaisissable ‘’Ahmed Al - Alj Al - Inglizi ‘’ ou la biographie impossible (1ère partie)

De La Martinière nous dit qu’il avait conversé avec son fils. Nous saurons au cours de son évocation de la vie de ce digne personnage que le Sultan Sidi Mohammed Benabdellah le ‘’maria à une femme de couleur de sa maison. Il en eut deux enfants: un qui devait rentrer à [son] service ‘’ prétend-il, et une fille qui parait avoir été sa préférée ; elle laissa un fils encore vivant à Marrakech‘’. Si l’on se tient à cette présentation, le fils de Abderrahman aurait travaillé pour de La Martinière. Mais pourquoi donc c’est au près d’un vieux ‘’Abd’’ des ‘’Abid Boukhari le ‘’maalem Tebaili (qui avait bien connu Abderrahaman) que le diplomate, comme il nous l’apprendra, alla   chercher son portrait alors que son fils qui était à son service pouvait très bien la lui procurer ? Le maalem Tebaili décrit Abderrahman al-Alaj comme ‘’ un bel homme grand, bien fait, à la figure ouverte, avec une longue barbe et un peu de corpulence ; un air de dignité se dégageait de sa personne mais aussi de tristesse.’’ Il semble si la chronologie que j’ai essayée d’établir s’avérait juste ; qu’il aurait dans sa carrière servi trois sultans. Moulay Abderrahman (1822-1859) .Mohammed IV (1859-1873) et Moulay Hassan (1873-1894). C’est Moulay Abderrahman qui l’aurait, parait-il, sorti de l’anonymat de Larache et dans un premier temps, nous dit le diplomate ‘’l’appela à Meknès, et lui confia l’arrangement de la route de Fès, puis le gratifia d’une mule et d’une somme de deux cents douros’’. Il le rappela dans un deuxième temps pour l’attacher définitivement à la cour.  Moment mal choisi pour notre converti puisque la guerre entre la France et le Maroc imminente  – s’agirait-il de la Bataille d’Isly ? -  allait être cuisante pour le Maroc. Abderrahman al - Alj ayant prodigué des conseils qui n’auraient pas été suivis ou pas appréciés, ce n’est qu’après la défaite que ‘’l’on se rendit compte de l’excellence de ses conseils, que son crédit grandit’’ et qu’il bénéficia de la confiance de Mohammed IV, récemment intronisé.  Au point ‘’qu’il fut, selon de La Martinière, admis dans l’intimité du Sultan jusque dans son harem’’.

Les Travaux qu’il effectua pour Mohamed IV sont :      

Elévation de la porte dite Bab Boujloud à Fès;

Détournement de la rivière de Fès qui passait, jadis, au pied des murs du palais ; 

Création d’une belle place d’armes d’environ quatre hectares ; 

Construction des ponts de la route de Meknès à Fès et du pont de l’oued Mikkas ; 

Etablissement dans les palais impériaux d’une grande quantité de cadrans solaires que l’on y trouve encore de nos jours ; 

Et, pour moi, le plus émouvant : l’établissement du cadran solaire du Sanctuaire de Sidi Bel Al Abbas Es Sebti à Marrakech.

 De plus, il fut un moment responsable de la direction de l’artillerie. Avait-il été aussi enseignant de mathématiques ? C’est ce que dit Semlali. Il a plus probablement dirigé l’école de formation militaire et on nous signale le nom de deux de ses étudiants ; un certain Ahmed Souiri et un certain Idriss Belghiti.

Si l’on en croit le diplomate Henri de La Martinière, ‘’ Moulay Hassan qui l’affectionnait lui avait confié l’examen de ses comptes. Il reçut pour un temps la jouissance de la petite Mamounia […] et enfin on l’avait également gratifié de la ferme de la vente du café à Marrakech ‘’.

Selon Al Abbas Semlali dans son livre précité, Abderrahmane al Alj aurait écrit des livres dont le plus connu est « رسالة الشيخ عبد الرحمان لعلج في الكرة ». 

Un diplomate, Mr Feraut, l’aurait entrevu dans la cour de Moulay Hassan et le décrivait comme ‘’un grand vieillard à l’air majestueux et distingué […] il aurait cru voir des larmes aux yeux de l’ancien officier à la vue des uniformes français qui entouraient l’ambassadeur’’ .

Peut-être que ces larmes, en fin de compte, n’avaient rien à voir avec les uniformes mais simplement étaient signes de l’infinie tristesse qui rappelait à Abderrahman sa faute, jamais oubliée, jamais effacée de sa mémoire, qui a habité son cœur et sa conscience tout au long de sa tumultueuse  carrière

‘’Il mourut à Fez en 1879; sa tombe au cimetière Bab Mahrouq est celle d’un pieux musulman ; sans apprêt, elle se confond avec les autres et le temps ne tardera pas à l’effacer comme il efface toute chose de cette terre ‘’.

Ce ‘’al Alj’’ dont l’intégration fut un modèle de réussite, de dévouement, de compétence et de discrétion n’a pas bénéficié du privilège d’avoir son nom calligraphié au coté de son maitre le sultan sur le fronton d’un édifice patrimonial. ‘’Linglizi ‘’ dont on ne sait rien et dont on ne connait que le nom de converti, si !  Caprices de l’histoire ! 

Vaudrait-il mieux entrer en postérité avec Abderrahman  al - Alj, comme  acteur connu et reconnu dans l’histoire de la nation qui l’a accueilli ou y entrer   comme acteur fantôme dans un  anonymat  presque total, ne léguant aux manuels d’histoire que des bribes  d’une vie qui fut  certainement  passionnante, mais qui en définitive allait être occultée, oubliée, escamotée comme Ahmed al - Alj ‘Linglizi’ ? 

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C’est uniquement la tombe de Abderrahman al Alj qui fut effacée. Sa vie, quant à elle, est au contraire passée à la postérité. Ce sont la vie et la tombe de ‘Linglizi’ qui furent toutes deux effacées et il n’accéda jamais à la postérité ou s’il y parvient c’est à une postérité mutilée. Son existence et sa proximité des sultans, elles, n’auront laissé que des traces évanescentes, imprécises, rendues parfois confuses par des historiens ou apprentis historiens, pressés et peu rigoureux. La vie de ‘’Linglizi’ allait devenir de plus en plus opaque au cours de notre investigation et son portrait se révéler définitivement insaisissable. 

Ce que nous apprendra la dernière et quatrième partie de cette chronique, c’est que la question de mon ami Naïm Kamal était pernicieuse et que au fond ce n’est pas la biographie de ‘’Linglizi’’ qui l’intéressait mais l’évocation de tout un pan inconnu de l’histoire du Maroc : celui des corsaires, renégats intimes des sultans qui furent bâtisseur du Maroc moderne, ceux que Bartholmé et Lucile Benassar ont appelé ‘’ Les Chrétiens d’Allah’’. 

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