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Pression fiscale conjuguée au passé précolonial, Cause, effets et leçon – Par Mustapha Hmimou
Représentation de Omar Ibn Al-Khattab – ‘’ il est impératif que les générations montantes apprennent à faire la nette distinction entre le régime politique idéal et exemplaire qui n’a d’existence que dans les livres de théologie et de philosophie politique, et celui bien réel et vécu par nos ancêtre, comme rapporté par les livres de l'histoire
Dans un article précédent, intitulé «Justice et justiciables au Maroc précolonial», j'ai montré comment l'extrémisme se nourrit toujours de la comparaison du régime politique vécu de nos jours, soit le régime d’une société humaine de nature faillible, avec ses qualités et ses défauts d’une part, avec d’autre part le régime idéal et exemplaire qui n’a d’existence que dans les ouvrages de théologie islamique comme Al-Ahkam Assoultania et Assiassa Aharïa.
Ceci pour dire qu’en lisant ces seuls ouvrages sans lire pour autant ceux de l’histoire qui montrent la passé tel qu’il était vraiment, les musulmans ont l’illusion que leurs ancêtres ont vécu si purs tels des anges dans un Etat exemplaire comme il est décrit dans ces ouvrages et qu’ils qualifient d’islamique. Ils imaginent ainsi et par méprise que c’est ce qui a fait que leur monde fut longtemps si vaste et si glorieux tous azimuts, comme on ne cesse, de surcroit, de le leur ressasser dans les écoles et à travers les divers médias. Et ils imaginent par conséquent et toujours par méprise, que si ce monde exemplaire n’est plus de nos jours, surtout face à un Occident chrétien qui leur semble les narguer, c’est parce que les musulmans ne sont plus aussi purs que leurs ancêtres à l’image de ce qui est dans les ouvrages de théologie.
Or réitérons-le, une saine et juste évaluation du présent de tout pays ne peut se faire que par la comparaison avec son passé tel qu’il était en réalité et rapporté dans les livres de l’histoire et non pas du tout tel qu’il devait être si exemplaire selon les ouvrages de théologie ou de philosophie politique. Et c’est de cette illusion double que se nourrit toujours l’extrémisme. Et il n’y a donc pas mieux pour le contrer que d’enseigner le passé des ancêtres comme rapportée dans les ouvrages de l’histoire.
Et c’est dans cet esprit que j’ai rédigé un ouvrage présenté dans un article que le journal Quid a bien voulu publier sous le titre : «Témoignages d’Européens du passé précolonial marocain». Il s’agit de témoignages couvrant divers aspects de la vie quotidienne des Marocains sous l'ancien régime. Afin de souligner leur importance et leur crédibilité, j’ai rédigé l’autre article précité «Justice et justiciables au Maroc précolonial» appuyé par l’étude académique de Mr. Ahmed Al-Tawfiq, publié par la Faculté des Sciences Humaines et des Lettres de Rabat sous le titre «La société marocaine dans le XIXe siècle" (Le cas d'Inoltan 1850-1912)». Etude, dans laquelle il mentionne deux témoignages de Marocains de cette époque, qui corroborent ceux de ces étrangers au sujet d’un système judiciaire arbitraire, inique et expéditif, non seulement dans les campagnes et les montagnes, mais même dans les villes.
On retient de cette étude que les moyens du pouvoir central étaient si faibles pour bien imposer son autorité sur tout son territoire, que le caïd, son représentant devait nécessairement être le plus riche de tous ses sujets, afin de pouvoir leur imposer son autorité. Ce qui indique que dans ces conditions déplorables, nul n’est à blâmer, ni gouvernants ni gouvernés. A leur place, nous n’aurions pas fait mieux. Il n'est donc pas juste de les déjuger alors qu'ils vivaient sous le poids d'un système de gouvernement archaïque, fragile et faible par essence. Un système dans lequel le pouvoir central ne pouvait empêcher les abus de ses représentants ici et là dans les différentes villes et provinces, sans risquer d'en perdre le contrôle et de les exposer au chaos plus destructeur et préjudiciable au pays et aux personnes.
Aux impôts et taxes, objet de cet article, Mr. Tawfiq a réservé tout un chapitre dans son étude. L’on en retient que les pauvres sujets croulaient sous le poids d’une pression fiscale arbitraire et lourde. Impôts insupportables et perçus sans presque nul retour. Fiscalité confirmée par les témoignages des étrangers. Fiscalité abusive due également à la même faiblesse intrinsèque du régime politique archaïque. Telle est la conclusion que j’ai retirée de cette étude de Mr. Tawfiq et qu’il est inutile d’en rapporter ici les détails. Plus important que cela est la recherche de la raison de la faiblesse intrinsèque inhérente à cet ancien régime, qui est la cause des travers de son système judiciaire, de sa fiscalité et d'autres choses qui affectaient la vie au quotidien des sujets.
Avant de présenter mon point de vue sur le sujet, j'ai trouvé judicieux de commencer par citer un témoignage de l'Andalousie sous le règne de Muhammad Ibn Abi-Amer et un autre du Maroc à l'époque de Moulay Ismaïl. Deux témoignages sur l'état réel des lieux bien vécu selon les livres de l'histoire, et non pas selon l’image exemplaire et chimérique, qui n'a d’existence que dans les ouvrages de la théologie islamique.
l s’agit d’abord du célèbre érudit Ibn Hazm, qui dit dans l’une de ses lettres : «Dès que le dirham tombe et s'installe entre les mains des marchands, ils le versent injustement et avec violence comme capitation, à l’instar du tribut payé par les juifs et les chrétiens. Tel argent se retrouve dans les mains du despote qui les assujettit, et il le remet à l’armée qui le défend et le maintient au pouvoir ». Dans ce dernier passage de ce témoignage, il y a déjà un indice sur la première cause de la faiblesse intrinsèque de l'ancien régime qu’a connu tout le monde musulman, comme ce fut le cas ailleurs en Asie et en Afrique. Il s’agit de la force armée nécessaire pour maintenir le prince au pouvoir.
Le pouvoir suprême y était l’objet de concurrence entre plusieurs clans apparents ou secrets, potentiellement puissants, et il revient au chef du plus puissant d’entre eux. Et pour s’y maintenir il doit y entretenir son armée pour qu’elle reste la plus puissante de toutes. Ce qui requiert un financement récurrent prélevé directement ou indirectement comme impôt sur le patrimoine des sujets. D’où une pression fiscale qui s’accroit à mesure que s’accroit le danger qui menace le trône.
Mais il n’y avait pas que l’armée la plus puissante à financer pour ce faire. Il requiert en même temps le soutien indispensable de la force civile influente et puissante. Voyons ce qu’il en est dans le second témoignage. Il s’agit de celui du Cheikh Al-Youssi, cité par An-Nasiri, dans son ouvrage d’histoire Al-Istiqsa. Il a écrit une complainte au sultan Moulay Ismail pour lui dire entre autres : «Notre Seigneur voudrais bien savoir que les percepteurs de son royaume sévissent sur vos sujets en collecteurs iniques d’impôts. Ils dévorent leur chair, boivent leur sang, lèchent leur os et sussent leur cervelle. Ils ne leur ont laissé ni de quoi vivre ni culte. Chose dont j’étais moi-même témoin et non pas imaginée. Il est donc du devoir de Sa Majesté de les empêcher de persécuter ses sujets…. , de veiller aux intérêts publics, et de combler de largesses les gens de bien et de culte distinguées, afin d’acquérir leur sympathie leur éloges et leur soutien ».
Dans ce dernier passage l’on a l’indice de la seconde cause de la même faiblesse intrinsèque de l’ancien régime. Pour se maintenir au pouvoir le prince devait sans cesse aussi combler de largesses les dignitaires influents de toutes sortes pour conserver leur soutien, objet de concurrence entre lui et les autres prétendants potentiels au pouvoir. D’où le besoin d’un surplus de financement qui se traduisait par un surplus de pression fiscale sans presque nul retour surtout pour les pauvres gens. Et comme l’aumône cultuelle dite zakat faisait partie intégrante de la fiscalité, elle se retrouvait en partie prélevée des pauvres pour être versée aux riches, faiblesse intrinsèque de l’ancien régime oblige.
Voyons ce qu’en dit Ibn Khaldoun dans ses prolégomènes, dites Moukaddima. Traduit en français cela donne quelque chose qui veut dire que le pouvoir suprême dans ce régime s’acquiert par l’hégémonie Al-Ghalab, soit l’hégémonie d’un clan Al-Ässaba sur les autres clans concurrents potentiels. Ce qui nécessite un financement permanent et conséquent prélevé sur le patrimoine des sujets. Et il apporte à l’appui de ce postulat les paroles de deux sages qui disent exactement la même chose. Une telle pression fiscale n’était donc pas due à une quelconque cupidité du prince et ses acolytes, mais qu’exigeait plutôt la nature du pouvoir d’un tel régime ancien.
Sauf qu’Ibn Khaldoun n’a pas su ce qu’il en était de la nature des anciens régimes politiques en Europe. Et il a cru que son constat fut général sans exception. C’est ce qu’a fait remarquer, à très juste titre le docteur Abdellah Laroui dans sa traduction en arabe de l’ouvrage de Montesquieu «Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence». Pour voir la différence, voyons ce que le destin a bien voulu réservé à la nature des anciens régimes politiques au Continent européen.
Depuis que les tribus barbares du Nord se sont rabattues sur l'Empire romain jusqu'à son élimination au Ve siècle de notre ère, le pouvoir suprême y a échu aux mains d'un nombre très limité des chefs de ces tribus. Chacun s’y est arrogé par la force de son épée le pouvoir suprême de son propre royaume. Et sa famille est devenue de ce fait et à jamais princière, à laquelle revient exclusivement le droit au trône pour gouverner de droit divin. Droit consacré à jamais par la bénédiction de l'Église romaine, héritière spirituelle de l'empire romain. Et nul en dehors de l’une ou l’autre de ces familles n’a jamais pensé à lui ravir le trône, à part ce qu’il en fut de quelques révolutions ici et là. Certes il y a eu certaines crises à ce sujet, mais elles ont constitué les rares exceptions qui confirment la règle.
La loi dite salique y a été promulguée pour réglementer ces royaumes. Elle a organisé entre autres la succession au trône. Ainsi, les héritiers légitimes potentiels classé selon un ordre priorité étaient chaque fois connus de tous sans nul besoin de les désigner, fut-ce un fœtus au sein de sa mère. Au cas, où l’héritier était encore mineur, le pouvoir revenait à un conseil de régence recommandé par le monarque avant sa mort, ou constitué de commun accord entre les héritiers, et ce jusqu'à ce que le jeune prince atteigne un certain âge pour gouverner lui-même. En cas d'interruption de la lignée directe du monarque régnant, le trône revenait, en priorité à l’aîné de la branche familiale la plus proche du prince défunt.
Ainsi, l’accès au trône en Europe n'était pas dans du style décrit et rapporté par Ibn Khaldoun et qui a prévalu au monde musulman comme ailleurs. Les conflits qui se déroulaient au continent européens entre ces quelques monarchies, si nombreux et si violents, étaient surtout des guerres expansionnistes aux frontières pour gagner plus de pouvoir et de richesses en occupant plus de territoires.
Chacun sûr de son trône et de son successeur légitime après sa mort, ces rois d'Europe avaient pourtant besoin toujours davantage d'argent pour étendre leurs territoires aux dépens des voisins ou pour les intimider afin qu'ils ne s'étendent pas à leurs dépens. Dans cette endémique atmosphère belliqueuse et expansionniste, les revenus de l’impôt étaient destinés surtout à l’équipement des armées toujours rénové et à financer de quoi bien impressionner les autres par l’édification de somptueux monuments, de palais, de villes riches toujours plus modernes et plus grandes, de routes, de ponts de ports, de multiples fortifications imprenables aux frontières et d’autres infrastructures de nature à faire du royaume la plus grande puissance économique possible. Très riche patrimoine dont les vestiges distingue bien jusqu’à nos jours ce continent par rapport au reste du monde.
En résultait aussi et bien sûr une énorme pression fiscale. Et en supportait le lourd tribut surtout la bourgeoise des très riches villes, sans les nobles qui jouissaient du privilège de posséder et d'exploiter des fiefs en échange du soutien militaire au roi en cas de guerres expansionnistes récurrentes. Et sans la contribution non plus des fiefs de l'église, malgré sa richesse jugée scandaleuse, en échange de la bénédiction divine. Mais ces très riches villes ont hérité de l'Empire romain des conseils municipaux dits municipe, dont les membres élus étaient les bourgeois des finances et des affaires les plus distingués et les plus riches.
Et grâce à leur quiétude sur leurs trônes contre toute menace interne, les rois n’avaient pas besoin de thésauriser les revenus des impôts. Au contraire, ils les dépensaient à volonté, en entier voire bien plus, au point d’en emprunter auprès des riches banques privées dans leurs propres métropoles ou à d'autres à l'étranger. Et ce pour financer les énormes besoins nécessaires pour accroitre toujours la puissance militaire et économique du pays.
Enormes besoins satisfaits et fournis par les entreprises et les manufactures capitalistes de la très riche bourgeoisie urbaine, grassement rémunérées par les deniers publics entre autres. Ainsi, les revenus des impôts prélevés des villes s’y retrouvaient restitués, en échange de ces multiples services rendus à l’Etat, aux villes et partout aux divers dignitaires.
Et en courant derrière la défense de leurs énormes et croissants intérêts respectifs, ces royaumes européens stables et forts, ont continué, grâce à la même bourgeoisie capitaliste, à se développer par nécessité dans tous les domaines scientifiques, commerciaux et industriels. Les conflits expansionnistes se sont alors étendus aux compétitions pour la colonisation des pays d'outre-mer et l’exploitation de leurs richesses, dont par exemple l'occupation des côtes marocaines depuis le début du XVe siècle, bien avant la chute de l'Andalousie à la fin du même siècle. Tel fut grosso modo le destin de la nature stable, forte et efficace du régime politique en Europe avec ses infinis avantages et qu’Ibn Khaldoun ignorait peut être.
Quant au monde musulman, il a plutôt connu, comme mentionné et décrit ci-haut, un tout autre destin. Un régime où l'accession au trône, n’était pas réglée une fois pour toutes par une loi sacrée, comme c'était le cas en Europe, mais plutôt par la force de l'épée. Ainsi s’y sont succédés en Orient au trône du même empire, les Omeyyades, les Abbassides, les Fatimides et bien d'autres. L’Andalousie a connu successivement le règne des Oumayades, des Bani-Amer, des Taïfas, en plus des extensions Almoravide, Almohade et Mérinides. Le Maroc a connu les Almoravides longtemps après les Idrissides, puis les Almohades, les Mérinides, les Wattasides, les Saadiens et enfin les Alaouites. Sans oublier le nombre incalculable de petites dynasties qui ont gouverné successivement ou par alternance divers émirats aux Moyen et proche Maghreb.
Et le trône de chaque prince régnant n'était pas sans menace même du sein de sa propre famille. C’est ainsi qu’en Orient par exemple, Al-Mamoun Abbaside, appuyé par le clan de ses oncles maternels perses du Khurasan, a détrôné son frère, le calife Al-Amin soutenu lui par le clan de ses oncles arabes, et pris sa place après l’avoir tué. Et le dernier en date au Maroc a été le coup de palais d'Abdel Hafid contre son frère Abdel Aziz.
C’est ainsi, que conserver le fragile trône occupait toute l'attention du prince régnant, craignant d’en être dépossédé soit de l'intérieur de sa famille soit de l'extérieur. Et pour cela, il avait besoin en réserve de la force militaire la plus puissante, et du soutien permanent des dignitaires civils du royaume, ainsi que de l'argent nécessaire que cela nécessitait. L’argent prélevé en impôts sur le patrimoine de ses sujets sans presqu’aucun retour parce que si énormes soit-il il fut tout juste suffisant pour garder son précieux trône, et moins ou pas du tout par cupidité ni par avarice.
Quant à l'État moderne, comme partout dans monde, le montant total de ses dépenses pour équiper et gérer les diverses infrastructures et financer les multiples services d'utilité publique, à l’échelle locale, régionale et nationale, et selon ses budgets annuels, dépassent souvent le total de ses recettes fiscales. C'est ce qu'on appelle le déficit budgétaire, comblé par des dettes publiques. Le secteur agricole écrasé autrefois sous l’énorme poids de la pression fiscale, y en est, non seulement exonéré, mais plutôt subventionné par les deniers publics pour soutenir son développement et accroitre ses rendements. Tout ceci, grâce à la stabilité politique qui manquait à l'ancien régime qui fut gouverné plutôt selon la logique de la force et non pas celle du droit.
Cependant le régime de gouvernement moderne, en tant qu'entité politique d'une société humaine, n'a été et ne sera jamais exempt de défauts ni indemne de corruption. Très loin d’être parfait, il est plutôt le moins mauvais, comme disait toujours Winston Churchill. Soit dans une mesure infiniment moindre que ne l’était l’ancien régime. Ce régime archaïque qui, en raison de l'absence d'enseignement de l'histoire telle qu'elle est, les musulmans en général pensent encore qu'il était aussi parfait et exemplaire comme il devrait l'être comme décrit dans les ouvrages d’Al-Ahkam Assoultania et d’Assiassa Echrïa, et non pas comme il l'était réellement et dans la réalité vécue et rapporté dans les livres d'histoire. Nous devons certes être assez fiers des gloires du passé de nos ancêtres si grandioses, mais sans pour autant nous occulter ses tares si nombreuses.
Enfin, et une fois de plus, il est impératif que les générations montantes apprennent à faire la nette distinction entre le régime politique idéal et exemplaire qui n’a d’existence que dans les livres de théologie et de philosophie politique d’une part, et celui bien réel et vécu par nos ancêtre, comme rapporté par les livres de l'histoire d'autre part. Et afin de leur permettre ainsi de bien évaluer le régime moderne avec le second bien réel et jamais avec le premier qui n’est qu’imaginaire voire impossible, nature humaine faillible oblige. Et tel est à mon avis le moyen sûr et efficace pour les immuniser contre le fléau de l'extrémisme.