1998 – 2019 : Le bilan sans concession et sans excès d’Ahmed Herzenni

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Par Naïm Kamal - Ancien détenu politique, l’un des pivots de la poignée d’hommes qui ont fondé le mouvement maoïste au Maroc, ex-président du Conseil Consultatif des Droits de l’homme, l’un des témoins clés l’Instance Equité et Réconciliation, aujourd’hui ambassadeur itinérant du Roi, Ahmed Harzanni demeure l’un des acteurs clés du changement au Maroc.

Ses ouvrages, ses différents écrits, ses multiples interventions continuent d’alimenter un débat sérieux et rigoureux sur ce qui va ou ne va pas encore au Maroc.

Du 12 au 18 novembre 2018, il a pris part à une rencontre organisée par le Conseil de la Communauté Marocaine à l’Etranger (CCME). Les participants, autour de 200, de différentes nationalités et de différents horizons  y ont débattu du « judaïsme marocain, pour une marocanité partagée ».

Le Maroc d’aujourd’hui, réalisations et défis

Ni flagorneur ni contempteur, Ahmed Herzenni a retracé dans sa contribution à ce débat ce que sont, de son « point de vue personnel », les grandes réalisations du Maroc depuis 1998 et les grands défis auxquels il doit faire face. Ce qui revient à dire qu’il a fait le bilan, peut-être sommaire, certainement concis, de 19 ans de règne. On n’en a pas beaucoup l’habitude pour un personnage qui occupe des fonctions officielles. Il en est conscient lorsqu’il souligne qu’il l’a fait avec « un esprit peut-être excessivement critique ».  Pour ajouter tout de suite après qu’il n’y pouvait rien, « la critique est [sa] vocation ».

Si le Quid s’en empare aujourd’hui, c’est parce que tout au long de l’année dernière on a vécu dans le doute, j’allais dire existentiel. En tout cas dans l’incertitude politique. De toutes ces vingt dernières années, 2018 a été l’année de toutes les interrogations : Qui sommes-nous ? Où en somme-nous ? Où allons-nous ? Ce furent des instants où l’adversaire, pour ne pas le nommer autrement, a cru que notre immunité était si déficiente qu’il pouvait mordre dans notre chair à volonté. Manquer de révérence à nos symboles impunément.

Et c’est bien qu’au sortir de cette crise, n’ayons pas peur des mots, quelqu’un comme Ahmed Herzenni s’empare du sujet pour dresser sereinement et sobrement le tableau de  nos acquis et de nos carences. Et comme dirait quelqu’un, décédé, qui n’a pas droit de cité ici, le meilleur est devant. Du moins nous voulons y croire, durement.

Les réalisations du Maroc durant les 20 dernières années sont manifestes. Je citerai :

  1. La réconciliation nationale, non seulement politique mais spatiale aussi. Des régions qui étaient auparavant délibérément marginalisées ont été réhabilitées de plusieurs manières. L’Etat ayant reconnu ses responsabilités dans les violations des DH qui avaient marqué les années de plomb, des milliers de victimes de ces violations ont été indemnisées, de même qu’ont été sollicitées pour une reprise du dialogue avec les autorités de nombreuses communautés qui avaient été affectées par ces mêmes violations. De plus, la parole a été donnée aux victimes et les investigations de l’IER, puis du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, devenu depuis 2011 le Conseil National des Droits de l’Homme, ont permis d’élucider une grande partie de la vérité sur ce qui s’est passé durant les années de plomb en termes de violations des droits de l’homme. Pas toute la vérité malheureusement, car toutes les parties concernées n’ont pas coopéré comme il le fallait sur toutes les « affaires », mais cela est une autre …affaire, qui sera peut-être résolue dans le cadre d’un futur nouveau cycle de réconciliation. Enfin, des réformes institutionnelles destinées à empêcher le retour des exactions du passé ont été mises en chantier. Elles ont consacrées dans la constitution de 2011.

  2. Deuxième grande réalisation : la transition démocratique, qui a culminé justement avec cette constitution. Les libertés de réunion, de rassemblement, de manifestation pacifique, d’association et d’appartenance syndicale et politique sont désormais garanties (Art. 2 de la Constitution). Depuis 2002 de nombreuses élections ont été organisées : aucune n’a été contestée sérieusement   quant à son honnêteté et sa liberté.

  3. La troisième grande réalisation comprend les deux grandes réformes sociétales que sont la réforme du Code de la Famille et la reconnaissance de la langue amazighe comme langue nationale, avant son officialisation par la Constitution de 2011. Ces réformes sont suffisamment connues pour que je me contente ici de les mentionner.

  4. Quatrième grande réalisation, ou ensemble de grandes réalisations : les avancées effectuées dans le domaine des infrastructures, qu’il s’agisse de la rétention, du traitement et de la distribution de l’eau ; de la production d’électricité à partir de différentes sources ; ou d’infrastructures routières, ferroviaires et portuaires.

  5. Enfin, et sans parler des multiples réseaux, officiels et non-officiels, d’actions caritatives qui sont autant de filets de sécurité destinés aux composantes les plus vulnérables de la société, je citerai l’Initiative Nationale du Développement Humain qui, en touchant une dizaine de millions de personnes, s’avère déjà un instrument efficace de lutte contre la pauvreté.

Ce sont là, a mon avis les plus grandes réalisations du Maroc des vingt dernières années. Passons maintenant aux défis qui nous attendent, qui nous interpellent déjà. J’essaierai de les présenter également en cinq grands ensembles :

  1.  Premier défi : le parachèvement de la transition démocratique. Il ne s’agit pas seulement de compléter l’exécution des dispositions de la Constitution, notamment en établissant les organes de gouvernance et de médiation qu’elle prévoit et qui n’ont pas encore vu le jour. En fait, il s’agit également de redynamiser ceux qui ont déjà une histoire derrière eux. Mais surtout il s’agit de remédier au plus vite aux dysfonctionnements qui, à terme, menacent l’équilibre des pouvoirs, équilibre qui est pourtant la raison d’être fondamentale de la constitution, et de toute constitution démocratique. L’expérience a révélé une certaine vulnérabilité de l’aile gouvernementale de l’Exécutif. Cette vulnérabilité est due, en dernière analyse, a l’éclatement de la scène partisane et à la faiblesse de ses composantes. Sa Majesté a déjà annoncé une aide accrue aux partis, pour les aider à confectionner des programmes et à améliorer leurs méthodes de communication avec les citoyens, mais il faudra aussi réfléchir à des moyens d’induire une réduction du nombre des partis, ou à tout lu moins de favoriser des alliances cohérentes entre partis. Un débat national doit être ouvert sur ces questions.

  2.  Second défi : La question sociale, bien sûr, dont le cœur, tout aussi sûrement, est constitué par la question de l’emploi.

La résolution de la question de l’emploi engage toutes les composantes de la société, l’Etat et le secteur privé, bien entendu, mais aussi les citoyens demandeurs d emploi eux mêmes.

L’Etat doit investir, selon les besoins et dans les règles de la compétitivité, dans les établissements publics et dans les grands travaux employeurs de main-d’œuvre. Il doit également créer le meilleur climat possible des affaires, combattre la fuite des capitaux nationaux, offrir des possibilités de formation et de perfectionnement et garantir l’honnêteté et la transparence de la compétition pour l’emploi.  

Du secteur privé on attend simplement qu’il montre son attachement à une éthique du travail, de l’épargne et de l’investissement, un minimum de patriotisme et l’abstention de recourir à l’évasion fiscale et à l’exfiltration de capitaux allant de soi.

Les citoyens, quant à eux, doivent se débarrasser de la dépendance à l’Etat et de l’illusion « distributionniste » qui consiste à penser et à ne cesser de répéter que le pays est très riche et que son seul problème est que la distribution y est injuste. La distribution y est certes injuste, mais il n’est pas si riche que cela. Il faut augmenter sa richesse et chacun peut et doit y contribuer, à condition évidemment qu’il ou elle ait reçu une formation et puisse à tout moment se perfectionner dans cette formation ou acquérir une autre formation, et à condition également qu’on ait éveillé en lui ou elle l’esprit d’initiative et l’esprit d’entreprise, ce qui nous mène à la seconde grande composante de la question sociale, celle de l’éducation.

  1. Ce n’est plus un secret pour personne que s’il y a un domaine où les performances du Maroc sont les plus décevantes, c’est celui de l’éducation. Je ne vais pas me lancer ici dans une énième tentative de diagnostic, ni proposer la moindre mesure de redressement, il y a tant de compétences qui se sont penchées et qui se penchent encore sur la nécessaire réforme du système. Je me contenterai d’attirer l’attention sur une seule raison probable du marasme qui sévit dans la composante censée être principale, voire prépondérante, dans ce système, à savoir l’école publique.  Et cette raison n’est autre que le libéralisme excessif qui a permis, voir encouragé, le développement, à côté puis sur le terrain même de l’école publique, d’entités scolaires concurrentes de tous niveaux. Parmi les effets les plus néfastes de ce libéralisme de mauvais aloi je mentionnerai le désintérêt croissant des parents potentiellement les plus influents, qui auraient pu exercer une pression sur l’école publique pour qu’elle garde un niveau honorable, leur désintérêt croissant vis-à-vis de l’école publique, puisqu’ils tendaient, et tendent toujours, peut-être même plus que jamais, à choisir pour leurs enfants les entités concurrentes, qu’il s’agisse des écoles des missions étrangères, ou des établissements d’enseignement privé, marocains et étrangers.

Aujourd’hui il semble irréaliste de songer même à une réunification du système national d’éducation. Mais serait-il aussi irréaliste de réclamer au moins que cesse le subventionnement, de différentes manières, de ses concurrentes par l’école publique et que cessent les faveurs accordées aux dites concurrentes au détriment de l’école publique ?

  1. Dans deux autres domaines, le déficit du pays est considérable. Il s’agit du logement et de la santé.

Dans le domaine du logement, des efforts importants ont été consentis. Cependant les besoins restent énormes dans les villes. Quant aux campagnes, la problématique du logement n’y a en fait jamais été abordée sérieusement. Pourtant, nul n’ignore l’importance du logement non seulement pour l’esthétique du paysage mais aussi pour la santé des gens.

La santé des gens, justement, requiert en plus de la salubrité du milieu de vie, qui inclue le logement, un système national de santé efficace, aussi bien dans la prévention que dans la prise en charge curative, et universel. Nous sommes loin du compte. Nos médecins sont en majorité excellents, mais trop peu nombreux, surtout dans certaines spécialités, telle la psychiatrie. Trop peu nombreux et mal distribués spatialement. Nos grands hôpitaux, bien équipés, sont débordés ; Nos personnels paramédicaux ne sont pas formés, ni valorisés, comme ils le devraient. Nous hésitons entre le renforcement du secteur public et la capitulation devant le secteur privé. Le citoyen, qui ne bénéficie pas encore d’une couverture médicale généralisée,  s’en trouve désarmé. Il faudra le secourir, en adoptant au plus vite les politiques publiques appropriées.

  1. Cinquième défi : le défi écologique. Le Maroc est le pays où s’est tenu, il y a deux ans, dans cette ville même, la dernière conférence des parties sur le climat, la COP 22. Ne serait-ce que pour cela, il se doit d’être exemplaire. Cela implique de lutter efficacement contre la pollution des eaux et de l’air, contre la désertification et la déforestation, contre la dévastation des zones humides, etc., etc.

Je n’ai fait qu’effleurer ce que sont, de mon point de vue personnel, les grandes réalisations du Maroc depuis 1998 et les grands défis auxquels il doit faire face. Et je l’ai fait avec un esprit peut-être excessivement critique. Je n’y peux rien, la critique est ma vocation. Et puis, critique n’est pas nécessairement synonyme, ni de négativisme, ni de pessimisme. N’est-ce pas Oscar Wilde qui disait en substance qu’au contraire la critique est le comble de la positivité ? Je suis sûr que les Marocains, malgré leur caractère parfois bougon et leurs poussées de déprime, poursuivront leurs réalisations et surmonteront tous les défis. Un de leurs meilleurs atouts, …c’est vous, c’est cette diaspora considérable qui a essaimé à travers le monde entier.

Merci de votre attention.