Chiites, sunnites, Gaza, ce que Raissouni ne comprend pas – Par Bilal Talidi

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Ce qu’Ahmed Raissouni  (photo) a omis de prendre en compte dans sa rhétorique pieuse, c'est que l'Iran s'engage dans le conflit avec Israël et les États-Unis sur la base de calculs précis, qui sont avant tout dictés par son système de sécurité nationale

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Le Dr. Ahmed Raissouni s’est fendu d’un article dans lequel il donne son avis sur le soutien à la résistance palestinienne du point de vue des sunnites et des chiites. Il en conclut que, de nos jours, ce sont les chiites qui sont en première ligne dans le soutien à la résistance, tandis que les sunnites n'auraient presque rien apporté à cette cause. 

Cette affirmation a suscité une vive controverse et a déclenché la colère dans certains milieux sunnites. Certains ont accusé Raissouni de « servir l'agenda iranien » et de revenir sur ses positions précédentes, où il dénonçait fermement les massacres commis par des milices chiites contre les sunnites en Irak et en Syrie. D'autres, au sein de ces mêmes milieux, ont considéré cette prise de position comme une « expression honnête » dépassant les sensibilités sectaires, reflétant la réalité actuelle, étant donné que les principaux soutiens à la résistance palestinienne sont des groupes chiites tels que le Hezbollah au Liban, Ansar Allah au Yémen, et la résistance islamique en Irak.

Des approches sectaires

Dans son article, Raissouni semblait vouloir remettre en question l'image stéréotypée de la relation entre les chiites, l'Iran, et la cause palestinienne, en particulier vis-à-vis du mouvement Hamas, de tendance sunnite, dans la bande de Gaza. Ce qui a outré une grande partie de l'opinion sunnite toujours influencée par une vision « salafiste » qui interprète les positions iraniennes et chiites à travers le prisme de la conflictualité historique entre sunnites et chiites, plutôt que par des outils politiques et des considérations de gestion des conflits internationaux. Les intérêts de l'Iran en Irak et en Syrie contre des mouvements islamistes d’obédience sunnite, ont renforcé une vision politique sunnite mêlée à des considérations de rivalité religieuse ancienne.

Raissouni, en décrivant le soutien à la résistance comme « chiite » et le manque de soutien comme « sunnite », a fini par approfondir ce débat nourri de sectarisme au lieu de le clore, laissant ainsi place à des classifications et contre-classifications, et ravivant la discussion sur les véritables motivations de l'Iran dans ce contexte.

Le problème fondamental, selon l'analyse, est que les deux camps ne laissent pas de coté l’appréhension doctrinale de questions éminemment profanes et négligent ainsi de prendre en compte les intérêts et les enjeux géopolitiques internationaux dans leur lecture des événements. En introduisant des considérations religieuses pour expliquer les conflits, ils occultent de leur considérations les intérêts nationaux et la sécurité nationale, qui sont généralement le moteur des affrontements et constituent les facteurs clés dans toute analyse correcte des conflits internationaux.

Des cartes de négociations

Ce que Raissouni a omis de prendre en compte dans sa rhétorique pieuse, c'est que l'Iran s'engage dans le conflit avec Israël et les États-Unis sur la base de calculs précis, qui sont avant tout dictés par son système de sécurité nationale. L'idée et l’utilisation de ses bras régionaux, qui exploitent les affinités doctrinales et confessionnelles, a d'abord été introduite en lien avec la sécurité de l'Iran face à ses adversaires. Cela a commencé avec l'axe Syrie/Hezbollah, en opposition à une coalition arabe internationale cherchant à freiner l'élan de la révolution iranienne. Ensuite, ce réseau régional s'est développé pour répondre à l'occupation américaine de l'Irak, afin de protéger la sécurité nationale iranienne, tout en continuant à contrer en même temps, à travers le Hezbollah, la politique des États-Unis et d'Israël visant à contrôler la Syrie. Enfin du côté du Yémen, si les Houtis sont mobilisés par Téhéran pour raffermir ses positions dans la région, leur utilisation se fait surtout en relation avec les négociations sur son programme nucléaire avec puissances occidentales.

Ces alliances régionales, qu’il s’agisse des pays précités ou d’autres pays de la région où se trouvent des populations chiites, jouent en conséquence toutes un rôle dans le renforcement de la position de négociation de l'Iran. C'est pour cette raison d’ailleurs que Téhéran a catégoriquement refusé d'inclure la question de ses alliances régionales dans les négociations avec Washington et l'Union européenne concernant ce programme nucléaire pour ne pas affaiblir son principal levier dans les négociations avec ces puissances.

Dans la guerre de Gaza, il y a eu un chevauchement complexe entre les intérêts de l'Iran et ceux de la résistance palestinienne. L'Iran s'est retrouvée à un carrefour délicat, craignant d'une part de s'engager dans une guerre régionale, et d'autre part, confrontée au risque de ne pas soutenir la résistance. Car l'élimination de la résistance en Palestine occupée, et particulièrement à Gaza, signifierait un recentrage des efforts sur le Liban et la Syrie, mettant ainsi certaines de ses alliances régionales sous une menace directe qui affaiblirait ses principaux leviers de négociation.

Une stratégie de dissuasion dosée

Dès le début de la guerre israélienne contre Gaza, le discours du Hezbollah a été soigneusement calibré, suivant une stratégie de dissuasion partielle. Le secrétaire général du Hezbollah a rapidement plafonné son soutien en déclarant que le Hamas n'avait pas informé les autres alliances de la résistance de ses intentions concernant l'opération « Déluge d'Al-Aqsa », et que ces alliances n'étaient pas préparées aux conséquences potentielles de cet événement. Il a également souligné que les intérêts nationaux du Liban devaient être pris en compte dans la manière dont le Hezbollah apporterait son soutien à la résistance.

Jusqu'à présent, l'Iran et ses alliés régionaux gèrent le conflit de manière contrôlée et coordonnée à l'échelle régionale. Même si l'Iran a été contrainte de répondre deux fois à Israël, la première réponse en avril, en réaction à l'attaque contre le consulat iranien en Syrie, fut limitée et dosée. Et le monde attend toujours la seconde réponse, en représailles à l'assassinat à Téhéran d'Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, qui devrait être également modérée. De plus, la réaction du Hezbollah à l'assassinat de son commandant militaire, Haj Fouad Shukr, a également été mesurée. Après cela, le conflit avec Israël est revenu à l’état initial, à savoir une guerre encadrée par des limites empêchant une confrontation totale.

Une comparaison infondée

La question du soutien à la résistance palestinienne ainsi abordée, la comparaison que Raissouni fait entre le soutien des sunnites et des chiites apparait pour ce qu’elle est : vide de sens et ne tient pas pour deux raisons. D'une part, les chiites ont un État (l'Iran) qui agit selon ses intérêts nationaux et régionaux, et qui intègre Gaza dans son système régional. D'autre part, les sunnites sont présents dans plusieurs États dont la politique régionale n'est pas directement liée à Gaza, à l'exception de l'Égypte et de la Jordanie, qui ont des relations outre diplomatiques, frontalières avec Israël. Leur sécurité nationale dépend de ces relations, c'est pourquoi ces pays se sont mobilisés lorsque le déplacement des Palestiniens vers le Sinaï et la Jordanie a été évoqué comme option israélienne pour « le lendemain ». Ce plan va à l'encontre des accords qui régissent leurs relations avec Tel-Aviv et comporte des complications pour ces pays. En dépit de tout ce que l'on peut dire sur la politique de l'Égypte à Gaza et au poste-frontière de Rafah, Le Caire continue de résister à la stratégie du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, visant à prendre le contrôle permanent de l'axe Philadelphie et du passage de Rafah, car cette politique est une menace profonde aux accords signés entre l'Égypte et Israël.

Ainsi, la différence entre les États arabes sunnites, que Raissouni décrit dans son article comme ayant trahi la résistance, et les alliances régionales chiites, qu'il décrit comme ayant soutenu la résistance, tombe d’elle-même. Il faut ici rappeler que les alliances sur lesquelles s’appuient Téhéran se trouvent principalement dans des États fragiles, voire faillis, où l'État est soit absent, soit n’est pas en mesure d’exercer une pleine souveraineté. Il y a bien sûr des variations entre ces contextes, mais cela permet à ces groupes de mouvements de résistance d’agir en électrons libres, profitant de la faiblesse de l'État et du soutien d'une puissance régionale (l'Iran), qui n'a pas à assumer directement les conséquences légales internationales de leurs actions. En revanche, dans les États sunnites qui possèdent un État souverain, contrôlant pleinement ses décisions, de telles options ne sont pas disponibles. Toute action directe de leur part les exposerait à des conséquences légales internationales et mettrait en péril leurs engagements internationaux.

Des actions plus spectaculaires qu’impactantes

En réalité, l'Iran n'est pas directement engagé dans la confrontation avec Israël. Lorsque l'Iran a répondu à Israël en avril dernier, cela a été précédé de beaucoup de précautions, de coordination intense avec d'autres pays, et de larges efforts diplomatiques pour justifier et convaincre de son droit de riposter. Ses alliances régionales, en revanche, ne sont pas soumises à de telles contraintes. Pourtant elles-mêmes, particulièrement le Hezbollah libanais en contact physique avec Israël, restent très mesurées dans leurs actions plus spectaculaires qu’impactantes. 

Avant de s’exprimer, Raissouni aurait dû intégrer toutes ces données qui vraisemblablement et curieusement lui sont étrangères. Sinon, il aurait bien pu comprendre sans aide extérieure que la question n'est pas liée aux chiites ou aux sunnites, mais aux intérêts nationaux des États et aux options disponibles pour chaque pays afin de sécuriser son système de sécurité nationale.