Fès, entre ciel et terre : les renaissances musicales d'un monde en quête de sens – Par Hassan Zakriaa

5437685854_d630fceaff_b-

Fès, Festival des Musiques Sacrées, Jnan Sbil, Bab Makina, derviches tourneurs, Adama Sidibé, Clément Janinet, sokou, jazz africain, confrérie mouride, khassaïdes, Jajouka, Bachir Attar, spiritualité soufie, musiques du monde, Renaissances, mysticisme, dialogue interculturel, patrimoine musical

1
Partager :

Sous les arbres centenaires de Jnan Sbil et les voûtes solennelles de Bab Makina, la 28e édition du Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde a réuni les voix du Mali, du Sénégal, de la Turquie, du Maroc et d'ailleurs, en une alchimie sonore où spiritualité, identité et poésie résonnent à l'unisson. Une édition placée sous le signe des "Renaissances", à la fois intimes et collectives. Hassan Zakariaa nous entraine dans ce reportage de scène en scène dans l’envoutement des musiques sacrés.

Par Hassan Zakariaa avec agences

Jnan Sbil : Quand le sokou rencontre le jazz

Sous le ciel clément de Fès, le jardin Jnan Sbil s'est transformé en écrin vivant d'une rencontre musicale inédite : celle du sokou malien et du jazz européen. Sur scène, Clément Janinet et Adama Sidibé, entourés d'un quartet à cordes et cuivres, ont tissé une fresque sonore entre improvisation occidentale et récit ancestral africain. Le sokou, violon monocorde au timbre fragile, longtemps méprisé, devient ici héros réhabilité, porteur d'une mémoire mandingue menacée.

Le public, conquis, a découvert non seulement un instrument rare, mais aussi un dialogue musical profond où la mélodie sert de trait d'union entre l'écrit et l'oral, l'improvisation et la tradition, le Nord et le Sud. Cette fusion a mis en lumière les résonances communes entre jazz et musiques d’Afrique de l’Ouest, dans une exploration sensible des émotions humaines partagées. L’intensité du concert, nourrie d’un ancrage spirituel, a emporté les spectateurs dans un voyage aussi géographique qu’introspectif.

Janinet, passionné par les musiques du monde, voit dans cette expérience une manière de réconcilier les cultures. Le projet, né d’une rencontre ancienne avec Sidibé, vise à réhabiliter le sokou tout en l’insérant dans une narration contemporaine, riche en nuances. Ce concert, comme une offrande, célébrait la mémoire orale et les croisements féconds entre deux traditions musicales. Dans le contexte actuel de mondialisation culturelle, où certains instruments traditionnels peinent à trouver leur place, cette initiative artistique offre au sokou une scène mondiale et redonne sa dignité à une pratique musicale oubliée.

Adama Sidibé, figure discrète mais charismatique, incarne à lui seul un pan de l’histoire musicale malienne. De son enfance entre les transhumances familiales à ses tournées internationales, il incarne le lien vivant entre un passé pastoral et un présent cosmopolite. Son jeu, empreint d’une rare intensité émotionnelle, évoque les récits d’anciens griots, transmis sans partition mais avec l’âme en fil conducteur.

Spiritualité vivante : le souffle mouride à Fès

Autre moment fort du festival, la participation du Sénégal, qui a choisi de mettre à l'honneur la confrérie mouride. Portés par les chants d'Ahmadou Bamba Ndao et l'émotion de Khoudia Diagne, directrice des Arts, les khassaïdes, poésies dévotionnelles, ont envahi l'espace de leur cadence hypnotique. Entre invocation et partage, cette prestation a incarné le souffle de la spiritualité soufie sénégalaise, en résonance avec l'âme de Fès.

Ce dialogue entre confréries, entre Qadiriya, Tijaniya et Mouridiyya, s'inscrit dans la perspective d'un festival qui se veut carrefour des croyances, des mémoires et des espérances. Cette initiative sénégalaise a souligné la richesse du patrimoine soufi africain, trop souvent méconnu. La puissance vibratoire des khassaïdes a démontré que la dévotion musicale transcende les frontières, en tissant un fil entre la foi, l’art et la communauté.

Jajouka : le Rif en transe au creux de la ville

Quand les hautbois maghrébins ont retenti à Jnan Sbil, un frisson a parcouru l'assistance. Emmené par Bachir Attar, le groupe de Jajouka, héritier d'une tradition musicale mystique du Rif marocain, a déployé une onde vibratoire hors du temps. Cette musique, que Brion Gysin et les Beatles ont célébrée dans les années 60, trouve ici un retour aux sources, enraciné dans le sol marocain, et une écoute nouvelle.

Hypnose, ferveur, souffle ancestral : le concert a été vécu comme une expérience chamanique. Plus qu'une performance, une transmission. Les rythmes répétitifs, les spirales mélodiques et les modulations sonores ont emporté les spectateurs dans une véritable transe, comme une cérémonie initiatique. Les maîtres-musiciens, gardiens d’un savoir oral transmis depuis des siècles, ont prouvé que la tradition n’est jamais figée, mais toujours en mouvement.

Bachir Attar a souligné la filiation ininterrompue de cette musique depuis les cours royales médiévales jusqu’à son rayonnement international. Jajouka, c’est une identité en acte, une mémoire sonore partagée et un art du souffle. Dans une époque où l’uniformisation menace les singularités culturelles, ce retour sur la scène nationale est un acte de résistance.

Le public, composé d’esthètes, de curieux et de fidèles, s’est laissé emporter par l’énergie brute des percussions et les incantations instrumentales. La forêt de Jnan Sbil est devenue le théâtre d’un rituel païen et sacré à la fois, où les forces de la nature semblaient s’unir à celles des hommes pour faire résonner le monde.

Bab Makina : Le vertige mystique des derviches tourneurs

Au creux de la nuit fassie, sous les voûtes de Bab Makina, la danse des derviches tourneurs de l'Ensemble Soufi d'Istanbul a suspendu le temps. Le Sema, cérémonie sacrée de la tradition mevlevi, a offert une lecture cosmique de l'âme en quête d'absolu. Robes blanches en spirale, mains ouvertes au ciel et à la terre, rotation lente puis intense… chaque geste portait une charge mystique profonde.

Pour Mithat Özçakıl, chef de l'ensemble, cette présence à Fès est un pont spirituel. Il rappelle que cette danse n'est ni folklore ni spectacle, mais un acte de dépouillement, une ascèse vers la lumière. Loin de tout exotisme, c'est une langue de l'âme qui s'adresse à tous.

Le public, silencieux et absorbé, a perçu la grâce d’un rituel où chaque pas est une prière, chaque souffle une offrande. L’élévation spirituelle se lit dans le détail du mouvement : les bras ouverts comme un canal entre le divin et le terrestre, les yeux clos pour mieux voir à l’intérieur. Le Sema n’est pas seulement une forme d’art sacré, il est une pédagogie du cœur.

Les musiciens, quant à eux, ont offert une performance d'une pureté saisissante. Le ney, flûte de roseau aux accents éthérés, répondait aux percussions dans un échange symbolique entre souffle et pulsation. Les chants soufis, récités avec intensité, plongeaient l’auditoire dans une écoute quasi méditative. Il ne s’agissait plus de comprendre, mais de ressentir.

Transmission, transcendance, renaissance

Depuis plus d'un quart de siècle, le Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde n'est pas simplement un événement artistique. C'est une alchimie où les voix du monde construisent ensemble un horizon commun. En 2025, le thème des "Renaissances" a servi de fil d'Ariane pour relier les traditions au présent, les héritages au devenir, les émotions à la pensée.

À travers le dialogue entre le jazz contemporain et les musiques d’Afrique de l’Ouest, la ferveur mouride et les transes de Jajouka, les cérémonies derviches et les chants soufis marocains, cette édition a proposé une vision du monde où la diversité est une promesse, et non un obstacle.

lire aussi