La littérature est la saison où la vie devient exquise - Rédouane Taouil

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Ahmed Bouzfour est l’un des écrivains majeurs de la littérature arabe contemporaine.

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À l’occasion de ses quatre-vingt ans, Ahmed Bouzfour, maître incontesté de la nouvelle arabe moderne, orchestre une célébration littéraire où l’amour, la mémoire et la musicalité du verbe se nouent en une symphonie de sagesse. Fasciné par son écriture, tout en tension poétique, et en profondeur philosophique qui prolonge le souffle des classiques tout en affirmant une voix singulière dans le concert contemporain, Rédouane Taouil offre aux lecteurs du Quid une nouvelle d’Ahmed Bouzfour, traduite par ses soins, en guise, de vœu d’anniversaire à ce beau nom des lettres marocaines.

Rédaoune Taouil, ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc

Ahmed Bouzfour est l’un des écrivains majeurs de la littérature arabe contemporaine. Auteur de nombreux recueils de nouvelles qui témoignent d’une grande maîtrise de divers genres d’écriture, il excelle dans l’art du resserrement du récit. Parmi ses œuvres, «Diwan Assindibad» qui réunit un bouquet de recueils, «Nafida ala Dakhil», et «Je vous ai vus tous deux», ainsi  que des essais en poésie d’une érudition stupéfiante embrassant divers champs thématiques et arcanes des procédés métriques

«L’amour», extraite de «Nafida ala Dakhil» (Editions Tarik, Casablanca, 2013), est emblématique de l’insigne aptitude de l’auteur à déployer une variation onirique de l’intime et à mettre en œuvre une écriture mélodieuse rythmée par une musicalité ondoyante faite d’allitérations et d’assonances, d’échos et de répétitions de mots. A en sonder le sens allégorique, on songe, à coup sûr, à la troublante chanson de Léo Ferré qui clame que la mort est, par le miracle phonique des voyelles, la sœur de l’amour. 

« Quelqu’un m’a demandé mon âge après avoir vu la vieillesse grisonnante sur mes tempes et les boucles de mon front. Je lui ai répondu : une heure. Car en vérité je compte pour rien le temps que j’ai par ailleurs vécu ». Ainsi se confesse le narrateur du sublime traité sur l’amour, Le collier de la colombe d’Ibn Hazm ; Il ne retient que le court heur prodigué par l’aimée : « Un jour, par surprise, j’ai donné un baiser, un baiser furtif à celle qui tient mon cœur ».  L’homme des belles-lettres, Ahmed Bouzfour, qui fête ses quatre-vingt printemps, célèbre une vie vouée à la lecture et à l’écriture en conviant des poètes octantenaires tels que l’orfèvre des proverbes et héraut de la lassitude de l’existence, Zuhair Ibnû Abî Sulmâ et le lanceur d’arcs de regrets à l’enseigne du temps, Al Farazdaq. De la sorte, il conforte la sentence, « la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas » de son semblable, Fernando Pessoa.

L’amour

Nouvelle traduite par Rédouane Taouil

 Je te tends mes mains. Je suis toutes mains à toi, mon aimé.  Je te ceins et veille sur toi. Je suis ton nid qui t’abrite où que tu sois, mon aimé. Ton nid d’où tu voles, où tu t’envoles, vers lequel tu voles, mon aimé. Je suis belle telle que tu m’as connue. Fine et gracile. A l’aurore, je suis une fleur qui t’embaume, aux vêpres, un arbre qui t’ombrage et la nuit, un instrument de musique, sur lequel j’accorde tes mélodies et t’interprète. Mais je demeure deux mains en fleur, arbre et musique. Deux mains qui  se tendent à toi, tâtent ton visage, ta chevelure touffue comme une herbe vagabonde. J’y déambule, m’y dérobe comme une espiègle voleuse. J’essuie ton front, brillant de sueur, l’asperge à l’eau de rose et le câline jusqu’à ce que tes yeux esquissent un sourire. Je ferme tes yeux pour te voir. Lorsque je les vois ouverts, je m’y noie et m’aveugle. Tes yeux sont des lacs d’Afrique parsemés de mythes. Je les ferme et te cajole. Par les caresses je te vois, mon aimé. Ne sens-tu pas mes mains ? Je vais et je viens…J’effleure ta peau comme une brise douce et légère qui souffle et ne souffle pas. Mais tu vieillis vite, mon aimé. Pourquoi es-tu irréfléchi, insolent, pressé, rebelle comme si tu as une rencontre avec le destin que tu crains de manquer. Tu vis dans le présent. Tu noies tes jours dans le vin, le hachich, les voyages, les déambulations et… au cœur des femmes. Cherches-tu à m’oublier ? Loin s’en faut, mon aimé. Même si tu épouses maintes femmes et tu fréquentes une foule de maîtresses. Je resterai à jamais dans ton cœur. Mon aimé, je suis une sphère verte dans ton sang qui ne meurt et ne s’effrite qu’après ta mort pour féconder ta terre afin que poussent les épis de blé que tu chéris : «J’aime les roses et encore plus le blé». 

 Fredonnes-tu toujours ce fragment ? Pourquoi vieillis-tu si vite et m’abandonnes-tu ? Je suis encore belle telle que tu m’as connue. Je ne vieillis ni ne flétris. Je suis hors du temps. Je m’épanouis chaque jour pour toi et m’épands dans tes pensées. Je suis encore une jeune fille qui s’émerveille à la vue de la neige. Dis-moi mon bien-aimé, aimes-tu toujours les enfants ? Ne vieillis donc pas, ni te maries pour te perpétuer. Qui aime les enfants ne procrée pas, qui aime les fleurs ne les cueille pas, qui aime la musique ne l’acquiert pas ; il l’écoute et la savoure et puis s’en va vivant avec ses échos. L’amour est souvenu, mon aimé. De la mémoire nous vivons et lorsque nous mourrons nous y restons à jamais. Tu vieillis vite mon aimé. Tes cheveux tombent, tes dents se déchaussent et tes membres paressent. Où est le jeune bel homme que j’ai connu et aimé ? Il ne reste plus qu’un visage, qui chaque jour, pâlit, se couvre de rides et maigrit. C’est toi que j’ai aimé, et non cette image vieillissante. J’aimais un homme en chair et en os, et non un personnage flegmatique d’un roman anglais. Veux-tu me rejoindre ici si promptement ? Ô fou. Moi, je te veux là, jeune homme tel que tu l’as été toujours : tu regardes à l’aurore, le ciel bleu, le nuage laiteux, les épis de blé, les biches, les forêts, le clin d’œil séduisant de l’horizon et tu plonges dans le sommeil au sein de la beauté vive, de la nuit éclairée et de la musique, le mouvement de la vie autour de toi à chaque instant. 

 Qu’espères-tu ici ? Il n’y a que les froides ténèbres, la solitude et les soupirs. Pardonne-moi, mon aimé, je t’ai menti. Je ne suis plus belle, ni jeune. Je ne suis plus une fleur odorante et pas même une image qui vieillit chaque jour. Je ne suis que brin de terre dans une tombe et n’ai pas de miroir pour y voir mon anéantissement. Reste là, mon aimé. Reste là. Tu peux consentir à vieillir mais ne meurs pas. 


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