chroniques
Le coût de l’absence d’une vision long-termiste - Par Bilal TALIDI
Les sarcasmes qui entourent l’arrivée des bovins brésiliens et les grèves incessantes des contractuels du secteur de l’enseignement, alors que la contestation risque de gagner le secteur de la santé et faire tâche d’huile après la grève des pharmaciens, sont les signes apparents de l’absence de vision long-termiste qui ne date pas d’aujourd’hui.
Les dernières années ont été émaillées d’une série de crises s’articulant toutes autour d’une donnée fondamentale : la propension des politiques gouvernementaux dans nombre de secteurs qui privilégiaient la gestion «du quotidien» qui, en l’absence de toute dimension stratégique, ne prenait pas en compte le poids des menaces potentielles.
A commencer par le système éducatif où tous les indicateurs chiffrés prévoyaient une hémorragie aigüe des ressources humaines à cause du départ à la retraite. Faute de réagir à temps par des plans d’anticipation, des gouvernements se sont retrouvés devant des choix inattendus et se sont donc alignés sur les contraintes budgétaires plutôt que sur les prérequis du système éducatif (la qualité de l’enseignement). De ce fait, ces gouvernements ont été obligés d’intégrer les cadres éducatifs dans le cycle de l’enseignement sur simple passage de concours, sans se soucier des normes jusqu’alors en vigueur en matière de stages et de formation des cadres pendant une année ou deux dans les Centres pédagogiques régionaux ou à l’Ecole normale supérieure. Le résultat en est que la formation, au lieu d’être une compétence requise à la base, est devenue un luxe ultérieur que le cadre éducatif pourrait rattraper une fois qu’il aura assuré son poste et entamé sa mission d’enseignant.
Nul ne doute que l’évaluation de cette expérience a besoin de quelque temps, mais les indicateurs préliminaires pointent déjà à une régression remarquable, non seulement de la performance des cadres éducatifs, mais aussi de l’image du cadre éducatif et de la conception qu’il se fait de ses obligations professionnelles.
Un deuxième exemple, tout aussi similaire, est apparu dans le secteur de la santé lorsqu’a émergé la question des disparités territoriales en matière de répartition des cadres médicaux, avec une hypertrophie dans les régions de Rabat et de Casablanca et d’autres grandes villes, contre une aversion à pratiquer dans les zones reculées ou marginalisées.
Jusqu’ici dans l’incapacité de résorber ce problème ou de réagir à cette aversion, les gouvernements, s’étant retrouvés désarmés et impuissants face à la contestation des médecins, ont choisi de s’ouvrir sur les cadres médicaux étrangers, particulièrement des pays africains.
Mais le plus grand problème touche au secteur des infirmiers, caractérisé par le manque d’effectifs, que les gouvernements successifs, toutes tendances confondues, n’ont pas réussi à pallier. Tant et si bien que l’Exécutif actuel vient d’ouvrir récemment la possibilité d’engager des infirmières de l’étranger, alors qu’il est toujours possible de travailler sur l’orientation des étudiants vers cette spécialité et de les inciter à s’y inscrire en vue d’alléger en partie le chômage et de combler le manque d’effectifs sans devoir recourir au recrutement des cadres étrangers.
Le troisième problème, celui que nous subissons de plein fouet ces jours-ci, se rapporte à la sécurité alimentaire, avec en corollaire la hausse des prix des céréales et des fruits et légumes, alors que la polémique bat toujours son plein autour de la crise inédite des viandes, obligeant le Maroc à en importer.
Les gouvernements se sont constamment défaussés sur les facteurs exogènes : De la sécheresse à la pandémie, en passant par les répercussions de la guerre russe en Ukraine. Mais, dans ce genre de crises, il y a toujours un pays gagnant qui sait comment exploiter à son profit les circonstances des crises et les anticiper dans l’évaluation des risques proches et lointains, et un pays perdant qui subit les contrecoups de la crise, soit par manque de potentialités, soit par sa mauvaise évaluation des risques ou par l’exploitation inadéquate de ses ressources.
Le Maroc, par exemple, importe plus de la moitié de ses besoins en céréales, non pas en raison de son incapacité à assurer sa propre sécurité alimentaire en ces denrées, mais parce qu’il a pris l’habitude, dans des circonstances normales, d’en importer puisque le coût de leur production revenait plus cher.
Les gouvernements n’ont jamais songé à clairement étudier la consommation réelle du pain ou l’impact des facteurs culturels. En raison de la baisse du prix du pain (subventionné notamment), les Marocains ont par exemple, pris la fâcheuse habitude pendant des années, de jeter entre un quart et la moitié de leur consommation de cette denrée dans les poubelles.
Des années durant, les gouvernements successifs ont fourni invariablement la même réponse à la question de la sécurité alimentaire, en l’occurrence le renforcement des chaines de production pour satisfaire les besoins du marché intérieur. Mais ils n’ont jamais sérieusement réfléchi aux situations d’urgence au cas où le coût des importations dépasserait largement le coût de la production locale, ou à la modification des facteurs culturels en vue de rationaliser la consommation, ou encore à la création d’un mécanisme permettant d’assurer l’équilibre entre les besoins du marché domestique et les exigences de l’export.
Résultat : les Marocains vivent, aujourd’hui, dans les secteurs de l’enseignement, de la santé et de l’agriculture au rythme de décisions inhabituelles qui sont souvent très mal accueillies et décriées, avant même que le gouvernement n’ait le temps d’entamer une opération pédagogique et de communication dans ce sens.
Il n’y a pourtant qu’à constater l’ampleur du sarcasme acerbe qui entoure l’arrivée des bovins importés du Brésil et les grèves incessantes des contractuels du secteur de l’enseignement, alors que la contestation risque de gagner le secteur de la santé et faire tâche d’huile après la grève des pharmaciens, pour comprendre les dégâts ainsi causés.
Certains pourraient attribuer le sarcasme en vogue et les contestations en cours dans bien des secteurs à de mauvaises décisions de certains ministres, mais la crise est en réalité bien plus profonde : la gestion bornée du quotidien ayant montré ses limites, il y a urgence à se doter d’une vision stratégique à long terme et où les grandes lignes ne devraient pas changer au gré des gouvernements et des mutations du paysage politique.
La politique du Roi a toujours épousé cette tendance stratégique, d’où le consensus autour de la préservation de l’eau et des énergies renouvelables. Une avancée considérable et fort prometteuse a été enregistrée en la matière, le Maroc étant devenu, à la faveur de la demande croissante de l’Europe sur l’énergie, un des pays les plus prisés dans ce domaine. L’accord conclu par la Grande-Bretagne avec le Maroc administre la preuve éclatante que la gestion stratégique immunise le Royaume contre les catastrophes provoquées par la gestion à vue.
Pour peu qu’elle soit mise en œuvre sur des bases solides, la couverture médicale, une autre des idées stratégiques du Souverain, promet de répondre à une grande partie des défis sociaux qui se sont aggravés après la crise du coronavirus.
Le secteur de l’éducation-formation a connu une importante dynamique qui, après des années de débat, a abouti à une vision stratégique couronnée par l’adoption d’une loi-cadre devant permettre de fournir des réponses à court, moyen et long termes. Dans les faits, il existe une réluctance du gouvernement à adhérer à cette loi et à éditer les décrets qui font défaut à sa mise en œuvre, outre la mise en place du mécanisme nécessaire à en assurer le suivi.
A défaut d’une vision stratégique, le secteur de la santé souffre d’une grande confusion qui se traduit, de manière récurrente, par le manque des médecins, l’incapacité d’intéresser l’investissement médical aux zones rurales et marginales. Le déficit en cadres infirmiers, contre un recours au recrutement des étrangers au moment où le chômage des diplômés atteint des niveaux imbattables, illustre ce paradoxe.
Dans le secteur agricole, le paradoxe prend des proportions autrement plus importantes, entre un marché local où les prix s’envolent au plus haut, au risque de menacer la sécurité alimentaire des couches démunies, et une activité d’exportation ayant atteint des niveaux record ; entre une grande pénurie de certains produits que boudent les producteurs, et une offre exubérante d’autres produits commerciaux ne répondant pas forcément à la demande des consommateurs.
Ce serait une erreur d’invoquer ici les considérations politiques pour faire endosser ces crises à un seul gouvernement, quoique la responsabilité de l’Exécutif actuel soit établie. Le problème, au fond, tient à l’absence d’une vision stratégique dans certains secteurs, ou à la mise en veilleuse de cette vision dans d’autres secteurs, soit en raison d’une subordination à des lobbies occultes ou par le désir de faire mieux quitte à sacrifier les engagements pris par les gouvernements antérieurs.