chroniques
LES ÉTATS-UNIS EN ''GUERRE INCIVILE'' - Par Mustapha SEHIMI
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Il faut le dire tout net: l'Amérique est "en guerre incivile". L'atmosphère en cette année 2024 est empoisonné. Et délétère. Quel que soit le résultat du scrutin présidentiel de ce 5 novembre, le mal est profond. L'affrontement et la division n'ont jamais atteint une telle ampleur ni un tel degré.
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Se dressent les rouges (républicains contre les bleus démocrates); les ruraux contre les urbains ; les conservateurs contre les progressistes, etc. Un paroxysme. Les invectives réciproques se multiplient: là où les républicains votent des lois libéralisant le droit d'acheter et de porter des armes érigées en ultime rempart de la liberté, les démocrates s'efforcent de le limiter au nom de la sécurité; là où les uns cherchent à restreindre le droit en vote en invoquant la lutte contre la fraude, les autres veulent en garantir l'accès aux couches les plus pauvres et aux minorités. Sans parler de 1a polarisation qui s'exacerbe sur d'autres thèmes le droit à l'avortement, l'immigration irrégulière et les droits des minorités LGBTP, etc.
Sectarisme de chaque camp
Les clivages sont tout aussi saillants sur d'autres questions de fond, notamment le réchauffement climatique, ou encore la question raciale. Un fossé : il s'est tellement creusé que l'on parle volontiers désormais de "sectarisme": aux yeux de chaque camp, les partisans de l'autre ne sont plus seulement différents, ils sont "mauvais " également. En d'autres termes, chacun voit dans l'autre toujours davantage une menace pour son mode de vie et pour les valeurs du pays. Les démocrates croient que le tribalisme des républicains -esprit bigot, racisme- déchire le tissu social de la nation; ces derniers, en revanche, mettent en cause leur tribalisme - la politique des identités, le politiquement correct. Qui a raison ? Peut-être les deux...
C'est un modèle de société qui est globalement remis en cause. Il ternit fortement le référentiel démocratique qu'ont toujours voulu incarner les États-Unis. Avec le recul historique, l'on peut relever qu'un consensus prévalait dans les années 1950; il était le produit de trois facteurs: une puissance inégalée confrontée alors à la menace soviétique et rejetant la politique isolationniste; la domination démographique d'une population blanche - ce que l'on a appelé 1'" Euro-américaine"- et très croyante, la religion apparaissant comme le principal critère d'identité; enfin, l’union autour d’un " consensus" anticommuniste. Il y avait un "rêve" d'une Amérique avec une économie mixte conjuguant régulation étatique (fédérale) et dynamisme de l'entreprise privée devant assurer à la grande majorité un confort matériel 1'American way of life- et une sécurité économique jusqu'ici réservés aux élites.
Insécurité et inégalités
Aujourd'hui, un tel tableau n’est plus d'actualité : tant s'en faut. Ainsi, l'accumulation de déboires militaires, du Vietnam aux "récentes guerres sans fin" en Irak ou en Afghanistan, a redonné un attrait certain au slogan America First ; ainsi encore, la démographie à peu a peu enregistré un bouleversement avec l'afflux croissant d'immigrants - 14 % de la population aujourd'hui- et des taux de fertilité élevés chez les minorités. A telle enseigne que la population par groupe ethno- racial donne les chiffres suivants : 260 millions de blancs, 70 millions d'hispaniques, 50 millions de noirs, 23 millions d'asiatiques et 5 millions d'Indiens d'Amérique et de natifs d'Alaska. Dans le même temps, avec la révolution des droits civiques puis celles du féminisme, du mouvement gay et, plus généralement, du modernisme, les normes culturelles traditionnelles n'ont cessé, elles aussi de se voir bousculées.
Longtemps socle de la nation, la religion a reculé tandis que la vie politique héritait de réactions passionnelles qu'elle suscitait. Si bien qu'aujourd’hui, les activistes "éveillés "(woke) semblent renouer avec l'intolérance du puritanisme à travers la cancel culture qu'ils prônent- 1'objectif de celle-ci est de dénoncer publiquement une personne, un groupe ou une institution en raison d'un comportement ou de propos considérés comme inadmissibles. La donne socioéconomique a également été bouleversée. C'est la conséquence de plusieurs paramètres: la financiarisation de l'économie, la robotisation, les délocalisations liés à l'envol de la mondialisation, des politiques néolibérales aussi à partir des années 1980 (dérégulation, actions antisyndicales, fiscalité moins progressive). Pour une a majorité des Américains, le progrès économique ne s'est plus traduit par un progrès social. Autrefois le sentiment de sécurité engendré par la stabilité de l'emploi, les garanties (assurance santé, pensions de retraite qui lui étaient associées et la force des syndicats a pratiquement explosé. Les inégalités se sont creusées; la grande classe moyenne a régressé; et les Américains les plus modestes ont essuyé de plein fouet les conséquences du passage du vieux monde industriel à celui de la finance et du high-tech.
Une politique internationale incertaine
La séquence politique actuelle est particulière. Comme dans les autres démocraties, la politique intérieure domine la politique extérieure. En dépit d'une bonne situation économique, les États-Unis sont enlisés dans des clivages internes croissants, un système institutionnel dysfonctionnel, une classe politique incapable de se renouveler, des fracturations sociales accusées, des problèmes d'immigration aggravés... Face à cela, le contexte international est dégradé avec des conflits -Ukraine, Moyen-Orient -que Washington n'est pas en mesure de maîtriser et encore moins de régler. S’agit-il d'un ressac durable de la puissance américaine face à la montée d'autres puissances qui lui sont hostiles à des degrés divers (Russie, Chine Iran, Turquie, etc) et plus globalement au Sud global ? Ou bien d'une phase passagère d'une éclipse ? D'une autre manière, où en sont les ressorts de la puissance américaine? A la différence de la politique intérieure - avec son agenda prévisible- il vaut de relever que la posture extérieure des États-Unis est plutôt l'expression d'une politique internationale incertaine. L'on y identifie un "mix" d'imprévu, de brutalité, de durée et de stagnation de questions qui semblent insolubles. Historiquement, elle est passée, à grands traits, d'un grand dessein (le traité de Versailles et la Société des Nations en 2019) à une grande querelle (les rapports Est-Ouest et la création de l'OTAN en 1949) et aujourd'hui à un grand désordre lié à des conflits actuels. L'élection présidentielle de ce mardi 5 novembre va-t-elle arriver à surmonter l'altérité qui marque la société et à définir les termes d'une nouvelle vision d'un ordre international ?