L’Ailleurs ''naïf'' de nos peintres ''premiers''

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Tableau de Mohamed Labied, sans titre, technique mixte sur toile

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L’Ailleurs de nos peintres : ''un ‘'ailleurs'’, [est] l’effort de s'emparer de lui-même...réaliser son Altérité en s’identifiant au monde tout entier''.

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C’est un vrai plaidoyer, digne des élans de cœur et d’esprit, auquel se livre dans ce texte Abdejlil Lahjomri.  C’est que rien ne le met autant en colère que l’attitude de la bienpensance plastique à l’égard d’un courant de peinture, parce que c’en est un, que l’on qualifie abusivement de « naïf ». Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume met toute son autorité intellectuelle pour replacer au Maroc à la place qui lui sied une peinture qui a de par le monde ses musées, ses galeries et même son Festival Mondial.  Chemin faisant, il règle son compte à une revue, Souffles, qui usant et abusant de l’autorité acquise au début des années 1970, pour reléguer cette peinture au rang « d’anomalie culturelle » appelée à disparaitre. Il ne le fait pas, mais on sent Abdejlil Lahjomri se retenir de dire : C’est Souffles qui a disparu pas l’art que tant de peintres ont porté au pinacle.   

C’est sans enthousiasme que j’utilise le terme de « naïf », pour parler d’un courant de peinture qui ne l’est pas et c’est avec délectation que j’emploie celui de « premiers » pour ne pas employer celui de « primitifs ». 

Désireux de consacrer une chronique à Miloud Labied, une irritation m’envahissait chaque fois qu’en me documentant sur ce peintre, je rencontrais, utilisé d’une manière intempestive et injuste le concernant ainsi que concernant ses pairs, le terme de naïf et de primitif. Il m’a semblé nécessaire,  avant  d’étudier son œuvre et de lui consacrer une chronique, à lui, ou à sa mère, Radia Bent Elhoussine, ou à, Mohamed Ben Ali R’bati, Mohamed  Hamri, My Ahmed Idrissi, Omar Machmacha, Mohamed Ben Allal, Tayeb Lahlou, Chaibia, Ahmed Louardiri , Fatema Hassan  El Farrouj, Fatma Gbouri, Saïd Ait Youssef, Nabil El Makhloufi, Yassine Chouati, Anuar Khalfi, Mohamed Tabal, Abderrahim Yamou, et à bien d’autres qui sont légion,  il m’a semblé  impératif d’entreprendre une réhabilitation d’un courant de peinture essentiel dans la scène culturelle  marocaine, souvent marginalisé,  décrié par une critique qui ne sait ni « voir » ni « entre - voir », ni « pré - voir ». C’est comme si Abdesslam Boutaleb, avec la publication de son livre « La peinture naïve au Maroc » chez Jaguar, et les prises de position courageuses de quelques rares défenseurs de cet art plaidaient dans un désert, alors que notre paysage artistique est pourtant effervescent. 

Je crois que ce jugement de valeur est né avec l’appréciation négative de la revue Souffles, qui dans son numéro double 7-8 sur la « Situation des Arts plastiques au Maroc », (1967), avait manqué de lucidité. Elle avait affirmé qu’avec cette peinture nous avions affaire « à une anomalie culturelle qui n’avait cessé d’entretenir une confusion dans les esprits ». Anomalie, avait écrit imprudemment le rédacteur qui animait le débat de ceux qui allaient devenir par la suite les grands artistes du Maroc indépendant : Farid Belkahia, Mohamed Melehi et Mohamed Chebba. Comme si le lecteur n’avait pas bien compris il surenchérissait en parlant d’une « médiocrité artistique », qui aurait été patronnée et favorisée par la politique coloniale dans le domaine des arts. Depuis, cette condamnation colle, indélébile, à cette peinture comme une tragique malédiction. Je partage l’avis d’Edmond Amran El Maleh qui ne comprenait pas pourquoi ces artistes audacieux par ailleurs, avaient ainsi infantilisé cet art. Je comprends, pourtant, l’ambiguïté de leur position, influencés qu’ils étaient par la ligne directoriale hasardeuse de la revue Souffles. Le regretté Mohammed Melehi la résumait ainsi : « La peinture naïve est un mythe […elle] déclinera à long terme […] Il faudrait pour conclure préciser que nous ne condamnons pas absolument l’existence d’une peinture naïve […] mais, anecdotique, elle peut constituer un danger en maintenant un conditionnement esthétique et une déformation de goût ». Cette peinture n’a pas décliné et les œuvres de ces peintres dits « primitifs » figurent souvent aux côtés de ceux qui s’en méfiaient dans les galeries et les musées les plus « académiques ».

 Le poète Paul Aragon avait dit « il serait naïf de croire cette peinture naïve ». Et Baudelaire considérait la naïveté « comme originalité et aspect essentiel de l’art moderne ».

 Toutefois, que nomme-t-on, quand on emploie le mot de « naïf » ?  A chacun son expression. L’un parle d’un « art brut ». L’autre d’un « art marginal », celui-là propose « Art singulier », celui-ci « Art ingénu » ou « candide » ou « insolite ». Les deux expressions que je préfère utiliser sont « Art Autre » ou « Art indiscipliné ». La critique se perd dans la juste définition d’une créativité dont elle ne perçoit ni l’étrangeté, ni le charme, ni surtout la liberté. Car c’est de liberté qu’il s’agit, de cette « maladresse délibérée » qui rappelle le combat irrité de Jean Dubuffet, mais qui en fait n’a rien à voir avec la maladresse. Quand elle surgit du bouillonnement artistique du Maroc contemporain, elle produit des chefs d’œuvres incandescents. C’est « spontané », mais c’est la spontanéité de ce que Jean Dubuffet appelle « la main heureuse », ou « la main enchantée », comme quand on évoque ceux qui réussissent l’agencement de leur jardin parce que dit-on, ils ont « la main verte ».

On peut dire en paraphrasant Jean Dubuffet que ce sont « des peintres qui ne s’épuisent pas lourdement à combiner pendant des semaines des voisinages de nuances laborieusement concertées ».

Ce ne sont pas des marginaux. Ce sont les peintres de « la marge », parce qu’ils ne respectent pas les normes académiques convenues et créent à l’écart des circuits classiques et conventionnels. Et pourtant, certains réussissent et de leur singularité, de leur « marge » naissent des fulgurances esthétiques incomparables.

Il y a comme un frémissement dans le paysage pictural marocain aujourd’hui qui dément les douteuses prévisions de la revue Souffles.  Frémissement qui annonce le retour de cet « art indiscipliné », art qui s’éloigne des enseignements de l’Ecole de Casablanca, se rapproche de celui de L’Ecole de Tétouan, et plaide pour un retour serein d’une créativité où « l’intention esthétique [devrait prévaloir] sur les autres dimensions de l’œuvre ». Cet art élargit ainsi le champ des possibles de l’imagination et de l’inspiration.

Ce frémissement fait éclater les cloisonnements et les classifications réductrices. Puisqu’il n’y a pas d’écoles « dans le sens de courants », laissons s’exprimer dans une fantaisie joyeuse et exubérante ce foisonnement porteur de nouvelles Chaibia, de nouveaux Miloud Lebied, et, espérons-le aussi chanceux que le fut cette immense artiste. Laissons aux Youssef Aït Azarine, aux Saïd et Mohamed Ait Youssef, à Fatma Najem, à Abderrahim Trifis, Fatna Gbouri, Ahmed Krifla, Abdellah El Atrach, Mariam Abou Zaid Souali, Yassine Belbzioui, laissons-leurs, leur part d’éternité. Faisons en sorte que la postérité les « nomme » et ne les oublie pas comme elle a oublié Radia Bent El Houssine, morte dans la solitude et le dénuement.

Cet art (comment le nommer après ce plaidoyer) a de par le monde ses musées, ses galeries et même son Festival Mondial. 

Serait-ce une hérésie d’affirmer qu’il ne serait que justice s’il y en avait un au Maroc, où son actualité serait séduisante dans son riche déploiement ?

 Ou serait-ce une autre « anomalie » ? Auquel cas la condamnation injuste de Souffles pèserait encore de nos jours sur cet art comme une désastreuse épée de Damoclès.