chroniques
L’assainissement, jusqu’où ? Par Najib Koumina
La nature de cette affaire qui met en scène l’alliance du trafic de la drogue et le trafic d’influence, amplifiée par les positions occupées par les « personnalités » poursuivies ou arrêtées, notamment le président de la région de l’oriental et le président du WAC, par ailleurs parlementaires et membres dirigeants du PAM, ont mis sous une lumière crue les dérives d’une élite, qui occupe le devant de la scène politique
Le Maroc vit depuis quelque temps ce qui ressemble à une opération d’assainissement qui ne dit pas son nom. Elle vise apparemment à libérer le champ politique et partisan ainsi les institutions des méfaits d’une « élite » pervertie qui a profité d’un « laisser aller, laisser faire » et d’une dégradation des mœurs des partis politiques et autres organisations de la société civile, pour gâter le système. Cooptées pendant une période où l’enjeu de la stabilité et la sécurité l’emportait sur celui des réformes et de leur opérationnalisation, elles ont « tentaculé » au point de compromette considérablement le fonctionnement plus ou moins correct du pays.
L’opération, lancée d’abord sans trop de tapage médiatique, a visé certains présidents et membres des collectivités territoriales et parlementaires qui ont abusé de leurs positions pour l’enrichissement illicite. Mais rien ne dit qu’elle ne s’étendra pas à toutes les ramifications de la forfaiture.
L’affaire du « Malien » que son alias « Escobar du Sahara » moule dans un habit trop grand pour lui, va installer ces opérations de nettoyage dans une dimension prisée, en interne comme à l’international, par les opinions publiques et la presse.
La nature de cette affaire qui met en scène l’alliance du trafic de la drogue et le trafic d’influence, amplifiée par les positions occupées par les « personnalités » poursuivies ou arrêtées, notamment le président de la région de l’oriental et le président du WAC, par ailleurs parlementaires et membres dirigeants du PAM, ont mis sous une lumière crue les dérives d’une élite, qui occupe le devant de la scène politique, aussi bien que l’opération d’assainissement en cours.
La charte qui annonçait le glas
La lettre royale adressée au colloque de célébration des 60 ans de la vie parlementaire au Maroc, suivie de la présentation du rapport de la Cour des comptes devant les deux chambres parlementaires, ont constitué deux moments forts où l’État a cadré l’opération d’assainissement et ses objectifs, conduite aujourd’hui par une justice indépendante, institutionnellement et individuellement, du gouvernement.
L’appel du Roi Mohamed VI à l’adoption d’une Charte Déontologique pour l’action parlementaire, et son intégration au règlement intérieur de chaque chambre conformément à la constitution, donne à la campagne l’aspect d’une opération de moralisation des institutions et d’assainissement qui va au-delà de ce qui est actuellement visible d’un iceberg à la dérive. Elle cible les acteurs politiques qui agissent dans ces institutions et procèdent à leur configuration et reconfiguration, ce qui, dans les conditions marocaines présentes s’apparente à leur défiguration.
Les New institutionnalistes (Douglas North et Wellis, Acim Oglo et
Robinson…) expliquent bien comment la mise en place des institutions, les plus proches d’un idéal démocratique, ne suffit pas pour s’approcher de ce même idéal. Les acteurs, les hommes politiques (parlementaires, ministres etc.) en l’occurrence, qui évoluent dans une culture et des traditions données, peuvent toujours, par leurs actions les reproduire au sein des institutions, jusqu’à en faire des règles de jeu convenant à leurs intérêts et visions de la chose publique. Ils peuvent de ce fait vider toute réforme de sa substance s’ils la trouvent incompatible avec leurs intérêts et leurs visions. Ces déviationnisme et détournement de l’intérêt public a été traité auparavant par le fondateur de l’économie politique et de l’idéologie libérale Adam Smith, qui a critiqué l’action des parlementaires, par Max Weber qui a produit un texte sur le politique et l’académicien, qui demeure d’actualité en ce qui concerne l’homme politique, et par bien d’autres.
Pour limiter la capacité des acteurs à enfreindre les règles du jeu et de détourner les institutions de leurs objectifs, il est certes indispensable de continuer à réformer et adapter ces règles/institutions pour remédier à leurs insuffisances et les immuniser, ce qui a été fait par la constitution de 2011 et les nouveaux textes législatifs, mais également de faire en sorte que les acteurs soient soumis à la contrainte de leur respect et, le cas échéant, sanctionner sévèrement leurs tentatives de dévitalisation des règles.
Une campagne d’assainissement sereine
Dans un Etat de droit et une démocratie constitutionnelle, et même dans un État en transition politique, il appartient au système juridictionnel (constitutionnel, administratif et judiciaire) indépendant, gardien de la loi et du droit et donc des règles du jeu établies, de veiller à la contrainte à leur respect et à sanctionner, le cas échéant, toute dérive. Les campagnes de circonstance, où les droits courent le risque d passer en pertes et profits, sont susceptibles de relever de dérives d’un autre genre et doivent constituer en conséquence, lorsqu’elles sont incontournables, l’exception.
Contrairement à la campagne d’assainissement organisée tambours battant et agressivement par Driss Basri dans les années 1990 contre le monde économique, l’opération lancée aujourd’hui paraît se faire dans le respect des procédures légales. Le communiqué du parquet qui a évité la reproduction du lynchage médiatique voulue lors de la campagne du siècle dernier, laisse comprendre clairement que l’Etat n’est pas dans une opération coup de poing, mais engagé dans une course de fond.
Un bémol toutefois. L’assainissement en cours, s’il a emporté, et peut encore emporter, des hommes d’affaires d’un certain calibre, il ne semble pas avoir pour objectif la restructuration du champ économique ou la réallocation de la rente. Il cible plutôt une élite politique qui a émergé pendant les dernières décennies. Cooptée par les anciens et les nouveaux partis politiques, elle a montré bien plus que de la négligence à l’égard des évolutions en cours au Maroc et à l’international. Elle a aussi montré peu d’intérêt pour les réformes introduites pour accompagner les évolutions du pays et à leurs exigences afin de remporter les paris engagés.
Cette élite, visiblement affamée, a continué à agir comme si rien n’était fait pour réformer les règles du jeu et réhabiliter les institutions et les organisations de manière à les lancer dans une nouvelle dynamique qui les crédibilise aux yeux des citoyens qui ont montré lors des opérations électorales leur défiance vis-à-vis du personnel politique, incapables à leurs yeux de refléter une nouvelle image du Maroc.
La campagne d’assainissement en cours cherche vraisemblablement non seulement à pousser les pervertis à évacuer les institutions et les organisations politiques, dans lesquelles ils ont pu acquérir du pouvoir et de l’influence par la corruption devenue endémique dans ces organisations, mais également à dissuader autant que faire se peut la prévarication de s’approcher des organisations politiques et civiles ainsi des institutions élues.
Rompre avec leurs mauvaises habitudes
Les partis politiques, passés de la cooptation de ces bandits de grand chemin à la soumission à leurs intérêts, se retrouvent ainsi dans la ligne de mire, surtout si cette opération prend de l’ampleur et si la justice, en toute indépendance, arrive à déjouer les réseautages qui ont toujours mis en difficulté l’égalité des citoyens devant la loi et la justice.
Dès à présent, ils sont condamnés à rompre avec leurs mauvaises habitudes et à renouveler leurs élites. Même s’il leur en coûte, ils doivent, pour éviter le décrochage déjà bien avancé, s’ouvrir sur les jeunes femmes et hommes compétents et intègres, qui peuvent apporter une valeur ajoutée au champ partisan, à la vie politique, aux institutions et au pays. Ils ont le devoir de ressusciter le pluralisme politique du Maroc, héritage national qui l’a distingué des pays qui ont été soumis au parti unique. Une seule voie s’impose à eux qui est celle du salut : la moralisation de leurs mœurs politiques et la production de projets à même d’emporter l’adhésion d’au moins une partie de la société.
Mais la question demeure : le Maroc assiste-t-li réellement à l’enterrement de « l’élite brigande » et à une tentative de moralisation de la vie politique pour produire une « élite de saints» ? Les deux concepts (élite brigande et élite de saints) sont de l’économiste italien Vilfredo Pareto pour qui les ‘’élites-aristocraties’’ ne durent pas, car la circulation des élites est une loi des sociétés. L’histoire enseigne à ce sujet que si une élite- aristocratie manœuvre pour la fermeture et mobilise la résistance au changement, elle se transforme en un vrai obstacle sur la voie du progrès et une source des blocages. Se produit alors à un moment ou un autre de l’histoire, la rupture. S’ensuit des basculements incontrôlables.
Et quand bien même on n’adhèrerait pas aux idées de cet économiste qui figure parmi les fondateurs du néo-libéralisme, il faut bien considérer avec lui que les rentes ne peuvent continuer à impacter indéfiniment et impunément les structures politiques, sous peine de… D’où l’espoir que la chaude actualité marocaine ne se réduise pas à un simple scandale et qu’elle aboutisse à un processus visible de moralisation de la vie publique dans toutes ses manifestations.