Culture
NASS EL GHIWANE, COLPORTEURS DES POÉTIQUES POPULAIRES – Par Mustapha Saha
Aux commencements, trois garçons pauvres, Omar Sayed, Larbi Batma et Boujemaa Hagour, portés par la richesse incommensurable de leurs rêveries musicales, dans la commune périphérique de Hay Mohammadi, anciennes Carrières Centrales, de Casablanca, gouffre aspirateur de l’exode rural, urbanité grouillante de bidonvilles, réserve de bras corvéables dans l’immense zone industrielle, foyer de résistance contre le colonialisme
Dans ce texte en quatre chapitres sur sa mémoire de Casablanca, Mustapha Saha, sociologue, poète et peintre, évoque Nass el-Ghiwane, colporteurs des poétiques populaires, analyse le tas ou l’atavique esprit de résistance, pour nous entrainer ensuite dans sa Mémoire casablancaise. Cette deuxième partie, est consacrée à Nass El Ghiwane.
Concert de Nass El Ghiwane à Epinay-sur-Seine dans la région parisienne. Je retrouve Omar Sayed avec sa canne d’inépuisable pèlerin, sa gestuelle chaleureuse, sa parole savoureuse, sa pudeur valeureuse. La mémoire partagée se promène dans le backstage comme une ombre. S’interpellent en quelques mots les décennies claires et sombres. Se rappellent le terrain Hofra (le trou), sa fameuse équipe de football et son école franco-musulmane, Derb Moulay Cherif et son cinéma niché dans une misérable bâtisse, les baraques du marché ravagés par des incendies récurrents, les vendeurs à la sauvette pourchassés comme indésirables concurrents. Se convoque le souvenir des fertilisantes pépinières, Dar Chabab (La Maison des Jeunes), ses ateliers de création artistique, et la troupe de théâtre pionnière, Hilal Dahabi (La Lune dorée), les spectacles éphémères dans les terrains vagues, les folles illuminées échappées de la mer, les poètes vagabonds prophétisant les lendemains amers. Des vocations exceptionnelles germinent, en ces lendemains de l’indépendance, dans le terreau des souffrances. Dans ce quartier sans pareil, la générosité puise ses ressources dans la misère. Une vie sociale fourmillante de mille activités insolites, des écoles et des mosquées dans des baraquements de fortune, des bazars spécialisés dans les commerces ordinaires et extraordinaires, des officines de voyantes et de cartomanciennes, Une économie de récupération qui recycle sans cesse le jetable et redistribue le périssable. L’imposant cinéma Saâda déroule en continu des péplums italiens, des mélodrames égyptiens, des guimauves indiennes dans une salle enfumée, secouée de cris, de rires, de disputes, de bagarres. Les familles honorables se clouent contre les murs sous gros bras du père. Se ravive comme une incurable blessure la sinistre geôle des tortures.
Les maisons démolies se reconstruisent autrement.
Les champs brûlés refleurissent plaisamment.
Mais les enfants morts de faim douloureusement.
Mais les esprits libres suppliciés cruellement…
Qui ressuscitera les disparus définitivement ?*
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A peine un an après sa création, le groupe est interrompu en pleine concert par la police, embarqué manu militari pour s’expliquer sur leurs chansons allusives. L’énigmatique disparition de Boujemaa en pleine jeunesse ouvre une série noire de malédictions que son alter-ego Omar surmonte de tranquille manière. Les musiciens meurent ou cèdent. Les générations se succèdent. Le cri vibratoire demeure, brave depuis des décennies le destin vexatoire. Sisyphe régénère sans cesse son nerf lexical pour lancer l’alerte au sommet du Toubkal.
Où m’emmènes-tu mon frère, où m’emmènes-tu ?
Les faucons dans leur tour sont toujours orgueilleux.
Les serpents dans leur tanière toujours sourcilleux.
Les loups dans leur guérite toujours pointilleux.
Les coqs dans leur cage toujours sommeilleux.
Les gueux dans leur masure toujours pouilleux.
Les astres dans la voûte atlasienne toujours merveilleux…
Où m’emmènes-tu, mon frère, où m’emmènes-tu dans cet exil périlleux ?
La lucidité pessimiste se constelle de fenêtres d’espérances. S’annoncent longtemps avant les printemps arabes, leurs automnes de crabes, leurs hivers en pénitence, leurs étés en latence. Le devenir se façonne dans les ateliers d’art. Pour apprendre à vivre, il n’est jamais trop tard. Al Alyam Tounadi (Les Jours nous interpellent) résonne en concordance avec le fameux slogan soixante-huitard : cours camarade, le vieux monde est derrière toi.
S’illumine montagne d’un nouveau solstice.
Tant de sacrifices pour une paix factice.
Dans les ténèbres que vaut l’armistice.
Glisse tes ailes naissantes dans l’interstice.
Laisse dans leur obscurantisme les temps d’injustice.*
La rencontre avec le dramaturge Tayeb Saddiki, magistral rallumeur de la flamme mejdoubienne, détecteur incomparable des prometteuses lueurs, ensoleilleur d’inextinguibles bonheurs, est décisive. Le monstre sacré galvanise et protège les secoueurs des consciences endormies. S’enrichit le répertoire de précieuses qassidas mystiques. La rhétorique incisive démasque le visible. La poétique décisive taquine l’invisible. Nass El Ghiwane s’assimilent dès lors, dans l’imaginaire collectif, aux derviches soufis, porteurs d’histoires légendaires, sentinelles d’énigmatiques lampadaires, transmetteurs d’arcanes solidaires. La censure et la persécution les conforte dans leur rôle messianique.
Omar s’installe lentement sur une chaise comme un chef de village. Son allure irradie la sagesse tribale. Le phénix se sanctifie dans sa stature patriarcale. Ses compagnons synchronisent les derniers réglages. L’atmosphère s’électrise avant décollage. Des spectatrices quittent leur siège par dizaines, se bousculent, se piétinent devant la scène, se déhanchent, se dandinent dans une fièvre incontrôlable. Les percussions décrochent les corps de leur attitude raisonnable. S’embouteillent au-dessus des têtes les téléphones portables. Chacune veut rentrer avec son butin d’images pour sa vitrine facebookienne. S’écroule protocole. S’éboule rempart. Se dissout message dans l’hystérisation banale. S’agitent banderoles nationales. La diaspora s’accroche à ses racines comme elle peut. Elle n’a par expérience qu’une certitude, son errance ne mène sa descendance nulle part. S’achève le récital. Une chanson se réclame avec insistance, Mahmouma (Tourments).
Que de tourments, mon frère, que de tourments.
Ce monde n'est qu’un manège de tourments.
Les âmes se débattent dans leurs rabaissements.
Le mauvais sort guette à chaque moment.
Les pauvres s’épuisent dans l’accablement.
Les prisons s’emplissent de garnements.
Les officines distillent leurs empoisonnements.
Le pouvoir prospère dans l’ensanglantement.
Les riches s’innocentent de leurs égarements.
Que de tourments, mon frère, que de tourments.
Console-toi, mon frère, de tes gémissements.*
Aux commencements, trois garçons pauvres, Omar Sayed, Larbi Batma et Boujemaa Hagour, portés par la richesse incommensurable de leurs rêveries musicales, dans la commune périphérique de Hay Mohammadi, anciennes Carrières Centrales, de Casablanca, gouffre aspirateur de l’exode rural, urbanité grouillante de bidonvilles, réserve de bras corvéables dans l’immense zone industrielle, foyer de résistance contre le colonialisme. Le groupe se baptise Nass El Ghiwane, belle correspondance avec troubadours. L’inspiration s’immerge dans la culture populaire, les complaintes protestataires contre les oppressions quotidiennes, les mélopées contestataires contre les tyrannies makhzénniennes. Les membres du groupe sont en même-temps écrivains, poètes, dramaturges, acteurs, musiciens, chanteurs, chroniqueurs saisissant sur le vif les éclats sublimes des existences ordinaires, les saillies éblouissantes des passants débonnaires, les imprévisibilités étourdissantes des destinées stationnaires. Larbi Batma, muni, en toute circonstance, de son carnet de notes, invite chez lui les mendiants versificateurs, recueille leurs vers blasphémateurs, féconde ses compositions de leurs délires novateurs. Le trimardeur Ba Salem lui souffle la thématique d’Essiniya (Le Plateau de thé).
Où sont passés mes proches bienveillants ?
Où sont passés mes amis émerveillants ?
Où sont passés les plateaux de thé pétillant ?
Que sont devenus mes gîtes accueillants ?
Que suis-je devenu sur mon chemin déraillant ?
J’ai suivi les beaux mirages vacillants.
Les mauvais augures les présages oscillants.
Les fous désirs les plaisirs souillants.
Me voilà triste galvaudeux rimaillant.
Ne me reste qu’aigre brûlure de thé bouillant.*
Le bendir, le hajhouj et la snitra fusionnent avec le banjo, tressant des passerelles secrètes avec le folksong américain. Esclaves de tous les pays, chantez ensemble, arrachez votre délivrance. Le regard se porte au grand large. Martin Luther King assassiné s’affiche sur les plages. Le morceau Ya Sah se retrouve dans le film La Tentation du Christ de Martin Scorsese.
Quartier navire en perpétuel tangage. L’esprit rebelle se transmet dans la posture et le langage. Les réussites dérivent au premier appel des sirènes. Des femmes voilées et non voilées, hystérisées sous banderole, se piétinent et se déhanchent sans contrôle. Les voix se développent, se syncopent en cascades incantatoires. La prosodie jazalienne clame et déclame la misère morale des damnés de l’indépendance jusqu’à se fondre dans la rythmique gnaoua et la transe libératoire. Retentit pendant les années de plomb, comme un tonnerre, dans la chansonnette plébiscitaire et l’allégeance résignataire, la rhapsodie de la colère. Des chants mythiques repris en chœur, à peine entamées, par le public en communion conjuratoire.