chroniques
Parution : Casablanca, la cité qui a changé les routes et déplacé les centres du Maroc (Par Badr Sellak)
Président Roosevelt et George Patton en jeep en 1943 quittant en jeep l’emblématique hotel Anfa
Casablanca 1907 - 1965. Démesure d'un Urbanisme est le dernier livre de l'essayiste et chercheur Ahmed Chitachni. Publié par La Croisée Des Chemins, cet ouvrage traite l'issue d'un aménagement disproportionné, et l'étalement urbain qui caractérise Casablanca, en retraçant ses origines et l'époque coloniale ; la genèse de sa reconstruction.
En 1917, Casablanca, sous l’emprise coloniale, fut la toile d’artiste d’excellence pour les expérimentations modernistes en architecture et en urbanisme, tant préférées par l’élite coloniale de l’époque. Henri Prost, lauréat du Prix de Rome, et chef d’urbanisme sous la gouvernance de Lyautey, charge Albert Laprade de la construction d’une ville nouvelle, pour l’expansion de la population native, ainsi que pour les habitants européens, qui constituaient presque la moitié des habitants de la grande métropole.
En quête d’un style architectural distinctif, Laprade étudie méticuleusement le langage architectural de l’ancienne médina ; les rues étroites et tordues, les maisons d’adobes basses aux balcons fleuris, dominées par des anciennes arches en pierre. Son objectif était de créer un style moderne à l'affût des nouvelles techniques, inspiré par les potentialités d’une ville minutieusement planifiée, tout en préservant ce style architectural classique, typiquement marocain, sous une façade néo-mauresque.
Casablanca 1907 - 1965. Démesure d'un Urbanisme est le dernier livre de l'essayiste et chercheur Ahmed Chitachni. Publié par La Croisée Des Chemins
Ce moment historique constitue d’ailleurs la genèse de la construction de Casablanca, telle que nous la connaissons aujourd’hui. La nouvelle métropole est construite au bord de l’atlantique, le centre des nouvelle routes maritimes, en concurrence avec les anciennes routes commerciales ayant auparavant placé Marrakech et Fès au centre. Cette conception, nouvelle à son époque, est le début d’un processus historique, qui est à l’origine du paysage urbain démesuré qui caractérise désormais Casablanca.
Dans un effort pour décortiquer la vision qui a guidé la construction de Casablanca, La Croisée Des Chemins a récemment publié un ouvrage d’Ahmed Chitachni, essayiste et chercheur en anthropologie urbaine, au titre prémonitoire Casablanca 1907 – 1956, La Démesure d’un Urbanisme. Ce récit retrace l’histoire de la transformation de Casablanca, et par ricochet du Maroc, depuis 1907, sous une vision coloniale en dépit des subtilités et de la singularité de la réalité marocaine. Les ramifications des tâtonnements de cette période sont présentées dans cet ouvrage comme étant à l’origine de diverses lacunes dont le paysage urbain de Casablanca, ainsi que d’autres villes du royaume ayant subi le même sort, souffrent ; la dilapidation du patrimoine foncier de la ville, l’étalement urbain disproportionné qui caractérise désormais sa croissance.
Cette période de reconstruction de Casablanca sous un aménagement colonial, coïncide avec l’avènement du modèle urbain moderniste, et un impératif culturel pour son application. Au début du 20ème siècle, l’avènement de la ville moderne était en plein essor aux Etats-Unis et en Europe, exacerbée largement par une industrialisation accrue. La nouvelle vision de l’espace urbain se voulait autant réflective des traits culturels que des relations politiques et économiques qui régissent cet espace.
Le récit d’Ahmed Chitachni retrace l’histoire de la transformation de Casablanca, et par ricochet du Maroc, depuis 1907, sous une vision coloniale en dépit des subtilités et de la singularité de la réalité marocaine.
L’induction de nouvelles techniques et outils d’urbanisme moderne tels que le zonage et les approches modernes au design, ont permis aux autorités coloniales de concevoir de nouveaux modèles de développement urbain. Les premières expérimentations françaises en urbanisme ont donc eu lieu dans plusieurs métropoles du royaume, notamment Casablanca.
Ce processus était gouverné par une perspective moderniste formelle, contrastant avec l’étalement urbain, et la croissance énergétique mais anarchique, dont Lyautey caractérise Casablanca à l’époque. Cette ré-imagination de Casablanca sous un regard colonial, hormis la rationalité supposée, apportée par l'avènement de nouveaux processus d’urbanisme, touche plutôt au tissu socio-culturel de la ville ; un ré-imagination des Casablancais, et par conséquent des Marocains. « À travers la ville de Casablanca transformée en œuvre coloniale, dont la seule quête est de renforcer un certain ordre sécuritaire, avec ses géomètres » décrit Mohamed Haddy, professeur à l’institut national d’aménagement et d’urbanisme de Rabat, dans la préface du livre. « L’auteur - derrière une apparente sérénité dans la transcription de ses idées - décrit avec une précision d’orfèvre, les désordres sociaux, les violences innommables et les exclusions inhumaines dont ont été victimes les Bidaouis d’une manière particulière et les Marocains d’une manière générale ».
Plus que la planification et la conception d’un plan régissant l’expansion de la métropole, la majeure contribution de l’aménagement colonial est la mise en exergue d’une vision coloniale. Lors du zonage, et l’élaboration des plans d’Henri Prost, l’aménagement (démesuré) du territoire devint priorité, donnant lieu à une forte prévalence de spéculation foncière ; une issue à fort impact, ressenti même aujourd’hui, qui est d’ailleurs au centre des préoccupations de cet ouvrage. Comme le décrit Mouna Hachim, essayiste et journaliste, « Le récit nous mène ainsi bien avant 1907, avec les destructions et reconstructions de la ville, sa place dans les échanges internationaux, la ruée vers l’Eldorado avec ce qui s’ensuit en terme de melting pot mais aussi de dilapidation de patrimoine foncier, de spéculation, d’urbanisation précédant tout urbanisme, de tâtonnements marqués par le sceau du sécuritaire et du culturalisme ».
De nos jours, l’héritage d’un aménagement colonial parcellaire, la spéculation et la dilapidation du patrimoine foncier, ainsi que les plusieurs tentatives de reconstruction, est toujours ressenti, faisant preuve de la persistance d’un récit colonial. Ainsi, Ahmed Chitachni livre un essai probant dans l’optique de reconsidérer la vision fondatrice du paysage urbain de Casablanca, à l’instar de plusieurs métropoles du royaume.
La rénovation du paysage urbain de Casablanca, une ville longtemps sujette aux projets coloniaux, ayant subi de nombreuses destructions et reconstruction à travers son histoire, repose sur certaines reconsidérations. Ainsi l’indique Ahmed Chitachni dans le prologue de son ouvrage : « Il est temps, nous semble-t-il, que les intellectuels des deux bords procèdent aux ajustements théoriques nécessaires et à une relecture consciencieuse de la culture coloniale, dont les visées, loin d’être mues par une quelconque mission civilisatrice supposée, étaient animées par des motivations essentiellement impérialistes ».
L’espace urbain, comme toile de fond des interactions et du tissu socio-culturel, notamment pour les métropoles du royaume, fut rarement l’objet d’une véritable étude. L’histoire de la construction de Casablanca se révèle désormais éclairante. L’ajustement des principes généraux, régissant la construction de la ville, s’impose pour l’avenir d’une ville en quête d’une identité cosmopolite. Le récent ouvrage d’Ahmed Chitachni se présente aujourd’hui comme une étape clé pour la découverte de l’histoire d’un urbanisme, largement plongée dans l'ambiguïté.