chroniques
Peut-on envisager la fin d'Israël ? – Par Mohamed Chraibi
Fondée en 1938, « Neturei Karta » s'oppose à l'État contemporain d'Israël parce qu'elle ne croit pas que le peuple juif a le droit à l'autodétermination et parce que seul Dieu peut restaurer la souveraineté juive dans le pays. terre d'Israël en amenant le Messie.
L'idée de cette chronique, m'est venue d'une discussion avec un ami sur l'issue de la guerre en cours entre Hamas et Israël. A ma question : la fin de Hamas est-elle possible ? Il répondit : Et pourquoi pas plutôt celle d’Israël ? Le sachant esprit imaginatif et volontiers provocateur (dans sa bouche Israël devient " US-raël", car selon lui les U.S. et Israël constituent une seule entité), je pris d'abord sa réponse inattendue pour une boutade, mais la force de ses arguments puisés auprès d'intellectuels juifs de haut niveau, selon ses dires, m’incita à prendre l'affaire au sérieux.
J'entrepris donc de vérifier d’abord l’authenticité de ses références. Le résultat de ce travail que je vous livre ci-après, oblige, sinon à proclamer la fin imminente de l'Etat sioniste, du moins à l'envisager sans s'épouvanter de scènes apocalyptiques de feu et de sang.
Parmi les noms de grands savants juifs cités par mon ami, j'en retins trois :
- Moshe Zimmerman, historien, spécialiste de l'histoire de l'Allemagne qu'il enseigne à l'Université́ de Jérusalem,
- Shaul Magid, professeur au Dartmouth College, chercheur à la Shalom Hartman Institute of North America et à la Harvard Divinity School et rabbin à la synagogue de Fire Island
- Derek Penslar, professeur d'histoire juive à Harvard.
Et voici ce que disent ces "trois grosses pointures" sur la question de l'éventuelle disparition d'Israël (ou US-raël pour faire plaisir à l'instigateur de cette chronique).
Moshe Zimmerman: l’échec du sionisme
Revenant sur l'Europe des années 1930 afin de comprendre où va Israël, Zimmerman a accordé au journal Israélien Haaretz (23/12/23) un interview dans lequel il affirme que "Le Pogrom du Hamas démontre que Le sionisme a échoué". Il développe son idée en déclarant :
"Au moment où un pogrom contre les Juifs a lieu dans l'État juif, l'État sioniste, l'État et le sionisme témoignent de leur propre échec. Parce que l'idée sous-jacente à l'établissement d'un État sioniste était d'empêcher une situation comme celle dans laquelle se trouvaient les Juifs de la diaspora. Ce qui s'est passé le 7 octobre est un tournant dans l'histoire du sionisme et dans le conflit entre Israël et la Palestine… Nous arrivons à une situation dans laquelle le peuple juif qui vit à Sion vit dans un état d'insécurité totale...
Nous devons comprendre qu'il existe différentes solutions pour l'existence juive et accepter que les Juifs ont le droit de choisir entre ces solutions. L'émancipation [des juifs dans les pays où ils vivent] et la nation juive peuvent exister côte à côte. Certains disent que l'émancipation est suffisante pour nous, que nous pouvons gérer les risques de la vie dans la diaspora. D'autres disent qu'ils veulent une solution nationale. Le fait même que les deux solutions soient perçues comme mutuellement exclusives est déjà la preuve de l'échec de la solution de la nation.
Il est clair que la solution à deux États est celle qui s’impose même si, dans les circonstances actuelles, elle semble désespérée et absurde. L'alternative est soit pour nous d’éradiquer les Palestiniens, soit pour les Palestiniens de nous supprimer, en détruisant Israël..."
Les propos de Zimmerman sont clairs : l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023 montre que la solution adoptée par le sionisme pour mettre les Juifs du monde en sécurité en les dotant d’un Etat a échoué. Les Juifs d'Israël se trouvent face au dilemme de s'accrocher à leur Etat failli où ils s'exposent au risque de l'extermination ou reprendre le chemin de l'exil. Visiblement sa préférence va à la dernière option. En fait la perspective de démantèlement d’Israël ne date pas du 7 octobre 2023. Zimmerman est un récidiviste impénitent comme le rappelle Haaretz dans le passage suivant. : La critique de Zimmermann de l'extrémisme nationaliste en Israël l'a conduit, à plusieurs reprises devant les tribunaux, après avoir souligné les similitudes qu'il a observées entre l'Allemagne nazie et les événements qui se produisent en Israël.
« Il y a tout un segment de la société israélienne que j'affirme sans hésiter est une copie du nazisme. Regardez les enfants de Hébron, ils sont exactement comme la jeunesse hitlérienne... À partir de l'âge de zéro, leur tête est bourrée de « mauvais Arabes », d'antisémitisme, comment tout le monde est contre nous. Ils sont transformés en paranoïaques d'une race de maîtres, exactement comme la Jeunesse hitlérienne."
A d’autres occasion, Zimmermann a également comparé "Mein Kampf" et la Bible en tant que « livres dont une idéologie extrême pourrait être dérivée »
D’où on peut conclure qu’Israël pourrait finir comme le troisième Reich.
Shaul Magid : l’invitation à l’exil
Cet érudit est une figure unique dans le paysage intellectuel juif américain du fait de son parcours exceptionnel et de sa grande maîtrise des « études juives » (Jewish studies) selon le journal Haaretz qui l’a interviewé suite à la parution de son dernier livre « The Necessity of Exile - Essays from a Distance", (la nécessité de l’exil, essais à distance).
Après son allia en 1981, et son immersion dans le monde ultra-orthodoxe de Jérusalem (tout en poursuivant ses études à l'Université hébraïque), il a été « désillusionné par la vie insulaire en Israël » à laquelle il a préféré la fréquentation des colons de Cisjordanie et de Gush Katif - le groupe de colonies de la bande de Gaza qu'Israël a évacué en 2005. D’abord captivé par la ferveur des sionistes religieux, là encore il a vite déchanté. Dans un passage de son livre, il décrit l’épiphanie suivante : priant sur une colline en surplomb de Khan Yunis tout en observant les Palestiniens de Gaza revenant d'une journée de travail, il s'est rendu compte que pendant que les Haredim (ultra-orthodoxes religieux) étaient préoccupés par le passé, les sionistes religieux étaient fixés sur l'avenir - et "cet avenir n'a pas de place pour les Palestiniens". Cette douloureuse révélation est à l’origine de son retour à New York en 1989 où il se distingue par un antisionisme d’un genre inédit car doublé d’un attachement quasi charnel à Israël à l’inverse des intellectuels juifs libéraux progressistes pour lesquels, souvent, Israël bien qu'inséparable de leur identité juive, est plus un concept qu’une réalité physique. Son antisionisme en fait le chantre de l’EXIL en opposition à la solution nationale (création d’un état national pour les juifs, raison d’être du sionisme). En cela Magid rejoint Zimmerman que nous avons présenté dans le premier de cet article consacré à la « disparition d’Israël? ».
Le concept d'exil de Magid invite les juifs de la diaspora - et ceux d’Israël - à repenser le sentiment de ne pas encore « être enfin chez soi » », à conserver les possibilités d'autres existences et à éviter une "culture de domination".
"Je suggère, dit-il, que la question centrale n'est peut-être pas le type de sionisme, mais le sionisme lui-même. L'affirmation de l'idéologie de mettre fin à un exil de 2 000 ans, selon laquelle la seule forme viable d'existence juive est en Israël"
Contrairement aux Juifs orthodoxes, qui voient l'exil comme une condition théologique et sociologique liée à leur histoire et à leur identité, les Juifs laïques doivent trouver un sens différent de l'exil. Comme je l'affirme dans le livre, l'exil a été un terrain fertile pour la créativité et la formation de l'identité juives. C'est un état d'être séparé mais intégré, de vivre avec les autres et de contribuer à une culture plus large. Cette perspective remet en question l'idée que la fondation de l'État d'Israël a marqué la fin de l'histoire juive ou de l'exil. Au lieu de cela, cela suggère que la diaspora juive, en particulier dans un contexte non oppressif comme l'Amérique, continue d'être une partie dynamique et productive de l'histoire juive."
Derek Penslar : Israël, un enfant à charge et à risque
Drek Penslar est une autorité de premier plan en matière d'histoire juive moderne, en particulier du mouvement sioniste et des relations entre la diaspora et Israël. Son livre récemment publié, « Zionism : An Emotional State », analyse la nature du soutien et du puissant lien émotionnel de la communauté juive américaine avec l’État d’Israël.
Même si, contrairement aux deux penseurs précédemment présentés, Penslar écarte l'éventualité de la disparition d'Israël, il n'en exprime pas moins son inquiétude quant à sa pérennité du fait notamment de l'affaiblissement du lien entre Israël et les jeunes juifs de la diaspora américaine. Penslar s'inquiète également de l'affaiblissement d’Israël suite à l'attaque du 7 octobre 2023, très dangereux pour un pays dont l'existence dépendait de la capacité de dissuasion de son armée que la guerre qu'il mène actuellement n'arrivera pas à restaurer. Je m'empresse de lui laisser la parole:
" Il existe de nombreux types d'amour et de relations entre les gens, et ce que nous voyons aujourd'hui dans la façon dont les Juifs américains réagissent à Israël, en donnant de l'argent pour des couvertures ou des gilets pare-balles, c'est un retour à l'amour d'un adulte pour un enfant à risque et dépendant. C’est très différent du genre d’amour que les Juifs américains ont porté à Israël à partir des années 1960 et pendant plusieurs décennies. C’était un amour pour un adulte, débordant de force, que les Juifs américains considéraient avec crainte et admiration. Mais aujourd’hui, Israël revient à sa position antérieure : vulnérable, fragile et dépendant. ...
Par le passé, Israël était une source de fierté et était perçu comme un phare moral. Mais comme de nombreuses relations amoureuses qui commencent par une adoration aveugle et se terminent par une amère déception, la situation entre les deux parties a également évolué. Au cours de la dernière décennie, au moins, un phénomène inquiétant de désillusion est apparu dans la diaspora à l'égard d'Israël, dans le meilleur des cas, mais, dans le pire des cas, il y a aussi eu un rejet ouvert et une tendance à se dissocier de l' État juif, en particulier parmi la jeune génération et la gauche progressiste. L'occupation continue dans les territoires, les frictions autour de l'absence d'un espace de prière pluraliste au Mur Occidental, la montée de l'extrémisme religieux et la tentative de réforme judiciaire du gouvernement israélien – tout cela n'a fait qu'intensifier et approfondir le fossé grandissant ces dernières années entre Israël et la communauté juive américaine....
Nous assistons à un sentiment de panique très puissant qui ramène les Juifs à l’époque de l’Holocauste. Néanmoins, je ne pense pas qu’il y ait vraiment de crainte pour la survie même de l’État d’Israël, mais il y a le sentiment qu’Israël revient à la condition fragile dans laquelle il se trouvait avant la guerre de 1967.
La question est de savoir ce qu’il adviendra des jeunes générations, qui affichent depuis 20 ans un refroidissement, voire une distanciation par rapport à l’État d’Israël. De nombreux jeunes Juifs américains critiquent depuis longtemps le gouvernement israélien et l’occupation, et sont désormais bouleversés par le bombardement de Gaza et par ce qui semble être le soutien inconditionnel du président Biden à Israël. J’ai personnellement entendu de tels commentaires de la part d’étudiants... nous assisterons à l’accélération d’une tendance actuelle des Juifs américains à réduire leurs contributions aux institutions de collecte de fonds directement liées à l’État..."
Neturei Karta, une secte ultra orthodoxe ennemie d Israël
Dans les trois textes précédents sur « l’éventualité de la fin d’Israël », nous avons donné la parole à trois intellectuels juifs de haut niveau d’Israël et de la diaspora américaine. Nous ne pouvons clore cette réflexion sans évoquer le sentiment à ce sujet au niveau populaire juif. Nous nous référerons pour ce faire à un article paru, fort à propos, dans Haaretz du 15/1/24 sous le titre « they are anti-Zionist Jews but not ally of the Palestinian Cause » (Ce sont des antisionistes juifs, mais ils ne sont pas des alliés de la cause palestinienne). C’est l’objet de ce quatrième et dernier chapitre de l’article.
Des communautés de cette petite secte Haredi (Neturei Karta) existent aux États-Unis, au Royaume-Uni et… en Israël. Elles sont connues d'abord et avant tout pour leur opposition féroce à l'État juif. Leur résistance est religieuse : ils croient que jusqu'à ce que le messie vienne, les Juifs n'ont pas à établir d’Etat dans la Terre biblique d'Israël. D'ici là, les Juifs doivent rester des citoyens loyaux de leurs nations d'accueil et ne peuvent pas tenter de mettre fin à l'exil imposé par Dieu.
Le rabbin Yisroel Dovid Weiss s'est même adressé à la marche pour Gaza à Washington (via un message vidéo préenregistré). "Nous voulons que le monde sache que parce que nous sommes des Juifs fidèles à la Torah, nous pleurons avec le peuple de Gaza", a-t-il déclaré. "C'est antisémite ce que l'État sioniste d'Israël commet : le crime, l'occupation et le massacre à Gaza"
Ils ne sont en aucun cas la seule secte antisioniste Haredi - la communauté Satmar à New York est à la fois plus importante et plus ancienne - mais la volonté de Neturei Karta d'adopter les signes, les symboles et les slogans de la libération des Palestiniens est unique. Ce faisant, ils sont devenus les bienvenus lors d'événements pro-palestiniens, souvent drapés de keffiyah sur leurs longs manteaux noirs. Après tout, il n'y a pas de meilleure preuve que l'antisionisme n'est pas un antisémitisme que de voir des juifs portant ostensiblement des signes appelant au démantèlement d'Israël. C'est ce à quoi ressemblent les "vrais Juifs", suggèrent les photos, et c'est ce que croient les "vrais Juifs".
Parmi les Juifs, Neturei Karta est connu pour sa participation à la Conférence internationale sur l'examen de la vision mondiale de l'Holocauste à Téhéran en 2006 - plus connue sous le nom de conférence sur le déni de l'Iran sur l'Holocauste. Dans son discours là-bas, Weiss n'a pas nié que les Juifs, y compris ses grands-parents, avaient été tués dans l'Holocauste, mais a déclaré qu'il avait des documents prouvant que les sionistes ont collaboré avec les nazis, ont contrecarré les efforts pour sauver les Juifs et ont dit " Juifs orthodoxes nous n’en voulons pas, laissez-les mourir". Il a en outre déclaré que les sionistes voulaient que plus de Juifs meurent dans l'Holocauste, afin que les nations du monde leur donnent plus de terres pour leurs souffrances.
Les Juifs grimacent à l’image de Neturei Karta à cause de ses fréquentations (y compris le régime iranien - ils étaient particulièrement à l'aise avec Mahmoud Ahmedinejad, qui avait qualifié l'Holocauste de "mythe"), le Jihad islamique palestinien, Ismail Haniyeh du Hamas et Louis Farrakhan, entre autres. …
Mais les militants pro-palestiniens devraient savoir qu'eux et Neturei Karta ne veulent pas la même chose. Pour le moment, bien sûr, leurs objectifs coïncident, mais ils devraient se méfier de Naturei Karta comme les Juifs sionistes vis à vis des chrétiens évangéliques qui ne soutiennent Israël que pour son rôle futur à la fin des temps.
Aux yeux de Neturei Karta, quand le messie viendra - et, pour eux, ce n'est pas une question de "si" - il n'y aura pas de Palestine « de la rivière à la mer ». Il y aura une théocratie juive monarchique dans toute la Terre d'Israël. Les morts justes seront ressuscités, les Juifs exilés se rassembleront des coins de la Terre et tous reconnaîtront la loi de la Torah comme la vérité. L'antisionisme, tel qu'ils le voient, fait partie des commandements qui leur sont donnés pour initier ce monde à venir, un monde qui n'a pas tout à fait de place pour la souveraineté des musulmans de Cheikh Jarrah et des chrétiens de Bethléem.