Dris Bouissef-Rekab Luque ramène Paquita chez les Ibères – Par Abdelaziz Tribak

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‘’Paquita partit doucement sans le fracas de son entrée dans la vie d’épouse. Elle n’était plus là pour assister à une dernière absurdité de sa condition en tant qu’épouse d’un mariage mixte. Son nom lui interdisait d’être inhumée dans un cimetière pour musulman,… Fort heureusement, un membre de la famille avait gardé une copie de l’acte du mariage de Paquita avec Mohamed, où elle était devenue Amina la musulmane !

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À travers Paquita en tierra de moros, Dris Bouissef-Rekab Luque livre bien plus qu’un hommage filial : une fresque bouleversante sur l’amour, l’exil, le racisme, le métissage et la mémoire. Entre la tendresse des souvenirs et la rugosité d’un quotidien partagé entre deux mondes, ce récit rare donne enfin une voix aux "mères-courage" oubliées et à ces histoires de mixité silencieuses, souvent effacées des récits officiels. Paquita, femme libre et loyale, devient un symbole de dignité et de résistance face aux préjugés, aux silences de l’Histoire et aux fractures coloniales. Abdelaziz Tribak, subjugué, revient sur la vie d’un compagnon de prison qui témoigne d’une tranche de vie.

Le récit de D. B-R. L. m’a subjugué pour plusieurs raisons, les une subjectives d’autres objectives. Paquita est d’abord la mère de mon camarade et ami, D. Bouissef-Rekab Luque, l’une de nos mères-courage, de celles qui ont rendu notre long « exil » à la prison centrale de Kénitra supportable. Elle était aussi l’épouse de Mohamed « M3idni » (Diminutif d’un natif de Beni Maadane, une tribu perchée juste en face de Tétouan sur la route vers la plage de Azla). Mohamed était l’ami de mes défunts père et oncle et dont j’entendais beaucoup parler durant mon enfance, particulièrement pour ses anciennes qualités de footballeur des années 30. Sans oublier, aussi, que c’est la mère de Selam, le benjamin de la famille et mon ami du collège Charif el Idrissi de Tétouan (Bien avant de connaitre Dris)…

Elle présentait un cas particulier, celui d’une Espagnole mariée à un marocain du temps du protectorat. Ce genre de mariage n’était pas très courant à l’époque. Au quartier de Tétouan où je suis né, Saniat R’mel, il y avait la veuve espagnole d’un marocain dont la jolie fille faisait rêver les jeunes et les plus du tout jeunes (fantasmes platoniques comme l’époque l’exigeait). Puis, un autre couple qui a donné « Drissito », infirmier major et gardien de but de l’équipe sénior du quartier, et son frère Rochdi qui deviendra musicien. 

Et il y avait les autres Espagnols, « visibles », mais « inconnus », vivant entre-soi même s’ils tenaient des épiceries dans le quartier attirant une clientèle « moros » intéressés par le liquide ocre et quelques tranches de « chorizo » ou « jamon », sinon un « buyo » au thon... Chacun évoluait dans sa sphère particulière. Exception faite du grand Paco qui tenait une sorte de droguerie, avec le sourire, et des facilités à l’achat, pour tout le monde. Paco allait rester à Tétouan, après l’indépendance, pour tout ce qu’il lui restait à vivre… Ailleurs dans le reste de la ville (extra muros) la situation n’était guère différente… Les deux communautés se regardaient en chiens de faïence, vaquant à un quotidien parallèle. 

Dris Bouissef-Rekab Luque

Avec le temps, je me suis posé bien des questions sur la « coexistence », au quotidien des « Moros » et des Espagnols durant le protectorat… Je n’ai rien trouvé de précis dans les centaines de journaux que j’ai eus à consulter pour un travail de recherche, ni dans mes autres lectures… Même un roman comme « El tiempo entre costuras » (L’espionne de Tanger ou سيدة الفاستين  selon la traduction du roman à l’arabe) ne fait  qu’effleurer le Tétouan « moro » où l’histoire se passe, pourtant, sur de longues années… Rien sur cette « coexistence » au quotidien ! Les journaux espagnols de Tétouan, durant le protectorat, étaient prodigues sur le quotidien des leurs. Et les journaux nationalistes s’occupaient plutôt de politique ou de culture…

Jusqu’à ce que « Paquita en tierra de moros », une histoire bien réelle, survienne pour me donner un aperçu de ce que cela signifiait. En espérant que d’autres écrits, des deux côtés, puissent combler une autre partie de ce manque…

C’est Dris, en « vieux moro », qui narre l’histoire, à partir de ses propres souvenirs et des conversations qu’il a eues avec sa mère. Un exercice littéraire inédit jusqu’à présent chez nous. Et une histoire à deux bandes, celle principale de Paquita et celle du même Dris, dans un espagnol chatoyant où son fin humour pointe partout…

Le cœur a ses raisons…

C’est une histoire réelle d’amour fort, à l’ancienne, qui transcende le cloisonnement communautaire, les préjugés, les traditions… Une femme espagnole, Paquita, bien éduquée selon les canons espagnols de l’époque et à qui l’on avait interdit l’école, assez tôt, pour étouffer son penchant pour le théâtre. Et un homme marocain, Mohamed, assez atypique pour ces temps-là. Ayant quitté sa proche campagne assez tôt (A 16 ans) pour voler de ses propres ailes, Mohamed semblait avoir réussi son pari. Bel homme, bien sapé, maîtrisant l’espagnol, qu’il avait appris sur le tas, et aux manières très policées. Il avait joué au football avec différentes équipes locales, dont l’ancêtre de l’actuel Moghreb de Tétouan, qui s’appelait déjà ainsi, et le club espagnol l’Atletico de Tétouan (nous dit Dris). Il avait, aussi, fait la guerre civile comme tant d’autres marocains, parmi les rangs de l’armée franquiste, et était même membre du parti franquiste des Phalanges à Tétouan. Il occupait un poste de traducteur dans l’administration espagnole, alors que Paquita bossait (jusqu’à leur mariage) dans un magasin de ventes de chaussures. La rencontre s’était passée, fortuitement, sur les bancs de la place du Feddane, quand Mohamed est venu saluer son ami Selam et sa femme espagnole amie de Paquita qui se trouvait avec eux. Leurs yeux se sont croisés et Cupidon, sans prévenir, y est allée de sa flèche… Paquita, qui ne connaissait rien des « moros » (à part Selam), n’avait pas encore trouvé l’homme qu’elle cherchait et avait repoussé quelques prétendants pour « fades » ou « rustres ». De son coté, Mohamed avait l’âge de se « fixer » une bonne fois pour toutes…

Seulement, « donner » sa fille à un « Moro » que les Espagnols étaient venus « civiliser », faisait partie de l’impensable ! Et Josefa, la mère de Paquita, le refusa de manière catégorique, tandis que son père était plutôt « conciliant ». Même, les habitants espagnols du bloc de maison de Paquita y sont allés de leurs commentaires venimeux, refusant de voir une belle femme des leurs vivre avec un « Moro » forcément « fourbe » … Paquita, amoureuse, n’en avait cure, franchissant le pas, n’écoutant que son cœur. Et l’on sait comme dirait Pascal que le cœur a ses raisons… 

Les jeunes amoureux durent se marier en petite cérémonie, selon le rite islamique, après la réticence d’un curé qui ne pouvait marier que des chrétiens, Paquita devenant, « Amina al Islamiya ». Sur le papier, car en réalité elle croyait profondément en Dieu, mais pas celui des religieux, nous dit Dris … Paquita eut le courage d’habiter avec son mari dans l’ancienne médina de Tétouan, réservée à l’époque aux nationaux, contrairement au centre-ville européen « l’Ensanche » (« Chanti » pour les Tétouanais) et à certains nouveaux quartiers périphériques, et de surmonter au début le problème d’être dans un environnement et une langue diffèrents, au milieu de quelques commentaires sur sa façon européenne de s’habiller. Ainsi étaient les années 40 en pleine médina … Mais pas seulement. Elle devait aussi surmonter, selon les recommandations de Mohamed, qui avait de bons moyens, le problème de quitter son travail pour consacrer son temps à sa petite famille qui prenait rapidement du volume… 

Du côté de la famille de Mohamed les choses se sont plutôt bien passées… C’était presque une prise de guerre.

Mais, la vie avec Mohamed n’était pas un long fleuve tranquille Homme calme d’ordinaire, et amoureux de sa femme, son humeur lui jouait parfois de mauvais tours par des pointes de colère soudaines. Il en eut une de trop face à un supérieur espagnol au sein de son administration qu’il insulta copieusement. Cela aurait pu le mener droit en prison, mais peut-être que sa qualité de « phalangiste » l’en a épargné, et en échange on l’a rayé sans ménagement de sa fonction de traducteur et il s’est trouvé au chômage avec, déjà, 4 ou 5 gosses sur les bras. 

Mohamed ne s’en formalisa pas trop, car il avait un lopin de terre du côté de son Beni Maaden natal, et il s’en alla avec sa « troupe » vivre dans une « nouala » et « s’occuper » d’un élevage de chèvres avec vente de leur produit laitier en ville… Bien sûr, Paquita a suivi son mari pour vivre à la campagne, sans hésitation. Sa vie, c’était Mohamed et ses enfants. Sauf que Mohamed s’est vite désintéressé de cet élevage, laissant aux petits Dris et Mohamed le cadet (6 et 5 ans), le soin de s’occuper du troupeau qui s’amaigrissait à vue d’œil ! Le père Mohamed s’était transformé en « citadin » qui aimait se retrouver avec ses copains de la ville autour d’un pot ou d’un jeu de société…

Et ce qui devait arriver finit par arriver, la dèche totale ! C’est Paquita qui maintint la barque, chavirante, à flot. Elle faisait tout ce qui était possible de faire, et même plus, pour sauver les siens (préparer à manger, coudre, jardiner, conseiller…), supportant, même, quelques coups de gueule rageurs de son mari. Sans jamais fléchir ! A un certain moment, elle prit l’initiative, dangereuse de barrer la route au convoi, sécurisé par des motards, du résident général espagnol au nord du Maroc, pour pouvoir lui présenter une supplique en faveur de son mari. 

Ce fut périlleux mais payant, ou presque ! Le père Mohamed a été autorisé à réintégrer l’administration espagnole…mais à El Jebha, qu’on appelait à l’époque « Puerto Capaz ». Un coin perdu sur la côte méditerranéenne dont l’accès était presque miraculeux ces temps-là. N’empêche, profitant de ce répit, Paquita inscrit ses deux bouts de petits bergers dans une école de la médina de Tétouan, marquant le début d’un long parcours studieux qui allaient les transformer en de futurs professeurs universitaires… 

Le Choix de Sophie 

Mais, la vaillante Paquita, n’était pas au bout de ses peines. Pratiquement en « exil », Mohamed se remarie à une infirmière de Jebha et Paquita dut y faire un déplacement harassant pour l’obliger de divorcer… 

A la fin du protectorat, Mohamed fut muté à Bou Ahmed, gagnant une cinquantaine de kms vers Tétouan, mais dont l’accès était tout aussi pénible.  Le même danger de perdre son mari continuait de hanter Paquita, surtout quand la femme d’un fonctionnaire local l’informa de la présence de plusieurs jeunes filles dont les parents aimeraient les « offrir » en mariage à Mohamed.

Paquita dut faire ce que j’appellerais le « choix de Sophie » (du célèbre roman de William Styron dont est tiré le film de Alan J. Pakula). Entre son amour et ses enfants, elle choisit de rejoindre son mari à Bou Ahmed laissant ses enfants, dont l’ainé avait presque 13 ans, « seuls » au quartier Barrio pendant plus de 3 ans (Avec des visites espacées) ! Auparavant, la famille avait quitté la « Barraca » de Ben Maadan pour habiter la maison de la grand-mère Josefa, rentrée en Espagne, après la fin du protectorat. 

Ce choix dangereux, Paquita l’expliquera de la façon la plus simple et la plus convaincante à Dris lors de leurs entretiens ultérieurs qui ont inspiré ce livre. Paquita a rejoint son mari à Bou Ahmed pour tout à la fois sauver son amour, sauvegarder son foyer et assurer l’avenir de ses enfants, notamment leurs études où ils avançaient remarquablement.  

Tout au long de cette période, il faut dire, les filles, malgré leur prime jeunesse, mais ayant été à l’école de Paquita, ont bien tenu la maison s’occupant du mieux possible de leurs frères. Pour les garçons Paquita n’avait pas de soucis à se faire. Rassurée par leur débrouillardise de petits bergers, puis à l’entame de l’école, par leur application malgré toutes les difficultés, elle savait qu’ils s’en sortiraient. Et puis, il y avait les conseils prodigués par Paquita, dont Dris a reconnu l’influence sur son comportement en fin de compte. 

Au quartier Barrio, les garçons eurent à affronter les conséquences d’être des enfants d’un mariage mixte… Des Espagnols continuaient toujours d’habiter au Bloc Franco, « casa barata », mais à part quelques rares exceptions, Dris et ses frères n’étaient pas acceptés par leurs pairs, pour être « fils de moro ». Qu’ils soient « blancs », beaux et parlant espagnol, n’y changeaient pas grand-chose …

Dans leur face ‘’moro’’, Dris et Mohamed, férus de football, jouant un peu plus loin de leur quartier avec leurs copains marocains, ils n’ont jamais déclaré être les enfants d’une Espagnole, une « nesraniya » … Crainte enfantine réelle ou virtuelle, personne n’aurait pu dire. Les enfants ont géré comme ils pouvaient et c’est tout. 

Il faut reconnaitre qu’ils ont pas mal réussi. Les filles ont constitué leur propre famille dont les membres vivent dans plusieurs pays européens. Cependant que les garçons ont donné des professeurs universitaires, un médecin anesthésiste et un grand cadre du privé. 

Dris a aussi fait entrer Paquita dans l’une des pages « particulières »   de l’histoire politique du pays, celle du « mouvement des familles » qui eurent à appuyer leurs enfants détenus dans le cadre du « mouvement marxiste-léniniste » durant les années 70 du siècle dernier. Comment aurait-il pu en être autrement pour cette douce et courageuse femme, elle qui avait bravé tant de difficultés pour sauver son amour et son foyer ? Comme toutes les autres « mères-courage » elle n’eut aucune hésitation à sortir manifester pour son « Dris » ! 

D’absurdité en absurdité

Paquita n’a, toutefois, pas empêché Dris de subir des situations de racisme en Catalogne. Aux débuts des années 90, apres avoir été libéré en 1989, Driss a travaillé un moment en tant que journaliste pour le quotidien Libération de l’Usfp, et fait des piges pour le journal espagnol El Pais. Convoqué au ministère de l’information, à l’époque, pour s’expliquer sur le contenu de certains de ses articles dans le journal espagnol, et s’étant attaché à sa liberté d’expression, Dris a quitté l’entretien sur une menace, à peine voilée, qui l’a poussé sans attendre à quitter le Maroc, avec sa femme Fatima et sa fille récemment née … 

En Catalogne, la famille a pu se lancer grâce à quelques amis espagnols, mais Dris s’est vu refuser plusieurs emplois après des entretiens réussis dans un espagnol chatoyant, récusé pour son nom qui n’avait rien d’espagnol… Ce qui poussa Dris à revenir au Maroc, 10 ans après, là où personne ne le rejetterait par ignorance, racisme ou à cause de son nom…

Paquita partit doucement sans le fracas de son entrée dans la vie d’épouse. Elle n’était plus là pour assister à une dernière absurdité de sa condition en tant qu’épouse d’un mariage mixte. Son nom lui interdisait d’être inhumée dans un cimetière pour musulmans, elle qui avait passé toute sa vie au Maroc, au service de son mari (parti en 1971) et de ses enfants et petits-enfants… Fort heureusement, un membre de la famille avait gardé une copie de l’acte du mariage de Paquita avec Mohamed, où elle était devenue Amina la musulmane !

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