Du Golem de Prague au cybernanthrope

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Le Golem de Prague ou l’ancêtre du robot

Prague en hiver exhale des clartés brumeuses de pratiques occultes, des musiques ensorceleuses d’étranges cultes, des traînées luminescentes d’invisibles catapultes. Des silhouettes fantomatiques s’engouffrent dans des trappes. Les pierres se subliment et se sanctifient, s’illuminent et se codifient, s’incarnent et se personnifient. Les œuvres de dissolution, de purification, de transmutation s’accomplissent dans l’obscurité des temples secrets. Dans le dédale des ruelles phosphorées par les clochetons de la Tyn, les lueurs dansantes et les aspioles pensantes, s’évaporent les contours de l’espace et du temps, se promènent, dès la tombée de la nuit, les fantômes suprasensibles du passé et les esprits invisibles du présent, se libère l’imaginaire des entraves de la raison, s’incarnent des êtres surgis du néant dont le golem devient la figure emblématique. Franz Kafka confesse : « Une fois de plus, j’en suis certain, je peux entendre le doux battement des tambours sous la terre, et je ne suis toujours pas en mesure de trouver une explication à cet étrange phénomène ».

La voie royale, ponctuée d’architectures et de sculptures ésotériques, s’ouvre aux pérégrinations mystiques. La Ruelle d’Or est ainsi nommée parce s’y regroupaient de nombreux laboratoires d’alchimistes. L’ancienne cité médiévale, en perpétuelle reconstruction, juxtapose, conjugue, fusionne les époques et les langages dans son enchanteresse débauche baroque. Les rénovations et les restaurations jouent des jointures et des emboîtures, des aboutages et des sertissages, des judicieuses articulations et des malicieuses synchronisations. Palimpseste urbanistique où les novations se nichent dans les transmissions et les successions minérales. La façade rose du centre commercial du palladium, avec ses fenêtres en trompe l’œil, théâtralise la raison commerçante, l’humanise de beauté au-delà des manipulations publicitaires. Ici, les prouesses techniques ne se justifient que par leur apport artistique. La « maison qui danse » de Franck Gehry incruste féériquement son déconstructivisme dans les vieilles façades. Les peintures et dorures Art nouveau de la Maison municipale, abritant l’opéra et la séculaire Tour poudrière, illustre la merveilleuse fusion des styles et l’irrésistible magnétisme des transfigurations patrimoniales. Dans cette mosaïque d’écritures paradoxales, les géométries élémentaires du cubisme elles-mêmes se matérialisent et s’infiltrent dans les sibyllines structures. L’église rococo de Trojice (1713) est ainsi reliée au palais cubiste Diamant (1912) des architectes Matej Blecha et Emil Kralicek. Dans la capitale de la Bohême tout se réorganise, tout se syntonise, tout se divinise.

Ici, l’art, sous toutes ses formes, illustre dans chaque recoin les mythologies urbaines et les légendes lointaines. Les jardins et les bâtiments offrent au regard médusé leurs fresques satinées, leurs moulures raffinées, leurs bronzes patinés. Les stations de métro, richement décorés, sont autant de spectacles oniriques. Prague, née d’une glaise culturelle miraculeuse, s’énergise, se féconde et se fertilise dans la culture. Ses concepteurs, ses créateurs, ses penseurs se célèbrent et s’immortalisent sur les places publiques. Leurs bustes et leurs statues irradient leur inextinguible flamme poétique. Dans cette urbanité labyrinthique, les configurations duelles se transforment à chaque carrefour en sensualités visuelles. Le monument dédié par le sculpteur Stanislav Sucharda à l’historien František Palacký (1798 – 1876) le représente en sage vénérable, dépositaire de la mémoire de la ville. L’« Histoire du peuple chèque en Bohême et en Moravie », référence incontournable, explique comment cette culture bohémienne s’est édifiée sur terre tchèque dans une lutte incessante entre imprégnation slave et influence germanique. Aspirations à la liberté et légitimation des autorités, dynamique des créations et pesanteur des traditions, conquêtes du rationalisme et contre-attaques du conservatisme, cadencent les avancées et les régressions. La villa de Stanislav Sucharda, construite à l’aube du vingtième siècle par l’architecte Jan Kotera, devenue un musée, dévorée par les lianes arbustives et les chimères végétative, ressemble aux maisons hantées des sagas romantiques. Un certain mois de mai 1902, Auguste Rodin se retrouve invité en grande pompe à Prague avec une exposition rétrospective dans un pavillon spécialement conçu pour l’événement. Pendant ce voyage homérique, Auguste Rodin, accompagné de ses amis artistes Alphonse Mucha, Rudolph Vacha et Joseph Maratka, est porté en triomphe par la foule comme un dieu vivant. Le nom du sculpteur français est, depuis lors, inscrit en lettres d’or dans la mémoire locale.

Sur le chemin du quartier juif Josefoy, un restaurant exhibe l’enseigne évocatrice « U’ Gòlema » (Le Golem). Au XVIe siècle, durant la « guerre des trente ans » sous Rodolphe II, Prague vit sa période magique et légendaire malgré les pogroms périodiques. C’est ainsi que le Rabbin Loew crée le Golem pour protéger le ghetto des persécutions. Le rabbin se double d’un mage. A l’instar de la déesse Aphrodite insufflant la vie dans la sculpture Galatée de Pygmalion, le Ba’al Shem (patron du nom), anime sa statue de terre en prononçant l’un des noms secrets de Dieu. Un être surnaturel, doué d’une force surhumaine. Le Golem s’autonomise au point de se rebeller contre son Maître qui finit par le détruire.

Le rabbi Juda Loew ben Bazalel, dit le Marahal (abréviation de Morenou HaRav Loew : notre Maître Loew), descend d’une famille andalouse expulsée de la péninsule ibérique. Mystique, philosophe, talmudiste, il s’intéresse autant à l’exégèse religieuse qu’aux sciences profanes et produit, tout au long de sa vie, une œuvre abondante, des commentaires savants de la Torah, des traités d’éthique. Il entreprend de restaurer les valeurs essentielles du Talmud et de la Gémara, notamment dans Beer Hagola (Le Puits de l’exil) et dans Nétivot Olam (Les Sentiers des temps antiques) (André Néher : Le Puits de l’Exil, la théologie dialectique du Marahal de Prague, éditions Albin Michel, 1962). Il révolutionne les méthodes pédagogiques des instituts talmudiques (Yeshevot) en instituant l’apprentissage de la Torah, de la Mishna et de la Gémara dans un ordre de compréhension et d’explicitation accessible aux clercs et aux néophytes, en rendant aux traditions leurs mérites dans la perpétuation orale de la Torah et en se donnant comme imperturbable ligne de conduite la clarté et l’authenticité. Auteur de la fameuse formule laïque « En aucun cas la Torah et la science ne peuvent entrer en conflit puisque leur domaine n’est pas le même », le Rabbin Juda Loew entretient des liens d’amitié avec d’éminents savants, notamment l’astronome Tycho Brahe, et s’assure la collaboration du mathématicien David Gans. Ces deux scientifiques sont en même temps astronomes et astrologues, scrupuleux laboureurs des champs physiques et fiévreux explorateurs des incommensurabilités métaphysiques. Le Golem surgit comme une réponse fantastique à une crise intellectuelle annoncée. La lumière ésotérique révèle de ses feux ténus l’âge sombre. La révolution cartésienne a instauré séculairement la prédominance de l’analyse désintégrative sur la synthèse connective, de la fragmentation matérielle sur la globalisation spirituelle, de la fermeture opérative sur l’ouverture contemplative. Avant la modélisation de l’universalisme occidental comme unique référence et unique paradigme, le moyen-âge européen, rejeté d’un bloc dans les poubelles de l’histoire, regorgeait de mille héritages initiatiques définitivement perdus.
En 1584, le Marahal encore simple directeur de la Klaus (synagogue-école), n’est pas élu au poste de grand rabbin de Prague parce qu’il fait juste avant son sermon de shabbat du repentir sur la médisance, ce venin de la parole qui pervertit le don le plus précieux du ciel, le verbe, et dépossède la victime de sa réalité humaine. L’assistance préfère un guide des consciences plus indulgent pour leurs âmes enclines, par jouissive méchanceté, à dénigrer le prochain. Le Rabbi Loew est reçu au château Nuremberg, par l’Empereur Rodolph II. L’entretien demeure sous le sceau du secret, mais le projet d’expulsion des juifs est annulé. Cinq ans après cette rencontre décisive, qui évite à cette communauté un nouvel exil, le Marahal est élu Grand Rabbin de Prague pour un long mandat jusqu’à sa mort en 1609 à presque cent ans.

En araméen, le vocable Golem signifie matière inerte. Le Talmud le cite dans la narration biblique de la Création. Selon cette tradition, le Golem est un embryon humain au stade primordial, tiré de la boue avant le souffle vital. "Douze-heures eut le jour, durant la première la terre fut accumulée, durant la deuxième, il devint Golem..., durant la quatrième l’âme entra en lui..." (Talmud Babylonien). Dans le Triangle de la Magie (Prague, Milan, Londres), alchimistes, rabbins et kabbalistes se sont évertués à transmuter le plomb en or et les entités imperceptibles en corps palpables. Aux commencements l’alphabet. L’empreinte sacrée se manifeste par le verbe. Sur le front du Golem s’incrustent en lettres de feu les signes kabbalistiques Aleph, Mem et Thau du premier homme, Adam. Ces signes psalmodiés se transforment en Emet, vérité. Dans tous les cas, dès qu’on efface la lettre Aleph, le Golem se désintègre comme un robot désactivé. La combinaison des lettres Mem et Thau donnent Met, la mort. Le Golem relève, de ce fait, de la terrible magie noire qu’Eliphas Levi nomme Goetia.

Trois siècles plus tard, paraissent à Piotrkrow Les Actions merveilleuses du Marahal avec le Golem (Nifla’ot Maharal im ha-golem), qui se présente comme une copie d’un manuscrit retrouvé de Rabbi Isaac Cohen, gendre de Rabbi Lowe. Le récit révèle comment une anse argileuse de la Vltata se transfigura en forme humaine, douée de vie par la force de la méditation et de la prière. Le mot hébreu Golem n’apparaît qu’une seule fois dans une version de la Bible : « Je n’étais qu’un germe (golmi) informe, et tes yeux me voyaient ». Le Talmud de Babylone évoque un rabbi qui créa un homme. Cette légende est vivace au Moyen-Âge. Dans le livre, il reçoit un nom, Yossele. C’est un demeuré qui n’obéit qu’à son créateur. Mais il protège la nuit le ghetto d’intrusions malveillantes et permet à tous de dormir tranquilles. Depuis que le Maharal a mis fin à la vie de sa créature. Le Golem gît dans le grenier de la synagogue vieille-nouvelle dont l’accès est aujourd’hui condamné. Beaucoup de lecteurs se laissèrent prendre à l’agréable supercherie et crurent à l’authenticité du manuscrit. En vérité, le véritable auteur du livre est Yehuda Yudl Rosenberg (1859 – 1935), rabbin de Varsovie, qui, sachant le peu de crédit que ses contemporains accordent à la fiction, préfère déguiser en documents ses œuvres imaginaires. En 1919, Chajim Bloch traduit son livre en allemand, l’adapte en feuilleton puis en livre sous sa propre signature. La version anglaise de cette adaptation sort en 1925 et devient aussitôt un best-seller. Chajim Bloch accable le golem d’un caractère monstrueux et inquiétant pour justifier sa désactivation par son créateur. Un vendredi soir, le Maharal aurait oublié de le paralyser et le Golem aurait alors commencé à détruire le ghetto. Il aurait pu détruire la création tout entière si Rabbi Loew n’avait réussi à l’arrêter. L’imperfection est le propre de l’humain qui bascule, sans cesse, d’ange à démon. Isaïe : « Si vous étiez dépourvus de fautes, et si de vos pêchés vous étiez éloignés, rien ne vous différencierait de votre Dieu. ». Ainsi, l’histoire du Golem, magnifiée par le talent de Chajim Bloch, continue de courir (Chajim Bloch : Le Golem. Légendes du ghetto de Prague (1928), Est Editeur, 2017). Gustav Meyrink en tira à son tour un récit envoûtant, évoquant la vie foisonnante et sordide du ghetto de Prague au début du vingtième siècle. Dans les rues sombres, des entités fantastiques, guettent comme des revenants les passants, des couples candides dansent dans des estaminets sordides, la folie suinte dans les vieilles pierres, encrasse nostalgies et souvenirs, parsème la chaussée de signes amphigouriques (Gustave Meyrink, Le Golem (1915), éditions Garnier-Flammarion, 2003).

Ce n’est pourtant pas en concevant un homoncule que Rabbi Loew protège sa communauté, mais par sa force de conviction face un empereur tourmenté. Dans un texte, il commente le verset 26 du chapitre 1 de la Genèse où Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image ». « À qui, s’interroge-t-il, ces mots sont-ils adressés ? Le Saint-béni-soit-Il se parle-t-il, au moment de se livrer au travail qui couronnera son œuvre, comme le font souvent les artisans ? Ou est-ce à l’intention des anges que la phrase est dirigée ? C’est à l’homme, pourtant non encore créé, qu’il parle déjà, affirme Rabbi Loew, à l’homme appelé déjà à devenir un partenaire et un interlocuteur de son créateur ». Le Maharal approchait les cent ans et ses jours semblaient ne pas devoir finir. Les anges, dit-on, s’en inquiétèrent. Sa petite fille préférée, Eva, la fille d’Isaac Cohen, lui offrit une rose. En contemplant le cœur de la fleur et en respirant son parfum, il revit sa jeunesse et sa vie, et mourut de cette douceur. Dans les fissures de sa pierre tombale qu’orne le lion de Juda, il est de tradition de glisser un petit papier plié, un ex-voto renfermant le souhait le plus secret. (Rosenberg Yudl (2008) The Golem and the Wondrous Deeds of the Maharal of Prague, New Haven, Yale University Press). (Gross Benjamin : Le messianisme juif dans la pensée du Maharal de Prague, Paris, Albin Michel, 1994). (Neher André : Faust et le Maharal de Prague. Le mythe et le réel, Paris, Presses Universitaires de France, 1987).

Le Golem trouve son prédécesseur dans la créature Homunculus de Paracelse. L’illustre philosophe et médecin suisse Philippus Theophratus Aureolus Bombastus von Hohenheim (1493 – 1541), alias Paracelse, surnommé le divin, se distingue par ses trouvailles alchimiques et magiques, et son caractère infréquentable. Son pseudonyme Parcelse ne signiie-t-il pas « plus grand que Celse », la plus importante autorité médicale d’Ephèse au IIème siècle. Le dit Homunculus est une reproduction de la vie en éprouvette : "Si la semence humaine, enfermée dans une ampoule de verre scellée hermétiquement, est enterrée pendant quarante jours dans du fumier de cheval et magnétisée de la bonne façon, elle commence à bouger et à prendre vie. Après un temps donné, cette semence prend la forme d’un être humain, mais sera transparente et sans corps physique. Nourrie artificiellement avec de l’arcanum sanguinis hominis pendant quarante semaines et maintenue à température constante, elle prendra l’aspect d’un enfant né d’une femme, mais beaucoup plus petit. Nous appelons un tel être, apte à recevoir éducation et sagesse, homunculus ». Selon la tradition antique, l’Homunculus peut être également produit par la racine de mandragore qui, sortie de terre, prend forme d’un petit homme. Un autre type d’homunculus aurait été obtenu par David Christianus à partir d’un œuf pendu par une poule noire. Dans tous les cas, l’homunculus est un serviteur, doué d’une intelligence surhumaine, est un serviteur des alchimistes et magiciens. L’Homunculus, comme le Golem, dérive sans doute du mythe de Prométhée et du sumérien Enlil qui créèrent l’être humain à partir de l’argile. Vulcain fabrique les premiers robots, sept servantes mécaniques en or et des cerbères d’argent pour garder son palais d’Alcinoos. Au XIIIème siècle, Albertus Magnus se servait déjà d’un homme mécanique de laiton. S’anticipent ainsi, plusieurs millénaires en amont, les créatures technologiques, imaginées pour la première fois en littératures par Karel Capel dans la dramaturgie satirique Rossum’s Universal Robots (R.U.R.). Le substantif « robota » signifie en tchèque travail, besogne, corvée, avec une connotation de servage, voire d’esclavage. Il s’agit bien de travailleurs d’exceptionnelle efficacité parce que dépourvus de toute personnalité.

Des prémisses de l’intelligence artificielle

Norbert Wiener (1894 – 1964) place son invention de la cybernétique sous le signe du Golem. La subversion du réel par l’artifice technologique déboulonne les traditionnelles fixations physiques et métaphysiques. Le précurseur de la révolution numérique définit la cybernétique comme la science des systèmes autorégulés applicable aux machines et au monde vivant. La maîtrise de toutes choses passe désormais par la maîtrise de l’information dans une interdisciplinarité dynamique. Cette science, qui ne se réduit pas au seul calcul, relève totalement de la communication. L’après-guerre, hallucinée par la bombe atomique, étend sur la planète des ténèbres entropiques. Le chaos menace de toutes parts. Le moindre incident diplomatique prend des allures explosives. Les prophètes de l’apocalypse guettent dans chaque péripétie politique la catastrophe définitive. Norbert Wiener prospecte à contre-courant des antidotes à l’incertitude, mère des angoisses insurmontables. L’échange continuel d’informations se conçoit en l’occurrence comme une perpétuelle adaptation collective aux contingences ambiantielles. La transversalité connective se propose comme alternative face aux tyrannies idéologiques et aux verticalités terrorisantes. La politique a beau multiplier ses interférences parasitaires, privée du monopole de l’information, elle ne peut plus créer l’événement. Dans cette vision fonctionnaliste, pacificatrice des relations humaines, la forme corrélative des messages prime sur leur substance particularisante. La communication, codifiée dans une langue abréviative, finit par relever de la théorie mathématique du signal où le son signifiant peut s’amalgamer au bruit négligeable. Quand le téléphone portable était à ses débuts hors prix, les jeunes italiens désargentés inventèrent un langage, nommé squillo ou grillo, uniquement basé sur des alternances de sonneries sans décrochage, ce qui le permettait de communiquer à distance sans débourser un centime. Ne demeure que l’émotion réactive. L’être lui-même, vidé de sa conscience critique, n’est en fin de processus qu’un réceptacle d’énergies stabilisantes ou déboussolantes.
L’école californienne de Palo Alto, conduite entre autres par l’ethnologue Margareth Mead, multiplie les applications de la méthode cybernétique dans les sciences sociales, historiques, psychiatriques. Le Mental Research Institute élabore des thérapies brèves évaluées selon leur efficacité pratique. L’anthropologue Grégory Bateson entreprend des recherches tous azimuts dans les domaines de la communication, des stratégies de changement, des médications mentales. Sa théorie sur les troubles durables engendrés par le double bind ou double contrainte, met en évidence l’impact des exigences contradictoires et des injonctions paradoxales, les incidences décisives du contexte et du métacontexte, et renouvelle la compréhension de la schizophrénie.

La découverte de la structure en double hélice de l’ADN par la biologie enrichit la cybernétique du concept d’auto-organisation. La théorie du chaos et les mathématiques de la complexité issus des découvertes d’Henri Poincarré s’enrichissent de recherches nouvelles. Edgar Morin reprend et développe le concept de « pensée complexe » élaboré par Henri Laborit (Edgar Morin : Science avec conscience, éditions du Seuil, 1982). Les sciences, dans leurs spécialisations pointues, n’ayant pas conscience de leur fonction sociétale et des principes occultes présidant à leur élucidation, il s’agit de prendre conscience de la complexité de la réalité et de la réalité de la complexité, sources d’indéterminismes et d’imprévisibilités. La transdisciplinarité implique un retissage des multiples composants pour reconstituer l’ensemble atomisé, pour retrouver la boucle auto-productive, génératrice des éléments multiformes qui caractérisent dans son intrication synergique le vivant. L’information est organisatrice, dans cette approche, de la machine cybernétique, porteuse de nouveauté et d’inattendu. La rétroaction (feed-back) est un mécanisme amplificateur. Dans la récursivité, les produits et les effets sont en même temps producteurs et causateurs, ainsi en est-il de la reproduction biologique. Dans les systèmes dynamiques, le tout recèle des qualités émergentes, qui rétroagissent sur les parties et en font plus que la somme de ces parties. Le tout est par lui-même une unité composée d’une infinité d’unités dissemblables, d’où la dialectique de l’unité dans la diversité et de la diversité dans l’unité. « L’auto-éco-organisation » est la capacité d’un système d’être autonome et d’interagir avec son environnement, de garder une liberté décisionnelle tout en puissant son énergie, son information, son organisation dans son biotope. Le principe dialogique réunit deux notions oppositionnelles et indissociables à l’instar de la dualité onde-corpuscule. Les antagonismes sont, de ce fait, des moteurs de la complexité. Le principe hologrammatique explique que la partie soit dans le tout et le tout dans chaque partie comme le patrimoine génétique, qui se retrouve dans chaque cellule.

L’ingénieur et psychiatre William Ross Ashby façonne le concept d’homéostasie, équilibre des fonctions vitales de la vie, et l’homéostat, un appareil rééquilibrant un organisme soumis à des dérèglements externes. La Loi de la variabilité requise est une version cybernétique de la dialectique du maître et de l’esclave. Pour qu’un système puisse contrôler un autre, il suffit que la variété de ses constituants soit égale ou supérieur à son concurrent. Quand la variété du système commandé augmente et dépasse celle du commandeur, une inversion de contrôle intervient. Les bases de la cybernétique et de la téléologie sont jetées dès 1943 dans l’article Behavior, Purpose and Teleology, signé par Norbert Wiener, Arturo Rosenblueth et Julian Bigelow, qui expose la possibilité d’interaction de la biologie, de la mécanique et de l’électronique. Traumatisé par l’implication de scientifiques dans la conception d’armes de destruction massive et dans des expériences génocidaires, Wiener prône l’utopie de la communication comme planche de salut (Norbert Wiener : La cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine, éditions du Seuil, 2014).

La réalité-fiction dévore l’espace et le temps au point que le cybernanthrope, conditionné par la signalétique, la vidéo-surveillance, la robotique, les écrans publics et domestiques, béquillé d’ordinateurs et de téléphones portables, se dissout dans sa représentation golémique. La théorie du hasard et de la nécessité fournit une explication aux chances de survie, de développement et de reproduction, quand les réponses comportementales sont appropriées aux contraintes environnementales. Le concept de cybernétique, créé au milieu du dix-neuvième siècle à partir du grec Kubernêtikê, ne signifie-t-il pas étymologiquement art de gouverner avant de désigner un organisme électronique humanoïde. Selon ses premiers penseurs, la cybernétique se donne comme objectif l’investigation de l’esprit pour définir et mesurer l’intelligence, l’explicitation du fonctionnement du cerveau, la construction de machines à penser, la régulation des activité humaines. S’ouvre ainsi la porte à l’intelligence artificielle, qui se donne comme ambition la perfection mimétique, quantitative et qualitative, pour suppléer, en toute circonstance, aux insuffisances des êtres vivants. Le Prix Nobel d’économie Herbert Alexander Simon se démarque cependant de cette rationalité substantive, considérée par le néo-classicisme comme une faculté naturelle conduisant au meilleur des mondes possibles, et se concentre sur la rationalité procédurale. La raison se détermine dès lors par les différentes décisions qui commandent ses applications, les décisions objectives qui optimisent les fonctionnalités préexistantes, les décisions subjectives qui maximalisent les chances d’arriver à un résultat, les décisions conscientes adaptatives des moyens aux fins, les décisions organisationnelles et les décisions personnelles visant l’accomplissement d’un dessein individuel. Comme chaque organisme humain ne peut percevoir et recevoir qu’une infime quantité d’informations produites par son milieu, il existe toujours un grand écart entre son action et la réalisation de ses buts. L’individu est donc sommé pour s’en sortir d’intégrer une organisation collective, qui utilise des procédures routinières pour contrer l’incertitude, qui divise le processus décisionnel entre plusieurs acteurs pour limiter les risques, qui corrige les erreurs, qui impose une autorité coercitive et qui exige une loyauté sans faille à l’entreprise. D’après cette logique disciplinariste, l’ordinateur, qui radiographie et reproduit fidèlement la pensée humaine en la systématisant, devient un aent central dans l’exploitation efficiente des ressources et l’obtention des performances. S’oublie, dans l’infernale compétitivité, l’humain et sa destinée.

La systémique prétend réduire la complexité du vivant à la rigidité de ses règles. Le biologiste Ludwig von Bertalanffy, dans sa Théorie générale des systèmes (éditions Dunod, 1973), entend « dégager des principes explicatifs de l’univers considéré comme un système grâce auquel on pourrait modéliser la réalité ». Les organismes vivants, les objets inanimés, les groupes sociaux, les processus mentaux appartiennent, en conséquence, à une conception unitariste du monde, un phénix artificiel où les technologies, au nom du principe d’émergence, participent de l’organisation générale. L’isomorphisme des concepts, des modèles, des lois permet, selon cette théorie, de les transférer d’un domaine à un autre. La bionique développe des systèmes mécaniques susceptibles d’assurer les mêmes fonctions que les systèmes biologiques. Le physiologiste Warren McCulloch, introduit, de son côté, le caractère du Tout ou Rien dans l’activation neuronale et ouvre la voie aux automates autorégulés. Les fonctions de l’esprit sont traitées dans ce schéma comme des fonctions mathématiques transformant les entrées en sortie et les stimulations en réponses. Cette vision fonctionnaliste aboutit en définitive à l’idée des neurones arbitraires.

Marvin Minsky, partant de l’incapacité des réseaux de neurones perceptifs de résoudre les problèmes non linéaires, dirige la recherche vers l’intelligence artificielle symbolique, dotée d’approches multiples, notamment la représentation des connaissances. Dans La Société de l’Esprit (Inter-Editions, 1997), l’esprit est présenté comme une architecture d’agents élémentaires, indépendants et hiérarchisés. Les lignes (K-lines) sont des agents de mémoire à court terme favorisant des combinaisons efficaces. Les agents de base sont les Nèmes (agents des connaissances), les Nomes (agents de traitement des connaissances), les Polynèmes (aspects différents d’un même objet), Les Paranomes manipulent simultanément plusieurs modes de représentation des connaissances. Tous ces agents se combinent pour former des configurations de grande taille capables d’opérations complexes (Frames, Frames-Arrays, Transframes). Le Cerveau B contrôle en permanence le Cerveau A, corrige les erreurs, arrête les activités mentales improductives (boucles, redondances…). La frontière s’abolit entre le robot et le cybernanthrope greffé de puces électronique, censé fonctionner avec les mêmes bases de connaissances, les mêmes machines à calculer, les mêmes probabilités conditionnelles, les mêmes systèmes d’aide à la décision.

La création est toujours une opération à tiroirs, une manifestation dans de nombreux miroirs. « Quel dieu derrière Dieu commence cette trame ⁄ de poussière et de temps, de songe et d’agonie » (Jorge Luis Borges : L’Auteur, éditions Gallimard, 1965). Frankenstein ou le Prométhée moderne de Marie Shelley raconte la création par un jeune savant suisse, le docteur Victor Frankenstein, d’un hybride vivant, doué d’intelligence, par l’assemblage de chairs mortes. Le monstre finit par se venger d’avoir été abandonné par son créateur. Ce récit précurseur de la science-fiction est tout entier construit en abyme. L’existant ne se reconnaît comme étant qu’en recevant en retour son image extérieure. La technique épistolaire facilite l’enchâssement de plusieurs vies et de plusieurs points de vue émanant des interlocuteurs en correspondance. Mary Shelley s’est, selon toute vraisemblance, inspiré d’une nouvelle de François-Félix Nogaret publiée en 179O aux lendemains de la Révolution française, une fable scientifique où un inventeur nommé Frankésteïn crée un homme artificiel (François-Félix Nogaret, Le Miroir des événements actuels ou la Belle au plus offrant, reproduction de l’édition originale, éditions Hachette Livre BNF, 2017). L’invention technique comme la création artistique ne sont-elles pas, avant tout, des actes d’exorcisme, des désenvoûtements d’incubes rieurs, des extirpations de démons intérieurs.

L’humain, taraudé par l’angoisse de sa finitude, a toujours développé ses sciences pour apaiser sa conscience et s’immortaliser dans un hypothétique double impérissable. L’émergence de l’intelligence artificielle le menace, s’il n’y prend garde, de déroute irrémédiable. En 2016, l’illustrateur Lorenzo Ceccotti publie sous le tire de Golem une bande dessinée fleuve, parabole politique d’une Italie futuriste, prospère et pacifique où la dictature armée d’antennes électroniques contrôle les pensées les plus intimes, où les désirs sont assouvis avant d’être exprimés, où le rêve est tari dans la satisfaction de tous les besoins et de tous les caprices. Une société où l’existence cotonneuse se love avec contentement dans le frivole et le factice. Les sujets téléguidés par des oreillettes évoluent comme des automates dans un monde aseptique, gangréné dans tous ses atomes par les nanotechnologies. Les attitudes sont standardisées, mécanisées, robotisées, canalisées par les trois fonctions récepteur (capteur), translateur (processeur), impulseur (actionneur). Dans ce système où la réification transforme toutes choses, y compris les sentiments, en marchandises, les états émotionnels eux-mêmes ne sont que simulations. Un groupe de jeunes utopistes, hippies survoltés du troisième millénaire, tente de secouer les bienheureux chloroformisés d’opulence et de bien-être. La sédition brouillonne de cette jeunesse insoumise ne rencontre que turpide indifférence. Dans cette société où la pensée est prohibée pour inutilité matérielle et l’imaginaire interdit pour hérésie sensorielle, le rêve, le rêve de liberté et la liberté du rêve sont incorruptiblement révolutionnaires. Le personnage principal, Steno, naît dépositaire du rêve comme une fenêtre ouverte sur la création et une porte d’accès aux mystères divins. Il porte son rêve dans la tête et le corps comme unique attache à la vie. Il ne sait pas qu’il est venu sur terre comme un messie salutaire. Il ne sait pas que dans les ténèbres illuminées de néons publicitaires, ses paupières closes irradient la lumière (Lorenzo Ceccotti alias LRNZ : Golem, éditions Glenat Comics, 2016).

La parabole de l’apprenti sorcier

La parabole de l’apprenti sorcier de Johan Wolfgang von Goethe résume les risques de débordement des initiations sans garde-fous. La présomption thaumaturgique de l’humain est sans limites. Son désir de miracles compense son insatisfaction permanente. Fleuve en crue déclenche détresse. Source tarie n’entraîne que sécheresse. Gare au mimétisme ! L’impudence débouche sur le déluge. Les esprits invoqués n’obtempèrent qu’aux paroles magiques, n’obéissent qu’aux codes programmatiques. A vouloir jouer au maître, l’apprenti sorcier se néantise. Le poème de Goethe s’inspire directement d’une œuvre du deuxième siècle du syrien Julien de Samosate, Philopseudès (pseudo-philosophe), l’amateur du mensonge ou l’incrédule, qui narre l’histoire d’un balai métamorphosé en porteur d’eau et prophétise l’androïde domestique : quand nous étions dans une hôtellerie, il ôtait la barre de la porte, s’emparait soit d’un balai, soit d’un pilon, et l’habillait de quelques guenilles. Puis, il lui jetait un sort en prononçant une formule incantatoire. L’objet se mettait à marcher avec une telle aisance qu’on aurait dit un humain. Cet esclave, d’un genre particulier, puisait l’eau, préparait les repas, faisait le ménage et nous servait avec un soin extrême. Et lorsque Pancrate n’avait plus besoin de ses services, il lui rendait son état originel de balai ou de piton ». Les anciens connaissent trop bien les menaces casuelles des créatures artificielles pour oublier de les désactiver quand elles ne sont plus utiles.
Quand Méphaïtos fabrique, pour faciliter la vie des dieux, des automatoï capables de se déplacer de leur propre mouvement, il veille à leur parfaite exécution des tâches assignées. Dans cette période idyllique dénommée « Le temps du Chronos », préservée des malheurs et des douleurs, où la production des ressources et des richesses est entièrement automatisée les androïdes d’Héphaïtos, se perçoivent dans l’Olympe comme des serviteurs méthodiques, sans embarras matériels et sans complications psychologiques. « Si chaque instrument était capable, sur simple injonction, d’accomplir son travail, comme on le raconte des statues de Dédale et des trépieds d’Héphaïtos, si les navettes tissaient d’elles-mêmes, si les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors les maîtres artisans n’auraient plus besoin d’ouvriers ni d’esclaves ». (Aristote, Politique). En se déchargeant sur la machine de sa force de travail, l’humain se dépouille imperceptiblement de sa capacité d’action sur le réel et de sa réflexion sur le surréel. La machine, monstre virtuel révèle toujours des potentialités ignorées par son propre concepteur, suscite l’angoisse de son inventeur et l’effroi de son utilisateur. Toute technique recèle sa part indéchiffrable, son repli défavorable, son piège déplorable. Toute technique, fusse-t-elle proclamée pacifique, répand un sentiment sourd de terreur. L’angoisse de l’ingénieur symptomatise la quête problématique de l’inaccessible, la tentation frénétique de l’impossible, l’expectance inavouable d’un échec irrémissible. La technique est le pays des dangers où l’aventurier-chercheur cesse d’être un inventeur pour devenir apprenti sorcier (Ernest Bloch, L’Angoisse de l’ingénieur, éditions Allia, 2015). La mécanique, dans son opacité métallique, désintègre les vagues vibratiles et les nuées subtiles où nichent et prospèrent les entités mythiques et les génies bénéfiques.

Ne demeure qu’une société hygiénique de surveillance et de contrôle. Ces avatars extraordinaires sont des cerbères intraitables. Nul intrus n’échappe à la vigilance du chien d’or, gardien du palais D’Alkinoos. Nul immigré, nul réfugié, nul indésirable, ne peut tromper l’attention du géant Talos faisant le tour de la Crète trois fois par jour. La convergence actuelle des sciences cognitives, des biotechnologies, des nanotechnologies et des ingénieries informatiques ne se donne-t-elle pas le même idéal, une existence sans efforts et sans contraintes ? La société mythologique n’est-elle pas que le miroir anticipateur de la société technologique ? Talos est aujourd’hui un monde de Star Trek, un alien de l’Univers Marvel, une station spatiale du jeu vidéo Prey. Les satellites de reconnaissance, collecteurs de renseignements, filment partout avec une précision millimétrique. Les drones espions de toutes les formes et de toutes les dimensions se répandent partout comme sauterelles mécaniques. Des espions insectes robotiques, équipés de caméras et de micros miniatures, peuvent s’introduire dans les intimités les mieux protégées ou survoler comme des libellules des manifestations publiques, s’accrocher subrepticement à un vêtement, prélever des échantillons d’ADN, injecter un poison mortel. La scrutation systématique, sous prétexte sécuritaire, des moindres faits et gestes sur toute la surface de la planète impacte une insidieuse anesthésie cognitive, paralyse la pensée collective, ostracise les consciences rétives.

Reste la superstition, dans son sens étymologique d’invocation aveugle d’une protection supérieure. Dans Alexandre ou le faux prophète de Lucien de Samosate, deux arrivistes entreprennent de fonder un sanctuaire et un oracle pour profiter de la crédibilité des fidèles : « Ces deux parfaits fripons avaient compris que la vie des hommes est soumise est soumise à deux grands tyrans, l’espérance et la peur, et qu’un homme capable de les exploiter peut s’enrichir rapidement, car celui qui espère et celui qui craint éprouvent un désir absolu de connaître l’avenir ». Ces mêmes fétichistes s’émoustillent d’histoires de miracles. Les prodiges de la cybernétique, comme les sept merveilles de l’antiquité, ne sont-ils pas les plus fabuleux des miracles ? Des crédulités hallucinées se voient des cyborgs immortels, des mutants immunisés pour l’éternité contre les flétrissures du temps. Le transhumanisme, héritier lointain du positivisme d’Auguste Comte, est désormais une nouvelle religion préparant l’avènement du post-humain (Miguel Benasayag : Cerveau augmenté, homme diminué, éditions La Découverte, 2016). Ces futurologues entendent mobiliser les technologies d’amélioration de la vie pour éliminer le vieillissement et accroître exponentiellement les capacités physiques, psychiques, intellectuelles. Un homme-dieu démultiplié en autant d’êtres humains sur terre. Une humanité de milliards de dieux omniscients et omnipotents. Un enfer d’omnipuissance. Les banques de données pharamineuses, perpétuellement alimentés par les réseaux sociaux, des opérateurs internétiques, se concentrent sur le développement de l’intelligence artificielle, qui modélise d’ores et déjà l’humain comme un être préhistorique. « Les gens implantés, hybrides, domineront le monde. Les autres, qui décideront de rester humains, seront une sous-espèce, des chimpanzés du futur " (Kevin Warwick, cybernéticien). Les transhumanistes se légitiment malgré tout d’un souci d’éthique. Un éthique robotique relève de l’absurde. Le scientisme des siècles révolus prétendait déjà neutraliser les retombées néfastes de la technique et n’en garder que les effets bénéfiques avant que les guerres mondiales ne lui infligent le plus sanguinaire des démentis. N’est-ce pas au nom de sa supériorité technologique que l’occident s’est arrogé le droit de coloniser la planète entière et de la soumettre à son modèle unique ? Les robots travaillant hors consciences, quelles que soient leurs prouesses dans la simulation des émotions, leurs dérives éventuelles échappent à tout prédictionnisme. En cas d’accident robotique, il n’est ni erreur récupérable, ni préjudice réparable, ni faute expiable. L’impondérable n’a-t-il pas évoqué dans les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima ? Les technologies de pointe peuvent être actionnées à tout moment par la main du diable. Certains savants, obnubilés par l’aboutissement de leur entreprise, ne contractent-ils le syndrome de Faust ? L’éthique étant la compréhension profonde et réelle, intuitive et rationnelle, de l’essence et de la quintessence du mal et du bien, hors morale spirituelle et sociale, il n’est d’éthique qu’humaine. La morale machinique, algorithmique, dichotomique, sœur jumelle du capitalisme, sans d’autre critère que l’efficience technique, existe déjà depuis la révolution industrielle. Les projets de téléchargement de personnalités sur des substrats non biologiques retombe dans le vieux monisme et l’idéalisme fusionniste du corps et de l’esprit.

La science-fiction, quand elle est soutenue d’une pensée philosophique, est une soupape de sécurité contre les projections délirantes des transhumanistes. La littérature, transfiguratrice des faussetés imaginaires, n’est pas dupe des pseudo-certitudes scientifiques. La science est tyrannique quand elle impose ses diktats à la conscience sceptique. Il y longtemps, très longtemps, dans « La Traversée ou le tyran » de Lucien de Samosate, l’invincibilité du robot cause sa perte. Car, il ne suffit pas d’inventer le génie insurpassable, encore faut-il pouvoir le remettre dans sa boîte, contrôler le processus magico-technique qui le propulse, sinon les eaux détournées pour nettoyer les écuries d’Augias finissent par être fatales. L’intelligence artificielle, comme le jeu de l’apprenti sorcier, narguent insolemment la raison régulatrice. Du moindre artefact peut surgir l’étincelle létale. L’androïde autonome ne peut-il pas chevaucher les crocodiles et naviguer dans le Nil au milieu des bêtes féroces ? L’humanoïde n’est-il pas semblable à l’Hydre de l’Herne, qui se régénère doublement quand ses têtes sont trachées ? Les manipulations génétiques ne génèrent-elles pas des phénomènes plus terrifiants que les monstres antiques. Les organismes modifiés, soumis à la transgenèse et à la sélection artificielle, se métamorphosent au gré du transfert des gênes. Le génome des êtres vivants peut être transformé à l’infini grâce à la technique Crisper-Cas 9. Le monstre des monstres vers lequel se dirige la biotechnologie, n’est-ce pas l’être humain génétiquement parfait, résistant à toutes les maladies ? Les apprentis sorciers des laboratoires sont les premiers à savoir qu’ils provoquent des mutations génomiques indétectables par les logarithmes chasseurs des effets hors-cibles. Les spectres et les simulacres guettent désormais au détour de chaque découverte…

© Mustapha Saha.
Sociologue, poète, artiste peintre. 

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