Culture
''Etreintes'', d’Anne Michael - Par Samir Belahsen
A un moment où les humains paraissent insensibles aux guerres actuelles et aux risques d’en voir d’autres exploser, le roman d'Anne Michael, d’une actualité certaine, nous alerte que les effets de la guerre sont durables sur la psyché individuelle et collective, sur les individus, sur les familles et sur la société en général.
“L'étreinte est le plus haut langage du corps et de l'âme.”
Jacques de Bourbon Busset
“La guerre est un mal qui déshonore le genre humain.”
Fénelon / Dialogue des morts
Anne Michaels (1958), romancière canadienne, vient de remporter le prix Giller pour son roman « Held », « Etreintes » dans la traduction française, une étude multigénérationnelle de la guerre et des traumatismes.
Poète, son écriture est touchante et intensément belle, chargée de mystères, de sagesse et de compassion.
Selon le jury du Giller, le roman est « une exploration percutante et hypnotique de la mortalité, de la résilience et des désirs. »
À l'extérieur du luxueux hôtel de Toronto, où se tenait la cérémonie de couronnement, des manifestants anti-guerre membres de la communauté littéraire ont renouvelé leurs revendications pour que la Fondation Giller coupe les ponts avec les entreprises qui contribuent à l’armement d’Israël, notamment la Banque Scotia en raison de sa participation dans le fabricant d'armes israélien Elbit Systems.
Elbit Systems est une entreprise d’armement installée à Haifa, c’est la société mère de Tadiran Electronic systems et de Tadiran Spectralink…
Dans son discours, Anne Michaels a appelé à l'unité entre tous les arts.
L’histoire
Dans son roman, Etreintes, ANNE Michael, nous conte l'histoire d'un photographe devenu soldat de la Première Guerre mondiale, ses descendants, leurs épouses et leurs parents.
On part de1917, sur un champ de bataille près de l'Escaut, John gît suite à une explosion, incapable de bouger ou de sentir ses jambes. Luttant pour se concentrer sur ses pensées, il est perdu dans la mémoire, dans le froid, dans l’effroi.
Mais le passé fait toujours irruption avec insistance dans le présent, alors que les fantômes de la guerre refont surface dans ses images : des fantômes dont il ne comprend pas les messages.
Le récit s'étend ainsi sur quatre générations, des moments de connexion et de conséquences s'enflammant et se rallumant au fur et à mesure que le siècle se déroule. Dans des moments lumineux de désir, de compréhension, de nostalgie, de transcendance, les étincelles volent vers le haut, opérant leurs transformations des décennies plus tard.
Le roman explore les effets durables de la guerre sur les générations suivantes, mettant en lumière les défis et les héritages qui ont façonné les vies des personnages à travers les générations.
Des coups de foudre se répètent de génération en génération dans ce roman élégamment épisodique…
On retrouve la finesse et la sensibilité de la poète dans cette exquise et émouvante ode à l’amour célébrant l’entêtement, et la beauté de la vie.
En intégrant la photographie, Anne Michael enrichit son roman d'une dimension poétique et réflexive. Elle utilise la métaphore photographique pour aborder des thèmes liés à la mémoire, au trauma et aux relations humaines, tout en nous invitant à réfléchir sur la nature éphémère de l'existence et sur l'impact durable des expériences passées sur notre présent.
Le contexte historique de la Première Guerre mondiale est crucial, cette guerre a marqué un tournant majeur dans l'histoire de l'humanité. Cette période tumultueuse a laissé des cicatrices profondes dans la société et a influencé les vies de millions de personnes, y compris celles des protagonistes du roman.
Le personnage principal est le photographe devenu soldat pendant la Première Guerre mondiale. Son évolution est marquée par les défis auxquels il est confronté en tant que combattant, mais aussi en tant qu'artiste. Sa manière de voir le monde et son métier de photographe sont profondément affectés par son expérience au front. Son parcours et sa transformation offrent une perspective unique sur l'impact de la guerre sur les générations futures.
Le photographe-soldat du roman fait face à une évolution complexe et à des défis indéniables. Son expérience sur le champ de bataille le confronte à des situations extrêmes qui transforment sa vision du monde et sa perception de son propre métier. En tant qu'artiste, il doit réapprendre à voir, à capturer la réalité d'une manière différente. Cela représente un défi significatif, mais aussi une opportunité de développement personnel. Ces épreuves auront un impact durable sur ses descendants et sur leur héritage familial.
Le roman d'Anne Michael, met en lumière la manière dont la mémoire et l'héritage familial façonnent les générations futures. Anne Michael tisse habilement les récits des descendants du photographe-soldat pour illustrer l'impact durable de la Première Guerre mondiale. On y découvre comment les souvenirs et les cicatrices émotionnelles se transmettent à travers les générations, affectant les relations familiales et la construction de l'identité de chacun.
L'auteure explore la façon dont les descendants du photographe-soldat portent non seulement le fardeau des souvenirs transmis, mais aussi les séquelles émotionnelles de la guerre. À travers les générations, on observe la transmission de traumatismes, de deuils non résolus et de conflits non exprimés.
L’auteure explore le rôle des femmes à travers les épouses et mères des descendants du photographe. Elles sont présentées comme des figures centrales dans la transmission de la mémoire familiale et surtout dans la gestion des traumatismes hérités de la Première Guerre mondiale. L’auteure loue leur résilience et de leur capacité à supporter le poids du passé malgré les défis. La représentation des femmes dans le roman offre une perspective nuancée sur leur contribution à la préservation de l'héritage familial et à la reconstruction de l'identité post-guerre.
La reconstruction de l'identité
Plusieurs auteurs ont exploré la reconstruction de l'identité après des conflits, chacun abordant ce thème sous des angles variés.
Wajdi Mouawad, dans « Incendies » (2003), traite des conséquences de la guerre civile libanaise sur l'identité familiale. Son récit explore les traumatismes hérités et la quête d'identité à travers les générations.
Amin Maalouf dans « Les Identités meurtrières » (1998) examine les multiples facettes de l'identité dans un contexte de conflits et d'exil, soulignant comment les guerres peuvent fragmenter l'identité personnelle et collective.
Assia Djebar dans « L'Amour, la fantasia » (1985) la guerre d'Algérie et ses répercussions sur l'identité féminine et nationale, mettant en lumière les luttes pour la reconnaissance et la réappropriation de l'histoire.
Patrick Chamoiseau, dans « Texaco » (1992) explore l'identité antillaise dans le contexte post-colonial, en utilisant la mémoire collective pour reconstruire une identité face aux héritages de l'esclavage et du colonialisme.
Léonora Miano, dans « L'Intérieur de la nuit » (2005) aborde les thèmes de l'identité et de la mémoire dans le contexte de la diaspora africaine, explorant comment les conflits historiques influencent l'identité contemporaine.
Boualem Sansal aborde la thématique de la reconstruction de l'identité post-guerre à travers ses personnages principaux qui témoignent des effets dévastateurs du conflit sur l'individu et la société. Il explore les questions d'aliénation, de perte d'identité et de quête de rédemption. Il met en lumière les stratégies de reconstruction de l'identité, qu'elles soient individuelles ou collectives, et c’est là sa singularité. Boualem Salsal qui a mené une lutte acharnée contre les islamistes après la guerre civile de la décennie noire1991-1999, vient d’être arrêté à son arrivée à Alger.
(Agé de 75 ans, il est l'auteur du roman objet de cette chronique : ''2084 : LA FIN DU MONDE'' DE BOUALEM SANSAL -
Toutes ces œuvres offrent des réflexions diverses sur la manière dont les expériences de guerre influencent la perception de soi et des autres dans un contexte plus large.
Femmes et identité
Les épouses et mères des descendants du photographe, dans « Etreintes » occupent une place particulière, elles incarnent la mémoire vivante de la famille, transmettant les récits et les objets hérités de la guerre. Leurs rôles de gardiennes des traditions familiales les placent au cœur de la perpétuation de l'héritage des soldats de la Première Guerre mondiale. Leurs interactions avec les enfants et les conjoints révèlent leur capacité à résoudre les conflits intergénérationnels et à maintenir une unité familiale malgré les cicatrices de la guerre.
Dans le roman d'Anne Michael, l'interprétation de la relation parent-enfant est profondément influencée par les traumatismes de guerre. Les descendants du photographe soldat portent le poids de l'héritage familial, marqué par les cicatrices invisibles des traumatismes de la Guerre. Cette charge émotionnelle impacte directement la parentalité, influençant la manière dont les parents interagissent avec leurs enfants, les valeurs transmises et les séquelles psychologiques transmises.
L'impact des traumatismes de guerre sur la parentalité est manifeste dans le roman. Les descendants du photographe soldat sont confrontés à un héritage empreint de souffrance et de traumatismes, qui se répercute sur leur capacité à être des parents attentionnés et émotionnellement stables. Les épouses et mères des descendants du soldat-photographe doivent composer avec les séquelles psychologiques et émotionnelles laissées par la guerre, affectant la dynamique familiale et la manière dont elles élèvent leurs propres enfants. Ce cercle vicieux d'impact des traumatismes de guerre sur la parentalité se perpétue à travers les générations, laissant une empreinte indélébile sur la famille.
A un moment où les humains paraissent insensibles aux guerres actuelles et aux risques d’en voir d’autres exploser, le roman d'Anne Michael est d’une actualité certaine.
Anne Michael nous alerte que les effets de la guerre sont durables sur la psyché individuelle et collective, sur les individus, sur les familles et sur la société en général.