Habiller le ciel d’Eugène Ébodé ou le passé recomposé - Par Amadou Elimane Kane

5437685854_d630fceaff_b-

Quand les parents disparaissent, c’est le miroir de notre vieillesse qui nous est tendu et “l’angoisse du néant”. Le seul remède pour l’écrivain est cette prose verbale, ancrée dans une supra-réalité qui a cessé d’exister mais qui ne cesse d’occuper son esprit pour réinventer un nouveau souffle.

1
Partager :

 

 

Le récit autobiographique, celui par lequel l’auteur se raconte, nécessite une reconstruction mentale qui s’apparente à l’imaginaire. Même si l’auteur a le souci d’être au plus près de la vérité, la mémoire est, quant à elle, mouvante et s’appuie sur une sorte de fantaisie romanesque, inhérente à l’acte d'écriture. 

C’est, semble-t-il, le cas du roman Habiller le ciel d’Eugène Ébodé. Le point de départ est simple : c’est le jour triste de la perte de la mère, celle qui porte le premier regard et qui a bercé l’enfance d’une douce détermination. Déjà dans son roman La Transmission, publié en 2002, Eugène Ébodé évoquait, avec malice et s’amusant avec le lecteur, la vie de son père. Sauf que le dénouement du roman nous apprenait autre chose. Donc, l’autobiographie supposée prenait soudain une autre forme, celle de l’écrivain qui compose et invente un univers en toute liberté. 

Ici pourtant, dans ce nouveau roman, on perçoit une volonté fidèle de rendre hommage à cette mère atypique, danseuse éphémère qui ne sait ni lire ni écrire, mais qui a toutes les ambitions de réussite pour ses nombreux enfants pour qui elle imagine un succès prestigieux. Pour cela, elle utilise tout ce qui est en son pouvoir, les croyances traditionnelles et ses rituels, la prière et sa formidable imagination dont elle couve sa nichée. 

Passionnée et façonnée par une éducation traditionnelle des matriarches du clan des Amougou de la société Beti, Vilaria, la mère du narrateur, est une figure emblématique de la famille qui possède le récit des légendes, une langue haute en couleurs et une philosophie à toute épreuve. De cette source maternelle puissante, le narrateur est épris et il raconte ses péripéties pour parvenir à combler les espérances de sa mère. Des études contrariées, à l’exode et à l’exil, des conflits africains à la survivance des croyances, le narrateur navigue entre les aléas d’un avenir imparfait, tiraillé entre le désir de devenir footballeur, celui d’être écrivain ou encore d’embrasser la carrière de musicien. Car à travers sa propre trajectoire, l’auteur nous raconte aussi l’Afrique et ses secousses. 

Mais de la disparition de sa mère, le narrateur demeure inconsolable. Il prend alors conscience du caractère fugace de la vie de chacun. Et la transmission familiale se redéploie sous la plume de l’adulte qui se retrouve désormais “sur l’autre pente de la vie”. Car quand les parents disparaissent, c’est le miroir de notre vieillesse qui nous est tendu et “l’angoisse du néant”. À qui dire désormais le doute, la souffrance ou la mélancolie ? 

Le seul remède pour l’écrivain est cette prose verbale, ancrée dans une supra-réalité qui a cessé d’exister mais qui ne cesse d’occuper son esprit pour réinventer un nouveau souffle. 

Au coeur de l’imbroglio mémoriel, il y a ce souvenir où le narrateur, enfant, est atteint d’un mal étrange et condamné par des médecins impuissants. Un vieil homme pourtant est là, sorti d’on ne sait où, disant à Vilaria d’enlever son enfant de l’hôpital pour lui rendre la vie sauve. Vilaria le fait et l’enfant guérit miraculeusement. Dans l’imaginaire agité de Vilaria, cet épisode alimente la thèse du destin extraordinaire du jeune Eugène, sauvé par les esprits puissants. “Les tranchantes pinces d’un crabe n’effraient pas la petite souris dans son trou”, affirme Vilaria. Car pour chaque évènement de la vie, Vilaria a un proverbe qui surgit de manière métaphorique. À ce moment de l’enfance, c’est la résurrection pour Eugène Ebodé. Au moment de la mort de sa mère, écrire est la seule possibilité de renaissance.

Au crépuscule du récit, un beau dialogue imaginaire s’engage entre Eugène et sa mère et l’émotion est contenue dans ces mots où le décalage de l’âge se fait sentir mais où la tendresse est immense. 

Puis, lentement, la parole s’éteint avec la disparition brutale de Vilaria. Mais qui vaut mieux qu’une mort lente, comme chacun s’accorde à le dire. “Mourir d’un coup” provoque la sidération, un vide sidéral mais la souffrance de l’être aimé est absente car on n’a pas le temps de la percevoir. Le matin, tout allait bien pourtant et subitement Vilaria a quitté la vie. 

Le roman se termine par une lettre écrite par cette Mère depuis les limbes de la mort, symbolisée par “la totalité et le chaos” mais où pourtant tout est devenu simple. Et Vilaria se retrouve au milieu du savoir, sous le plafond universitaire, son plus grand rêve, à écouter les illustres qu’enfin elle comprend. Depuis cette étoile solaire, elle a pu lire le livre de son fils dont elle est fière. Ainsi sa voix encore vibrante résonne à nos oreilles et on voit la lumière qui palpite sur le visage de Vilaria. 

À partir de ses souvenirs recomposés, les confessions du narrateur sont celles d’un jeune homme qui déjà se perçoit en écrivain et qui harmonise déjà son récit. Ainsi, l’esthétique romanesque d’Eugène Ébodé est très ardente, à la fois sur le fond et sur la forme. L’écriture narrative est une savante combinaison entre prose réaliste, élans poétiques et figures de style sensuelles et suggestives, avec cette langue propre au bilinguisme qui apporte une touche singulière. La tonalité de l’écriture d’Eugène Ébodé se situe entre un lyrisme nostalgique et une forte dose d’humour qui met à distance ce qui trouble et ce qui fait mal. 

Eugène Ebodé a produit ici un roman qui a en charge la mémoire familiale. Et comme le réveil de l’enfance, ce récit témoigne du retour de l’auteur, défait par la disparition matérielle de la présence maternelle mais tellement toujours vivace dans l’espace et le temps littéraire. 

Amadou Elimane Kane, écrivain poète 

Habiller le ciel, Eugène Ébodé, éditions NRF Gallimard, collection Continents noirs, Paris, 2022

* Amadou Elimane Kane est un poète écrivain, éditeur, enseignant et chercheur dans le domaine des sciences cognitives. Il est né à Dagana, sur les rives du fleuve Sénégal. Il est le fondateur de l'Institut Culturel Panafricain et de Recherche de Yene-Todd au Sénégal

lire aussi