Culture
L'Hôtel Lincoln de Casablanca : une subtile résonance du passé dans le présent
« Le Lincoln se fera ainsi l’écho subtil et moderne de l’histoire architecturale riche du centre-ville de Casablanca. » (L’architecte Tarik Oualalou)
C’est l’histoire d’un précurseur qui revient à la vie. Un hôtel qui renaîtra de ses cendres après une longue et lente déchéance. Le Lincoln est quelque part le témoin du mépris de la société marocaine pour le patrimoine colonial de Casablanca. Un hôtel d’une grande beauté que l’ignorance et l’amnésie ont transformé en tueur. Trois morts à son actif.
Durant une grande partie du XX siècle, Casablanca, capitale économique du Maroc, a été un terrain de jeu d’architectes occidentaux, fer de lance de la contemporanéité, et un des grands théâtres d'expérimentations qui ont, par touches successives, marqué l’histoire du Maroc.
Le Lincoln, des pierres témoins oculaires de la naissance du Grand Casablanca
De Marius Boyer à Jean-François Zevaco en passant par les frères Perret ou Morandi, ou encore Delaporte, Marrast, les Frères Pertuzio… De grands noms de l’architecture qui ont fait rayonner ce Casablanca foisonnant d’idées et de rêves, au travers de bâtiments mythiques témoins aujourd’hui encore de ce riche patrimoine architectural et culturel.
L’immeuble Bessonneau que les Casablancais appellent tendrement le « Lincoln » est construit par Hubert Bride en 1916. C’est un bâtiment Art Déco unique qui structure le grand boulevard de la Gare (boulevard Mohammed V aujourd’hui). Heureusement pour lui qu’après la décolonisation, il échappé au sort que de nombreuses autres constructions datant du protectorat, détruites ou laissées à l’oubli et à l’érosion du temps sous-tendues le mouvement indicible d’effacer les traces de l’occupation française.
Ce repère de l’architecture du début du XX siècle est aujourd’hui inscrit et protégé au titre de l’inventaire des monuments historiques. Solennel et massif, l’hôtel Lincoln témoigne de cette architecture qui commence lentement à se libérer de son écriture néo-marocaine. Il est implanté sur une parcelle de 2800 m², à l’alignement du boulevard Mohammed V. Il abritait une soixantaine d’appartements, un établissement de bains, des commerces, et un hôtel qui lui a cédé son nom. Il reste l’une des premières bornes extérieures qui annoncent le centre-ville, et prendra plus tard le nom d’Hôtel Lincoln. Édifié face au marché central, un élargissement de la voie (25m) faisait parvis et donnait du recul pour mieux apprécier le riche décor néo-mauresque. Il apparaît aujourd’hui comme le vestige fantôme d’une splendeur passée, derrière les étaiements mis en place après l’effondrement de son aile droite, suite à une tempête en 2009.
L’usure du climat et la négligence des gens lui ont fait perdre beaucoup de son lustre et avec le temps il est devenu vulnérable et menaçant. Sa façade a noirci, et tout le bâtiment, immense, est devenu insalubre. Et c’est comme ça qu’en 1989, il a commencé sa carrière meurtrière. Deux personnes sont tuées par l’effondrement d’une partie de son plancher. À la suite de cette tragédie, l’immeuble a été vidé de ses occupants. Quelques cycles lunaires plus tard, c’est un SDF qui y achèvera sa vie d’errance dans un autre effondrement.
En 2000, il est classé patrimoine historique. Des projets de réhabilitation naissent. Une Américaine veut en faire un centre culturel dédié aux habitants de Casablanca. On veut le restaurer à l’identique. Mais le propriétaire de l’hôtel a imaginé un tout autre avenir pour le bâtiment. Il veut le détruire, en ne conservant que la façade principale, et construire un immeuble de bureaux de cinq étages à la place. On parle d’expropriation, mais rien ne se passe. Dernièrement, les fortes pluies qui se sont abattues sur Casablanca ont provoqué l’effondrement d’une autre partie de l’hôtel, cette fois sans faire de victime fort heureusement.
Aujourd’hui, l’hôtel Lincoln, figure architecturale emblématique de Casablanca, s’apprête à entamer une seconde vie, une renaissance à travers sa reconstruction par le groupe de développement territorial français Réalités, par le biais de sa filiale Réalités Afrique accompagné du cabinet d’architecture et d’urbanisme O+C (Oualalou & Choi) sur l’ensemble des phases du projet Lincoln. La démarche de restructuration voulue par le groupe Réalités le conçoit en hôtel de très grand standing tout en préservant le parti architectural voulu par le créateur du Lincoln, l’architecte François Hubert Bride, à travers la rénovation de l’aile gauche et une reconstruction de l’aile droite. La ville de Casablanca accompagne cette dynamique avec un ambitieux projet de réhabilitation d’un autre monument historique qu’est le marché central jouxtant le Lincoln. Ces deux projets permettront à terme de reconquérir le centre-ville historique de Casablanca.
Le Lincoln de 2023, sera d’une surface de 9 500 m², la programmation projetée comprendra 2 000 m² de commerces et bureaux, des espaces de coworking, un concept store, 7 500 m² seront dédiés à l’hôtel, ainsi qu’un restaurant, une piscine, le tout agrémenté d’un rooftop offrant un SPA. Le montant des travaux est estimé à 150 millions de dirhams (soit environ 14 millions d’euros) pour une livraison prévue au 2e trimestre 2022. Le nouveau Lincoln s’érigera dans un quartier en plein renouveau. Le projet est doté d’une position centrale en face de la ligne de tramway, et à 2 km de la nouvelle et première gare TGV d’Afrique. La valorisation du centre-ville sera accélérée à travers un ambitieux programme de reconversion du port de pêche en port de plaisance et en zone touristique et de loisirs, offrant à toute la zone une belle ouverture sur la mer.
Tarik Oualalou, l’architecte co-fondateur du cabinet O+C, décline la philosophie et l’esprit qui préside à la rénovation comme une fine et délicate résonnance du passé dans le présent, une liaison discrète entre le charme de l’histoire, forcément nostalgique, et l’actualité brûlante, nécessairement entrainante : « il y a deux enjeux principaux dans ce projet. Le premier est la sauvegarde de cette icône casablancaise qu’est le Lincoln. Il s’agit de réhabiliter ce bâtiment, de lui redonner une présence urbaine structurante et d’y injecter une valeur d’usage nouvelle, lui rendant ainsi sa superbe. Le deuxième enjeu de cette opération est celui de la nature de l’intervention, qui aura valeur de modèle dans un centre-ville en pleine restructuration. Ici, il n’est pas question de faire un pastiche, ou de faire une reconstruction anachronique. Pour toutes les parties de la façade qui existent encore, nous allons procéder à une réhabilitation très orthodoxe, presque archéologique. En revanche, pour toutes les parties de la façade qui ont totalement disparu (environ 35%), nous projetons un travail d’insertion et de suture assez fin. Nous fabriquerons ainsi une nouvelle façade « en creux », identique à la façade existante, comme si celle-ci était un moule pour l’intervention contemporaine. Pour un regard distrait, cette « greffe » sera quasiment invisible. Néanmoins, si l’on doit prolonger la vie de ce bâtiment, on ne peut en effacer l’histoire en prétendant qu’il s’agit d’une opération neuve et hors du temps. Le Lincoln se fera ainsi l’écho subtil et moderne de l’histoire architecturale riche du centre-ville de Casablanca. »