La groupie des Ghiwanistes - Par Fatiha Saidi

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Un groupe qui a laissé une empreinte tatouée dans l’âme et l’esprit d’un public nombreux dépassant les frontières marocaines et transcendant les générations. La marque de fabrique de Nass El Ghiwane c’est la contestation poético-politique, l’attachement au peuple et aux petites gens

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A l’heure où la Belgique s’apprête au baisser de rideau sur la célébration des 60 ans des accords de l’immigration belgo-marocaine, le concert donné au Bozar, à Bruxelles, a remonté le temps de quelques décennies. Plus précisément aux années 70 qui ont vu l’émergence du groupe Nass El Ghiwane puis sa traversée au travers des années, avec une aisance déconcertante et sa perpétuation après le départ de ses fondateurs. 

Vous l’aurez compris, le célèbre Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, chef-d’œuvre classé de Victor Horta, désormais nommé Bozar, accueillait le non moins célèbre groupe Nass El Ghiwane. Pour appréhender au mieux le parcours du groupe, sa philosophie, sa façon de travailler, l’outil de référence reste indéniablement le film « Transes » réalisé en 1981 par Ahmed El Maânouni, produit par Izza Genini et Souheil Ben Barka.

Omar Saïde, le survivant de Nass El Ghiwane, avce un fan

Un film oscillant entre reportage et documentaire dont le cheminement donne à voir le groupe en action, en concert, en répétition, en petites assemblées religieuses où se mêlent musique, danse et transe. Dans une très belle scène, Abderrahmane Paco est en prise avec son tambour, qu’il tente de dompter, les traits tirés, le corps en sueur, les yeux presque révulsés, au bord de la transe.

Le réalisateur aide à comprendre le « phénomène El Ghiwane », à travers les images mettant à nu la pauvreté, les affres violents de la colonisation, le mal-être des jeunes et moins jeunes, qui se traduit, sous l’accompagnement musical d’El Ghiwane, en contorsion de corps secoués par des convulsions. Leurs chants amplifiés par la musique, la danse, la transe sont utilisés à des fins thérapeutiques pour soigner les âmes et vider le trop-plein des cœurs. 

C’est ça « le phénomène El Ghiwane ». Et de « ça » subsistent encore de nombreuses traces observables lors de cette soirée au Bozar. Malgré le contexte d’immigration, force était de constater la vivacité de la musique « ghiwania » : les chansons dont les paroles ont été intégrées sont reprises en chœur par le public, toutes générations confondues. Des chansons fortes, portées par des voix puissantes, avec des messages à décoder entre les notes car la lutte contre les inégalités, la pauvreté, le racisme doit se faire subtilement sans doute. Est-ce la recette qui a permis au groupe de traverser les pires moments des années de plomb tout en chantant la révolte tue d’un peuple entier ? Sans doute oui, peut-être non…

La seule certitude à affirmer sans faillir est celle d’un groupe qui a laissé une empreinte tatouée dans l’âme et l’esprit d’un public nombreux dépassant les frontières marocaines et transcendant les générations. La marque de fabrique de Nass El Ghiwane c’est la contestation poético-politique, l’attachement indéfectible au peuple, ces « petites gens » pour lesquels ils ne nourrissent qu’empathie et qu’ils écoutent avec bienveillance narrer leur vie sociale faite de pauvreté et de débrouille. Ils expriment, avec toute la puissance de leurs voix et de leurs instruments, les silences les plus assourdissants de ceux qui leur ont chuchoté leur mal-vivre à l’oreille.

A cet égard, ils sont des « troubadours », comme les qualifiera, en ces termes, le dramaturge Tayeb Saddiki : « ce sont des troubadours, ces personnes qui, dans l’Atlas, par groupe de 3 ou 4 arpentent les villages, de souk en souk pour chanter ce qui touche directement la population dans son quotidien. C’est ce que fait le groupe Nass El Ghiwane et c’est pour cela que les gens s’identifient à lui ».

Les Ghiwane sont des transmetteurs de légendes, des passeurs d’histoires racontées par leur aîné.es comme le livre Larbi Batma dans « Transes » lors d’une scène où il partage un moment intense avec sa mère. Leur musique puise ses racines dans un terreau vernaculaire et il en va de même avec leurs instruments qu’ils ont réhabilités, ceux-là même qui ont été méprisés, délaissés au profit d’autres, électriques et flambant neufs.

Qu’en est-il de cette groupie ?

A ce stade de lecture, sans doute vous interrogez-vous sur le titre de cet article ? Interrogation légitime ! Retour dès lors dans les travées du Bozar dans lequel surviendra sur scène une surprise créée par Rachid Batma enjoignant à « Saïd El Ghiwani » de le rejoindre sur les planches. Un homme, arborant lunettes de soleil, jean et taqiyah multicolore vissée sur la tête s’exécute. Ému, il raconte son histoire fusionnelle avec le groupe…

Un super fan nommé Saïd

Saïd Dadsi est né en France, à Vernon le 20 novembre 1975. Issu d’une famille marocaine immigrée en France, ses parents, Dadsi Lahcen (né en 1947) et Khadija (née en 1954), Saïd trouve sa place, avec son frère jumeau Redoine, après leur frère Mohamed, au sein d’une fratrie de cinq enfants qui se verra grandir par l’arrivée de Fatih et de Leïla la petite dernière. « Nos parents nous ont élevés avec des valeurs essentielles et non négociables, celles du respect des différents cultes et cultures, la fraternité, l’entraide et la générosité. Nous avons grandi et vivons encore à Mantes-la-Jolie et nous avons grandi avec cet état d’esprit de la main tendue vers celles et ceux qui en ont besoin », témoigne l’intéressé. Cadre dans une entreprise de métallurgie, outre sa passion pour le football et Nass El Ghiwane, il y a tout l’amour qu’il porte à ses deux filles Dina (21 ans) et Inès (19 ans). 

 

Saïd porte en lui l’héritage d’El Ghiwane transmis par ses parents qui écoutent cette musique qui les accompagnera tout au long de la traversée entre la France et le Maroc durant les périodes estivales. « Leurs chants emplissaient l’habitacle de notre voiture et ils voyageaient avec nous avec des paroles pleines de valeurs, comme celles que nous inculquaient nos parents. Leur musique a clairement nourri notre attachement à la culture marocaine », affirme-t-il. Un attachement qu’il transmet à ses filles aujourd’hui, avec le même vecteur. Un nouveau maillon à la chaîne qui n’a de cesse de s’agrandir et de se renforcer. El Ghiwane incarne pour Saïd les normes de solidarité et d’ouverture aux autres, transmises en contexte d’immigration par ses parents. A son tour, il tente aujourd’hui, de les transmettre à son tour à ces filles, désireux de mettre en œuvre cette transmission qui permet le rapprochement intergénérationnel car Saïd tout comme ses filles, ignorent quelquefois le sens de nombre de termes, expressions ou métaphores et se tournent alors vers leurs aînés pour glaner des explications complémentaires. « Je suis issu de l’immigration marocaine, je suis né en France, je suis franco-marocain et je porte en moi, au moins deux cultures, tandis que mes filles sont franco-maroco-tunisiennes, ce qui rend la transmission encore plus importante car je veux qu’elles soient à l’aise dans toutes les cultures qui les forgent. Cela nous donne l’occasion d’évoluer et de comprendre mieux nos différentes cultures en présence », explique Saïd le père. Et depuis son intégration au sein du groupe, il peut aussi compter sur les enseignements des chanteurs Rachid Batma, Hamid Batma, Omar Sayed, Youssef Bih et Abdelkrim Chifa, sans oublier Abdelwahid Machich et le manager Ahmed Chihabi. 

 

Raconter l’histoire d’un fan, aussi super soit-il, ne relève d’aucun intérêt si elle est dénuée des contextes cités qui lui confèrent une réelle plus-value. En la matière, Saïd incarne l’exemple d’une des millions de personnes qui ont, avant et après lui, transmis la lignée « ghiwania », l’ont nourrie avec soin afin qu’elle grandisse avec force et vigueur…

Un jour, une rencontre

En février 2024, Saïd qui a fait cette fois le déplacement de Mantes-la-Jolie à Lyon, soit plus de 500 kilomètres tout de même pour aller applaudir son groupe favori, se retrouve, à côté d’un homme avec qui il discute quelques instants. Ce dernier se présente comme un proche de Rachid Larbi, ce qui fait hausser légèrement les épaules de son voisin circonspect. Or, une fois le concert terminé, Mohamed Badaoui, tel est son nom, se lève et invite Saïd à le suivre. Un Saïd médusé qui n’en croit pas ses yeux lorsqu’il se retrouve, dans la loge, face à ses idoles, en chair et en os. Lors de cette rencontre, il découvrira « des hommes d’une générosité et d’une sincérité exceptionnelles, en totale adéquation avec leur musique et leurs messages ». Depuis, Saïd suit leurs pas à la trace, un peu partout à travers le monde, en partageant leur passion et leur engagement. 

L’été dernier, il les accompagna à travers une tournée marocaine qui renforcera leurs liens et lui laissera des souvenirs mémorables, comme ce moment passé à Azemmour, à quelques kilomètres de la ville d’El Jadida.  « Ils avaient loué une maison à Azemmour et on a campé en bord de mer, on a joué de la musique, ri et chanté ensemble ». Un rêve de gosse qui s’est réalisé pour le groupie nommé Saïd qui n’en finit pas de dévorer du bitume pour aller rejoindre ceux qui sont désormais les siens. Comme eux, il aime le contact public dans une bienveillance sincère ; une affinité favorable au rapprochement qui s’est opéré il y a environ deux ans, même si le bientôt quinquagénaire, n’en n’était pas à son premier concert. « Je payais plein pot pour aller les écouter et les voir. L’intégralité de mon salaire y passe parfois entre les déplacements et les hôtels mais je n’en n’ai cure. Je ne calcule pas pour aller les applaudir que ce soit en Belgique, en France ou au Maroc ». La cerise se déposera sur le gâteau lorsque les membres du groupe déjeuneront avec la famille Dadsi dans la demeure familiale. Un moment inoubliable pour l’ensemble de la famille qui n’oubliera pas de sitôt cette atmosphère faite de partage et de convivialité, avec, en prime, un mini concert improvisé dédié spécialement aux Dadsi. 

Quant à Rachid Batma, le chanteur du groupe, il évoque Saïd de façon fraternelle et décrit un homme qui « plus qu’un frère fait partie de la troupe. C’est un Ghiwani, notre ambassadeur et l’un des nôtres ». Dont acte dans le livret de famille !

Pour en savoir davantage :

Réda Bahassou, Nass El Ghiwane, les Rolling Stones de l’Afrique, Éditions La Croisée des Chemins, Casablanca, 2021

 Film « Transes », Ahmed El Maânouni, 2Ibid. 

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