Culture
Salma Lghzaoui : dans mon cas, l’écriture est à la fois une lutte pour et contre l’oubli
Salma Lghzaoui : ‘’Les femmes qui écrivent sont des criminelles nées qui commettent des forfaits prémédités débordants de créativité et de sublimité’’
Entretien réalisé par Karim EL HADDADY
Salma Lghzaoui, écrivaine et traductrice marocaine, également poétesse, est l’auteur de plusieurs romans en arabe dont on retiendra ici, ‘’Dakirate Katile’’ (Mémoire d’un assassin), Orchidia Soawda’e’’ (Une Orchidée noire) et ‘’Fi rhaflati a-lintidar’’ (Dans l’inattention de l’attente’’, elle nous pardonnera la traduction approximative de ses titres, elle qui qui a traduit entre autres Charles Ferdinand Ramuz, Victor Hugo, Charles Baudelaire ou encore Albert Camus. Dans cet entretien, on la questionne et nous parle de ses expériences avec l’écriture et la traduction. Pour cette juriste de formation, écrire est à la fois une lutte pour et contre l’oubli. Entretien.
Karim EL HADDADY : Salma Lghzaoui, si l’on devait vous résumer aux lecteurs, que pourrions-nous dire?
Salma Lghzaoui : J’aime toujours me présenter comme une jeune femme rêveuse, passionnée ou plutôt fascinée et obsédée par le monde magique de la littérature depuis mon plus jeune âge. J’avoue que la lecture m’a aidé à me perdre dans les mirages vertigineux des mots, à m’enfuir de la laideur et de l’absurdité de la vie et de l’atrocité des vivants , et aussi à façonner ma vision du monde et des maux dont souffrent les êtres humains. Quant à l’écriture, ça fait des années que je répète sans cesse qu’elle est pour moi une cure, une issue de secours, une façon de déclarer mon existence et de partager mes visions, mes craintes et mes préoccupations, bref, dans mon cas, l’écriture est à la fois une lutte pour et contre l’oubli…
Vous êtes originaire de Fès. Qu’est-ce qui vous attire pu séduit dans cette ville patrimoniale et spirituelle ?
Salma Lghzaoui : Mon amour et mon attachement pour ma ville natale n’est pas facile à décrire, cette ville médiévale, qui est extrêmement riche historiquement et culturellement est la ville où j’ai vécu les moments inoubliables de bonheur intense de mon enfance. Pour moi, chaque ruelle et chaque recoin de Fès conserve un de mes souvenirs, les traces des pas de mon père que dieu bénisse son âme, et aussi, beaucoup d’histoires à déceler. Je trouve aussi que l’inspiration est inépuisable dans cette ville énigmatique qui ressemble tant à « Circé » [une magicienne ensorcelante de la Mythologie grecque – NDLR]
Pouvez-vous vivre, comme Kundera, ailleurs ?
S.L : Je réfléchis très peu à cette hypothèse. Entre moi et mon pays, il rapport profond, ce qui fait que je ne pense quasiment pas que j’aurai le même sentiment d’appartenance et d’identification ailleurs même si cet « ailleurs » peut être un autre pays arabe, il me semble parfois que je suis pareille à une espèce de fossile préservé à l’infini dans une roche sédimentaire..
Vous êtes écrivaine. Mais juriste de formation. Comment conciliez-vous la rigueur de la lettre de la loi et la liberté d’esprit de l’écriture ?
S.L : Effectivement, j’ai fait mon droit mais ce n’était pas vraiment ma vocation, parce que j’ai toujours rêvé de devenir journaliste , heureusement qu’après l’obtention de ma licence j’ai pu réaliser ce rêve enfoui, aussi, dans la même période , j’ai commencé à essayer d’écrire plusieurs genres littéraires, et beaucoup dans mon entourage ont trouvé que j’avais quelque talent et style. Mais je dois vous confier que je n’ai pas cru ma professeure de langue française au lycée, lorsqu’elle m’a prédit de devenir écrivaine. Reste à dire que ma formation en droit m’a beaucoup aidé pour écrire un roman policier bien ficelé, et aussi à ne pas commettre des fautes ou des anachronismes juridiques flagrants.
« Les femmes qui lisent sont dangereuses », comme le développe le livre de Laure Adler et Stefan Bollmann. Et celles qui écrivent ?
S.L : J’aime cette question. Je vais y répondre métaphoriquement : les femmes qui écrivent sont des criminelles nées qui commettent des forfaits prémédités débordants de créativité et de sublimité.
Vous écrivez la nouvelle, le roman, le poème. Un choix ? une nécessité ? une curiosité ? quel est le genre littéraire qui vous est vous fixe le plus ?
S.L : C’est simple : si j’ai le don et la faculté d’écrire et de m’exprimer dans plusieurs genres littéraires, alors pourquoi pas !? je ne pense pas que c’était un choix ou une nécessité, mais peut être que c’était par pure curiosité et envie d’exploration de mes limites en tant qu’écrivaine. Surtout au début. Mais actuellement, avant de commencer à rédiger un texte, je choisis la forme littéraire qui va mettre en valeur le thème que j’ai en tête, peu importe que ce soit poétique ou romanesque, parce que pour moi, le fond et la forme sont indissociables. Victor Hugo disait que la forme c’est le fond qui remonte à la surface, donc la forme éclaire le contenu et la pensée. En ce qui concerne le genre littéraire qui m’est le plus cher, c’est sans doute le roman, qui peut inclure d’autres genres et sous-genres littéraires, c’est un champ de possibilités infinies et un défi d’esthétique, c’est « le labyrinthe de Dédale » par rapport aux autres genres littéraires.
Outre l’écriture, vous traduisez. C’est quoi la traduction pour vous ?
S.L : La traduction pour moi est une passion, une mission, un art et un moyen noble d’échange culturel et social, et surtout elle joue un rôle primordial car elle permet aux lecteurs de passer la barrière de la langue pour connaître et accepter l’autre.
Vous avez, c’était une première, traduit « Sur la lecture », de Proust. Outre ceux que vous avez traduits, quels genres de livres lisez-vous ?
S.L : Mes lectures sont très éclectiques, je pense que je suis adepte de la conception proustienne de la lecture ; c’est-à-dire la lecture active ,créative, curative , qui inclut aussi une coopération interprétative du lecteur, l’une de mes citations préférées dans ce petit joyau du préfacier critique Marcel Proust est celle où il précise que : « Notre sagesse de lecteur commence où celle de l’auteur finit », donc, je ne peux pas lire tout ce qui me tombe sous les mains, peu importe le genre littéraire.
Pour ce qui concerne Camus, vous en avez traduit La chute ? pourquoi pas la Peste ou l’Etranger ? Qu’est-ce que vous y avez trouvé de plus important à partager avec le lecteur arabe ?
S/L : C’est simple, j’ai choisi de traduire ce texte parce que –comparé à l’étranger et à la peste – il n’est pas très connu au monde arabe, en plus, je considère ce texte comme le dernier testament camusien, la concrétisation absolue de sa pensée, de sa vision de ce monde marqué par l’absurdité, je dis souvent que son héros, Jean-Baptiste Clamence, nous ressemble tous ! Il nous implique dans ses confessions, nous rappelle nos propres fautes et chutes, bref, c’est un roman où il y’a une utilisation maligne de l’effet miroir !
Vos romans, vos traductions et les dossiers littéraires auxquels vous contribuez ont attiré des lecteurs majoritairement du Moyen-Orient. Cette base de lecteurs vous satisfait ?
S.L : Oui, cette base de lecteurs me satisfait, mais d’abord je suis reconnaissante envers le public marocain qui m’a encouragé au début. Pour être honnête , écrire dans le but d’avoir un public plus large ou être reconnue à l’échelle mondiale est la dernière chose à laquelle je songe, tout simplement parce que je trouve que l’écrivain qui cible quelque chose comme telle n’est pas un vrai écrivain passionné d’écriture. Nous n’écrivons pas pour la reconnaissance, la célébrité, les prix littéraires, les best-Sellers, l’argent, la consécration…etc., nous écrivons parce que c’est notre destinée, sans rien attendre en retour.
Outre les lecteurs et les éditeurs, vos romans font l’objet de critiques et de travaux académiques.
S.L : Effectivement mes romans ont été l’objet de plusieurs travaux de fin d’études et de thèses notamment en Irak et au Maroc, et je suis redevable aux professeurs qui ont choisi mes romans, car la reconnaissance académique pour l’écrivain équivaut à une guirlande de fleurs sur la tête.
Quelle relation vous entretenez avec l’éditeur marocain ? que pensez-vous du monde de l’édition au Maroc ?
S.L : Une relation compliquée ! il y’a quelques années, j’ai dit dans une entretien que nous n’avons pas une industrie d’édition au Maroc, et c’est pour cette raison que j’appartiens à la génération d’écrivains marocains qui ont choisi d’être des « réfugiés littéraires », car malheureusement dans notre pays il y’a beaucoup d’éditeurs qui trébuchent dans ce domaine, sans parler du problème éternel de la distribution du livre ici. N’empêche que j’ai coopéré il y a un an avec une maison d’édition marocaine et c’était une expérience satisfaisante pour moi. Il y a une progression et de l’espoir, et notre pays peut devenir l’un des meilleurs producteurs de contenus culturels dans le monde arabe d’ici quelques années, mais les professionnels de ce secteur doivent affronter les obstacles, sortir la tête de l’eau et travailler avec acharnement et dévouement… Je sais que ce n’est pas facile, mais quand on veut on peut !