économie
Penser le concret au Maroc des contrastes
Le Maroc, pays des contrastes. On le constate de nouveau sur un sujet combien sensible et d’actualité. Alors que les Economistes sont sollicités un peu partout dans le monde non seulement pour venir « au secours » des politiques à peaufiner des plans de relance, mais aussi et surtout pour débattre des différents scénarii de relance en relation avec des problématiques relatives aux projets de société, on constate avec regret une quasi-absence de l’enseignement de cette discipline dans nos universités. Je rejoins dans ce constat amer l’interrogation de notre collègue, politologue avisé, Mustapha Sehimi dans une récente publication intitulée « Mais où est passée la science économique ? ».
En faisant référence justement à son absence dans les facultés dites abusivement des « sciences juridiques et économiques ». Comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer ce « désert » scientifique, cette misère de la pensée, fort préjudiciables aux intérêts de notre pays ?
Le capitalisme n’est pas forcément le meilleur pour l’humanité
Avant d’apporter des éléments de réponse, rappelons le contexte général de l’apparition de l’économie en tant que science, de son évolution au fil des années et de son éclatement aujourd’hui en différents courants et écoles. En tant que connaissance générale, l’économie a toujours existé et on la retrouve dans des manuels anciens chez les penseurs arabes, grecs et autres. En tant que science, elle n’est apparue que tardivement avec l’émergence du capitalisme (18 ème-19ème siècle) grâce notamment à l’œuvre de deux économistes devenus désormais célèbres : Adam Smith et David Ricardo. Cette science économique qui venait de naitre n’était pas neutre. Elle avait un objectif précis et clairement annoncé, consistant à soutenir le caractère progressiste du capitalisme, les bienfaits du marché et à défendre les intérêts de la bourgeoisie montante contre la féodalité qui s’accapare indument la rente foncière. On le voit, dès le départ, la science économique, appelée à juste titre, économie politique, s’est positionnée sur le terrain politique. Le monde imaginé par l’économie classique (bourgeoise) est un monde parfait et harmonieux dans lequel les équilibres se réalisent d’une façon spontanée grâce au secret de la « main invisible ».
Mais cette vision idyllique du monde n’a pas tardé à s’estomper pour laisser place à l’apparition des contradictions de toutes sortes et aux crises multiples que les mots d’ordre de « liberté, égalité fraternité » scandés par la bourgeoisie n’ont pas pu résoudre. Il s’est avéré que le capitalisme n’est qu’une phase dans le processus historique et qu’il n’est pas forcément le meilleur pour l’humanité. C’est dans ce sens qu’est apparu un autre courant de pensée en économie, critique de l’économie politique anglaise, suite aux travaux de Marx avec la publication de son œuvre magistrale non achevée « le Capital ». La pensée économique a évolué par la suite dans le prolongement de ces deux courants principaux au point que l’on assiste de nos jours à des dizaines d’écoles de pensée qu’il serait fastidieux d’énumérer dans cet article.
Des sciences à réhabiliter
C’est pour cette raison, entre autres, qu’on ne parle plus de « science économique » mais plutôt de « sciences économiques » (l’équivalent de Economics en anglais). Et qui plus est, chacun l’entend à sa manière. Cette diversité d’approche et de méthode n’est pas une mauvaise chose. Au contraire, en stimulant la compétition, elle développe la rigueur dans la réflexion et améliore la qualité et la « compétitivité » du produit. Ce qui favorise les débats, les échanges scientifiques entre différents courants et donne à l’université, en tant que lieu de production et de développement des connaissances, son prestige. Dans cette incessante « compétition » entre les différentes écoles de pensée, qui ne sont pas étrangères aux luttes sociales et politiques menées sur le terrain, on assiste à des renouvellements, des remises en cause, des critiques et des autocritiques. Bref, à un renouvellement de la pensée et à une fertilisation de l’esprit.
En supprimant les enseignements relatifs aux sciences économiques, en tant que pensée globale, l’université marocaine a mis fin à cette dynamique de « création collective » pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Henri Bartoli, grand spécialiste du travail « économie et création collective ». L’économie politique n’est palus enseignée comme elle le fut par le passé. Elle est saucissonnée en morceaux et n’est plus en adéquation avec le monde réel. La responsabilité de ce « gâchis », c’en est bien un, incombe à l’université et aux universitaires eux-mêmes, à l’entreprise marocaine qui affiche un certain «dédain » à peine voilé à l’égard de l’économiste jugé « subversif » lui préférant un pur « gestionnaire » discipliné. Par souci « d’employabilité », toutes les matières qui sont en relation avec la philosophie et qui développent l’esprit critique, ont été bannies de l’enseignement. Les sciences économiques, tout comme les autres sciences sociales sont donc à réhabiliter. « La véritable nature de l’homme n’est pas une donnée passive et immuable, mais une œuvre de la liberté », écrivait Henri Bartoli. Cette liberté, commence par la pensée et se termine dans l’action.