Etat d’exception et mesures transitoires : la classe politique tunisienne divisée

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Capture d'image d'un écran de télévision montrant le président tunisien Kais Saied faisant une déclaration lors d'une visite à Sidi Bouzid, le 20 septembre 2021 en Tunisie

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Tunis - Il fallait s’y attendre, le discours du président tunisien Kaïs Saïed de lundi à Sidi Bouzid (centre ouest) a fini par susciter une vive polémique au sein de la classe politique et syndicale.

Dans sa grande diversité et sa désunion, la majorité de la classe politique a réussi à tenir le même langage exprimant son refus de la prorogation des mesures d’exception et de la mise en œuvre de mesures transitoires, qui signifient une "suspension de la Constitution et à un arrêt définitif de l’activité du parlement".

Selon des analystes, la volonté de provoquer une rupture totale avec le système de l’avant le 25 juillet suscite questionnement, craintes et circonspection. Craintes d’une "dérive autoritaire" sur les droits et libertés et doutes sur le projet même que le président Saïed entend mettre en œuvre.

Ces mêmes analystes estiment que la Tunisie a plus que jamais besoin de restaurer la confiance, d’offrir une visibilité et de remettre la machine économique en branle pour redresser la barre et éviter le scénario du pire et non de verser dans un "populisme aux conséquences imprévisibles".

D'après les mêmes observateurs, l'action tous azimuts de "Mani Pulite" du président suscite plus l'expectative qu'elle ne fournit des pistes d’avenir, de restauration de la confiance ou lever les ambiguïtés qui persistent sur les chances possibles d’engager un débat franc et apaisé à même de permettre au pays de sortir de ce bourbier.

Redressement ou changement de système

En prenant pour cible la classe politique, selon lui, "formée de corrompus prêts à vendre leur âme et qui n'hésite pas à recourir à toutes les basses besognes pour se servir et se maintenir au pouvoir", le président tunisien donne l’impression qu’il est en train de mettre tout le monde dans le même sac.

Les élus ne sont pas mieux lotis : il estime que "le Parlement s'est transformé en un marché où les voix se vendent et s'achètent".

La formation d’un gouvernement n’est pas une priorité absolue non plus.

Après presque deux mois du changement intervenu le 25 juillet dernier, le chef de l'Etat reste convaincu qu’il faut changer de système avant la nomination d’un nouveau chef de gouvernement. "Avez-vous besoin d'un gouvernement qui répondra à vos besoins ou de voleurs qui pilleront les pays ?", a-t-il lancé le 20 septembre à Sidi Bouzid.

Pour de nombreux hommes politiques et experts, le président Saïed ne semble pas accorder au facteur temps l’intérêt qu’il mérite.

C’est ce qui explique son peu d'empressement pour former un nouveau gouvernement. L’essentiel, pour lui, "c’est de rendre la légitimité au peuple", sans pour autant préciser la démarche qu’il va suivre ou les actions qu’il compte entreprendre.

Aujourd’hui, les annonces qu’il a faites à Sidi Bouzid, à savoir la poursuite des mesures d'exception, la nomination prochaine d’un chef du gouvernement sur la base de provisions de transition répondant à la volonté du peuple, ne semblent pas recueillir l’assentiment de la majorité de la classe politique et de la société civile.
D'ores et déjà, opposants, partis politiques, magistrats et avocats expriment leur rejet à toute suspension de l'application de la Constitution ou "changement du système politique".

Ils soutiennent que les annonces laissent envisager le début de préparatifs pour la tenue de nouvelles élections législatives afin de remplacer le Parlement et pour la réforme de la Constitution de 2014 qui a instauré un système hybride, ni présidentiel ni parlementaire, source de frictions permanentes entre les deux pouvoirs.

« De l’Etat mafieux à l’Etat du peuple » ?

Dans ce cafouillis, les avis de certains spécialistes du droit constitutionnel semblent aller contre le sens voulu par le Président de la République.

Mouna Kraiem, professeure de droit constitutionnel, estime que la mise en œuvre envisagée de dispositions transitoires, dans le cadre de la Constitution, n’a qu’une seule signification juridique : la suspension de la Constitution.

Même avis exprimé par le Directeur du Département de droit public à la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, Sghaier Zakraoui, qui a estimé qu’on ne peut pas affirmer que l’annonce de nouvelles dispositions ne signifie pas la suspension de la constitution.

La réaction des partis politiques ne s’est pas fait attendre. Le mouvement Ennahda (islamiste), principal perdant du mouvement initié depuis le 25 juillet 2021, a été le premier à réagir.

Le mouvement assure que le maintien des mesures exceptionnelles pour une durée indéterminée a paralysé les institutions de l’Etat, en l’absence d’un gouvernement légitime et le maintien du gel du Parlement élu.

Il assure que cela menace l’Etat, approfondit la crise économique, financière et sociale et nuit à l’image de la Tunisie, notamment auprès de ses partenaires financiers et internationaux.

Le mouvement considère aussi que l’annonce faite par le président concernant son intention de mettre en place des dispositions transitoires individuelles, constitue une "orientation dangereuse et une détermination pour annuler la Constitution".

Pour sa part, le mouvement "Echaab" semble sortir de ce consensus. L’un de ses dirigeants, Haykel Mekki, a considéré que le discours du président représente une annonce présidentielle du "passage de l’Etat mafieux à l’Etat du peuple".

Même son de cloche du secrétaire général du Mouvement, Zouhair Maghzaoui, qui a fait savoir que son parti approuve le discours du président Kaïs Saïed, considérant que les annonces entrent dans le cadre des réformes politiques.

En attendant que le président de la république annonce le nom du futur chef de gouvernement et qu’il apporte plus de précisions sur son projet politique, le débat public reste focalisé sur des questions que nul ne pourrait aujourd’hui prévoir la méthode qui sera adoptée pour les solutionner efficacement : Quel mode d’emploi pour refaçonner le paysage politique, revivifier le système de représentation, l’émergence d’une classe politique formée de personnes intègres et sincères ?

Le professeur en Sciences de l’information et de la communication, Sadok Hammami affirme à ce propos que la force d’un projet ne résulte pas du fait qu’il émane du président, mais plutôt du débat public, d’un parlement opérationnel, de médias indépendants, d’élections transparentes et d’une vie politique intègre.

 

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