Des Écoles Pionnières ou un projet d'enseignement privé au sein de l'enseignement public - Par Bilal Talidi

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Le projet du ministre Chakib Benmoussa (photo) repose, en résumé, sur l'idée de sélectionner des écoles spécifiques et de les soumettre à un processus éducatif particulier, distinct des autres établissements publics, avec une méthodologie spécifique

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J'ai suivi avec une grande attention la conférence de presse de Chakib Benmoussa, ministre de l'Éducation nationale, du Préscolaire et des Sports. Mon objectif était de comprendre la philosophie du ministre et sa vision de ce que l'on appelle les "Écoles Pionnières" et leur rôle dans l'amélioration des niveaux d'apprentissage, la réduction du décrochage scolaire, et l'acquisition de différentes compétences, qu'elles soient éducatives ou de la vie quotidienne.

Le projet du ministre repose, en résumé, sur l'idée de sélectionner des écoles spécifiques et de les soumettre à un processus éducatif particulier, distinct des autres établissements publics, avec une méthodologie spécifique en matière de personnel éducatif qualifié et motivé, ainsi qu'en matière de soutien et d'évaluation. Le projet repose trois phases : une phase expérimentale, une phase d'expansion, puis une phase d'institutionnalisation. La transition de la phase expérimentale à la phase d'expansion ne peut se faire qu'après une évaluation, qui dépend des résultats et de l'impact des apprentissages réalisés. Les lacunes sont corrigées et les choix pédagogiques et éducatifs optimisés.

Les données présentées par le ministre indiquent que le projet des Écoles Pionnières a débuté en ciblant 626 établissements scolaires (primaires) l'année dernière, soit 7 % des établissements du primaire au Maroc. Cette année, le projet s'est étendu pour cibler 1,3 million d'élèves, soit 30 % des élèves du primaire, et a été étendu au niveau du secondaire en ciblant 292 établissements (environ 200 000 élèves), soit 10 % des élèves de ce niveau.

Il était supposé que le Ministre, qui a trouvé devant lui le cadre visionnaire  (la vision stratégique pour la réforme du système d'éducation et de formation) et le cadre juridique (la loi-cadre pour la réforme du système d'éducation et de formation) déjà en place, qu'il commence par justifier la base légale de son projet dans cette vision et cette loi-cadre, ou du moins qu'il lève les contradictions qui pourraient exister avec certains de ses articles, notamment ceux qui parlent de la réhabilitation de toutes les institutions éducatives dans un délai de trois ans. Il aurait été également nécessaire qu'il soumette son projet au Conseil supérieur de l'éducation, de la formation et de la recherche scientifique pour avis et consultation. Toutefois, nous laisserons ce volet pour une autre discussion, car le Ministre a préféré placer l'institutionnalisation des "Écoles Pionnières" à la troisième phase plutôt qu'à la première, bien que le contenu de cette institutionnalisation, pour ne pas s’écarter dans le document de réforme éducative (2024-2025), qui inclut la préparation d'un cadre organisationnel et juridique en adéquation avec la stratégie de réforme !

En réalité, la discussion autour des Écoles Pionnières requiert trois niveaux fondamentaux : la philosophie, la méthodologie et le parcours.

Dans le cadre conceptuel (la philosophie et la vision du ministère), il apparaît en surface que l'objectif est de partir d'une expérience réussie à laquelle on fournit les éléments nécessaires (la formation initiale et continue des cadres éducatifs, un système d'incitations pour les cadres pédagogiques, l'adaptation de la structure organisationnelle et juridique du secteur aux priorités de la réforme). Cependant, le rythme auquel avance le ministère, ainsi que les ressources nécessaires, montrent que généraliser ce modèle d'écoles d'élite au reste du système est quasiment impossible ou nécessitera une durée bien plus longue que celle requise par toute autre réforme antérieure.

En effet, le Ministre évoque un objectif de 30 % des élèves du primaire en l'espace de deux ans, 10 % pour le niveau collégial cette année, mais aucun pour le niveau secondaire. Il n'a pas précisé si ces Écoles Pionnières ont été implantées dans les zones rurales ou si elles restent principalement urbaines. Théoriquement, à ce rythme, il faudrait plus de dix ans pour couvrir le reste du territoire, en tenant compte des spécificités des zones rurales, que le ministre lui-même reconnaît, en mentionnant que cette année, les efforts du ministère se sont concentrés sur la réduction du nombre de niveaux enseignés dans une même classe à deux ou trois au lieu de quatre actuellement.

En pratique, la durée estimée pour le projet dépasse les dix ans, car le processus de sélection implique des incitations financières. Certaines sont liées aux équipements, d'autres concernent les incitations offertes aux cadres pédagogiques. Cela entrave le processus de généralisation fluide, rendant l’horizon fixé quasi impossible, en particulier dans le monde rural.

En ce qui concerne la méthodologie, le ministère ne clarifie pas les bases sur lesquelles repose le processus de sélection. Il ne semble pas non plus s'intéresser à la notion de la représentativité de « l'échantillon » lors de la phase expérimentale, afin de réaliser une évaluation aussi précise que possible et de déterminer son impact avant d'étendre l'expérience. En effet, le ministre a adopté une méthodologie qui contredit toutes les approches internationales reconnues. Celles-ci débutent généralement dès la première année de chaque niveau d'éducation. Par exemple, on commence au primaire, qui comporte deux niveaux, par la première année du primaire, puis la quatrième année, suivie de la première année du collège, puis la première année du lycée, et ainsi de suite. L'expérience se généralise de manière progressive et ordonnée, comme cela s'est produit lors du changement de curricula éducatifs, ou lors des processus d'arabisation ou de francisation, ainsi que dans les différentes réformes que connaissent les systèmes éducatifs dans de nombreuses expériences internationales.

Je ne comprends pas, sur le plan méthodologique, comment un échantillon de 626 établissements scolaires peut être représentatif de 12 300 établissements éducatifs. Selon la méthode scientifique, l'échantillon doit être d'une taille représentative raisonnable afin que l'évaluation soit objectivement fondée, ce qui n'est pas le cas dans la méthodologie de sélection du ministère, dont nous ignorons les détails et les critères. Un échantillon représentatif, tel que suivi dans toutes les expériences de mise en œuvre des réformes, commence par couvrir un niveau complet pour chaque cycle, ce qui permet de fournir une image claire et crédible de l'impact de la réforme, de ses résultats et de la possibilité de sa généralisation.

Le problème majeur dans la méthodologie concerne l'évaluation. Le ministre a déclaré que la transition de la phase expérimentale à la phase d'expansion est soumise à deux évaluations : une interne et une externe. Il a également mentionné, dans le document de réforme éducative 2022-2026, les partenaires impliqués dans cette évaluation.

En réalité, il n'y a aucun document disponible qui puisse servir de référence pour interpréter les résultats. Le document mentionné ne parle que de résultats préliminaires, et non définitifs, et annonce la publication prochaine des résultats finaux. Il fait appel à des centres d'évaluation qui n'ont pas d'expérience dans ce domaine et qui ne jouissent pas de la crédibilité nécessaire pour évaluer un projet de cette envergure. Il est donc inconcevable qu'un ministère portant un projet de cette importance puisse s'appuyer sur les évaluations du Centre "Sanady" ou même de l'Observatoire National du Développement Humain pour généraliser les Écoles Pionnières. Ce qui surprend dans le document du ministère, c'est qu'il mentionne l'évaluation par l'Instance Nationale d'Évaluation, affiliée au Conseil Supérieur de l'Éducation, de la Formation et de la Recherche Scientifique, alors que le poste de directeur de cette instance est toujours vacant, après la refonte de la composition du Conseil avec la nomination de son nouveau président, Habib El Malki. Les experts chargés de l'évaluation doivent être proposés par le directeur au bureau du Conseil supérieur de l'éducation pour approbation.

Plus surprenant encore, c'est que le Ministre évoque l'utilisation des résultats de l'évaluation de cette instance par le Comité National de Certification, un comité qui n'a pas encore été installé, et pour lequel le cadre national de certification, qui régira son fonctionnement, n'a pas encore été élaboré. Un comité temporaire avait été nommé sous le précédent gouvernement pour préparer ce cadre, mais il n'a pas encore vu le jour.

Concernant le troisième point relatif au processus de mise en œuvre, lorsque le Ministre a justifié l'urgence de généraliser les Écoles Pionnières au niveau du collège (232 établissements sur un total de 2298), il a évoqué la contribution à la réduction du taux élevé d'abandon scolaire à ce niveau. Cependant, il n'a pas précisé la localisation de ces établissements par rapport aux zones à forte concentration de décrochage scolaire. Il n'a pas non plus précisé les causes exactes de l'abandon scolaire, qu'elles soient liées à une faiblesse de l'offre éducative ou à d'autres facteurs socio-économiques. Ces derniers ont été aggravés par les mesures prises par le gouvernement, telles que l'annulation du programme Tayssir, qui visait les élèves des zones rurales à risque de décrochage scolaire, et le remplacement du programme "Un million de cartables" par une aide financière de 200 dirhams pour le primaire et de 300 dirhams pour le collège, alors que ce montant ne couvre même pas le coût d'un cartable sans son contenu.

En résumé, nous sommes face à un projet dont l'horizon semble se limiter à 20 ou 30 % du total des établissements éducatifs au Maroc. Cela pour une raison simple : la généralisation de ce projet nécessite des ressources, des équipements et des incitations difficiles à garantir sur l'ensemble du territoire national, ainsi que pour tous les cadres administratifs et pédagogiques. Ce qui exclura totalement le monde rural de ce projet et fera de ces Écoles Pionnières un projet limité et privilégié, ressemblant à un secteur privé au sein d'un vaste secteur public en difficulté.

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