La dimension intérieure et extérieure des déclarations d'Ahmed Toufiq sur la laïcité de l'État marocain - Par Bilal Talidi

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Photo archives – Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques, à la. Chambre des représentants

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Lundi dernier, le ministre des Habous et des Affaires islamiques, M. Ahmed Toufiq, a déclaré devant les députés qu'il avait répondu à une remarque du ministre de l'Intérieur français, lors de la récente visite du président Emmanuel Macron à Rabat, que le Maroc est un pays laïc. Il a précisé qu'il lui avait dit : « Les Français sont convaincus que l'islam marocain modéré est bénéfique pour tous. » Ce à quoi le ministre français aurait répondu : « La laïcité vous choque », et Toufiq de répliquer : « Non, car nous sommes laïcs. »

De telles déclarations n'ont pas manqué de provoquer un débat animé, poussant le ministre à clarifier ses propos dans un entretien accordé à un média d'information. Il a précisé qu'il voulait dire par là que le Maroc jouit de la liberté de religion et qu'il n'y a pas de contrainte en matière de foi dans l'islam.

En réalité, plusieurs niveaux s'entrelacent pour comprendre les propos du ministre. Il est difficile de déterminer si la dimension conceptuelle, légale et politique, ou bien le contexte même, a influencé ses déclarations.

Sur le plan conceptuel  

Conceptuellement, rien ne soutient la position du ministre. La laïcité, dans ses diverses définitions, renvoie à une séparation entre l'État et la religion, ou à une non-intervention de l'État dans les affaires religieuses. Si les expériences laïques, notamment aux États-Unis et en Europe, conservent une influence religieuse plus ou moins marquée dans l'espace public (notamment dans le cas américain), elles interdisent néanmoins que l'État adopte une religion officielle, l'impose à la société ou fonde sa légitimité sur cette dernière. De plus, elles interdisent toute forme d'ingérence de l'État dans les affaires religieuses.

De ce point de vue, il est inconcevable de qualifier le Maroc de pays laïc. Tout d'abord, le Maroc repose sur une légitimité religieuse. La constitution stipule que l'islam est la religion officielle de l'État. Ensuite, le système politique et constitutionnel marocain combine deux fonctions : une fonction politique, exercée par le roi en tant que chef de l'État, garant du bon fonctionnement des institutions et du choix démocratique (article 42), et une fonction religieuse, exercée par le Commandeur des croyants (Amir Al-Mouminine), qui protège la foi, garantit la liberté de culte et exerce les prérogatives religieuses de manière exclusive (article 41).  

De plus, le Maroc a historiquement développé une forme de religiosité soutenue et promue par l'État, qualifiée par Ahmed Toufiq de « constantes religieuses » ou d’« unité doctrinale marocaine ». Lors d'un cours Hassani en 2012 intitulé « Présentation des constantes religieuses du Royaume du Maroc », il a décrit quatre constantes principales : l’Imamat des croyants (Amir Al-Mouminine), le rite malékite en jurisprudence, la voie soufie d'Al-Jounayd, et l'école théologique ash’arite. Dans ce contexte, les propos de M. Toufiq sur l’Imamat des croyants montrent bien la divergence entre le modèle marocain et la laïcité. Selon lui, l’Imamat des croyants s’inspire directement de la continuité historique du califat prophétique, unissant les affaires religieuses et politiques. Cette conception est en totale opposition avec les principes d’un État laïc.  

Sur le plan légal et politique  

Dans le domaine légal et politique, la laïcité prône l'exclusion totale de la religion dans la régulation de la vie publique et consacre la souveraineté de l'homme à légiférer selon des considérations d'intérêt public.  

Dans le cas marocain, la situation est très différente. La religion reste une référence majeure dans plusieurs lois qui encadrent la vie publique. Par exemple, le Code de la famille (Moudawana) repose encore sur la charia. Le roi, en tant que Commandeur des croyants, a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne pouvait rendre licite ce que Dieu a interdit ni interdire ce qu’Il déclaré licite. De même, le Parlement ne fait qu'approuver le projet du Code de la famille après qu'il ait été examiné par le Conseil supérieur des oulémas pour en garantir la conformité avec la charia et ses objectifs généraux.

Ce principe dépasse même le cadre de la Moudawana. Par exemple, la mise en œuvre du cadre juridique des banques participatives a été conditionnée par l’avis du Conseil supérieur des oulémas. Plus encore, une fatwa centrale, rédigée par les oulémas marocains à la demande du défunt roi Hassan II, concernant le principe de la « maslaha mursala » (intérêt public), constitue une base pour diverses autres lois. Ainsi, même les lois qui ne relèvent pas directement de la Moudawana sont souvent formulées en prenant en compte un principe religieux qui fait appel à l'intérêt général en l’absence de texte spécifique.  

Par ailleurs, dans des situations où des divergences avec la charia semblent exister, comme la question des intérêts bancaires (riba), M. Ahmed Toufiq a donné, l’année dernière, un cours Hassani dans lequel il a interprété les intérêts bancaires non pas comme du riba, mais comme une variation de la valeur monétaire entre le moment du prêt et celui du remboursement. Si l’État était véritablement laïc, de telles interprétations religieuses n’auraient pas lieu d’être.

Sur le plan contextuel

Le contexte de la déclaration révèle, en effet, qu’elle a été faite avec le ministre de l’Intérieur français, et non dans le cadre d’un cours conceptuel donné par M. Toufiq dans un amphithéâtre universitaire ou lors d’un cours hassani devant le Commandeur des croyants. Ce n’était pas non plus une réponse à un groupe parlementaire, à un parti politique ou à un média, mais plutôt un discours destiné à l’étranger, visant à décrire une forme de religiosité tolérante et exemplaire (le modèle marocain) qui a prouvé son succès dans le monde arabe. Ce discours était adressé à un pays étranger (la France), confronté à de grands défis en matière d’organisation des institutions encadrant la pratique religieuse musulmane, inquiet face aux groupes islamiques radicaux, et cherchant à élaborer une approche souveraine pour gérer la pratique religieuse musulmane dans un contexte de forte concurrence entre diverses formes de religiosité et entre différents pays qui souhaitent avoir leur mot à dire dans cette politique.

Il est très clair que M. Ahmed Toufiq adressait son discours aux Français pour tenter de les convaincre de l’importance de s’inspirer du modèle marocain modéré en matière de religiosité, de coordonner avec le Maroc dans ce domaine, et de permettre au modèle marocain d’explorer de nouveaux horizons, après que la demande pour ce modèle ait augmenté sur plusieurs fronts.

Par conséquent, on peut considérer que la clarification apportée par Toufiq est une tentative de limiter les effets d’un malentendu causé par des déclarations destinées à l’étranger. Le fait de les évoquer au Parlement a suscité la controverse, ce qui l’a conduit à se référer au concept de « liberté de culte et absence de contrainte en matière de religion » pour contenir toute interprétation de ses propos. Il voulait souligner qu’il ne faisait en aucun cas référence à une politique étatique ou personnelle visant à laïciser l’État ou la société.

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