chroniques
La Marche Verte, la déclaration de Brzezinski... et les théories de partition de Bernard Lewis – Par Hatim Betioui
L'ancien conseiller à la sécurité nationale américaine Zbigniew Brzezinski, considéré comme le faucon de l'administration du président démocrate Jimmy Carter, resté dans l’ombre de son alter ego républicain Kissinger, a été tout aussi déterminante dans le monde qui se déploie sous nos yeux pendant plusieurs décennies, de la Guerre froide aux années Obama.
L'année prochaine marquera le jubilé d'or de la Marche Verte pacifique, un anniversaire qui revêt une grande signification pour le Maroc et la région dans son ensemble.
Cette marche a été organisée à l'initiative du défunt roi du Maroc, Hassan II, pour récupérer le Sahara marocain de la colonisation espagnole, avec la participation de 350 000 Marocains et Marocaines.
Une neutralité douteuse
Malheureusement, cette étape, qui a atteint les objectifs du Maroc, n'a pas marqué la fin du parcours pour ce dernier. C’est qu’après le lancement de la Marche Verte le 6 novembre 1975, le Maroc s'est retrouvé confronté à une guerre d'usure militaire féroce, ainsi qu'à une guerre diplomatique acharnée qui se poursuit encore aujourd'hui dans les arènes diplomatiques, les organisations et les forums internationaux.
Bien que la guerre froide soit désormais une page de l'histoire, les derniers bastions de l'Union soviétique en Afrique du Nord s'accrochent désespérément à la poursuite de cette guerre, dans le but de réaliser des rêves que le temps a révolus
À l'exception des six États arabes du Golfe et du royaume jordanien, qui ont pour la plupart participé à la marche et ont adopté dès le début des positions claires inébranlables, reconnaissant la marocanité du Sahara et soutenant à l'intégrité territoriale du Maroc, les autres pays arabes ont observé un silence douteux et désorientés face aux tentatives de ciblant le Maroc pour nuire à l'unité de ses territoires, optant pour une neutralité incompréhensible, sans se rendre compte qu'ils étaient tous susceptibles, tôt ou tard, de faire face comme le Maroc depuis près de cinquante ans, aux tentatives de morcellement et d’affaiblissement.
Ce que le Maroc affronte depuis cinq décennies ne peut plus désormais laisser indifférents les nombreux pays arabes, ou ceux dans la salle des expectantes, qui depuis quelques années souffrent du poids des crises et des guerres civiles qui les ont poussés à rejoindre le club des États faillis ou à s'approcher du seuil de devenir des États voyous.
Il serait souhaitable que ces pays lisent ou relisent avec attention et perspicacité les théories de l'écrivain britanno-américain Bernard Lewis, fondatrices du projet de division du monde arabe et islamique.
La guerre Iran-Irak ou la suite de Sykes-Picot
Au plus fort de la guerre Iran-Irak (1980-1988), Zbigniew Brzezinski, qui a occupé le poste de conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter (1977-1981), a fait une déclaration selon laquelle le dilemme auquel les États-Unis seraient confrontés à l’avenir est le suivant : comment initier une seconde guerre du Golfe pour achever les objectifs de la première guerre, que l’on ne comprendra mieux que quand sortiront au grand jour les théories de Bernard Lewis ?
L’interrogation de Zbigniew Brzezinski a amené le département américain de la Défense (Pentagone) à charger Bernard Lewis de réaliser son célèbre projet de démantèlement des États arabes et islamiques, individuellement, à savoir l'Irak, la Syrie, le Liban, l'Égypte, le Soudan, les États arabes du Golfe et les États du Maghreb, en les fragmentant en une série de cantons et de micro-États ethniques, religieux, sectaires et confessionnels.
Ce que produira le Britanno-américain s’inscrira, en les poussant plus loin, dans continuité des accords Sykes-Picot, signés en 1916 entre le Royaume-Uni et la France, avec l'approbation de la Russie tsariste, pendant la Première Guerre mondiale. Ils ont eu pour objectif de diviser les territoires de l'Empire ottoman au Moyen-Orient après sa défaite prévue. Ces accords tiennent leur nom de celui de ses négociateurs principaux, Sir Mark Sykes pour le Royaume-Uni et François Georges-Picot pour la France.
Lewis a accompagné son projet détaillé d'une série de cartes dessinées sous sa supervision, couvrant tous les pays arabes et islamiques candidats au démantèlement, inspiré par la déclaration de Brzezinski. Par la suite, le Congrès américain a approuvé le projet de Lewis, qui a été légalisé, adopté et inclus dans les dossiers de la politique stratégique américaine pour les années à venir.
En 2001, Bernard Lewis a adressé à Washington un message simple et clair concernant la situation au Moyen-Orient, basé sur deux points essentiels entre lesquels il fallait choisir : soit la sévérité, soit le retrait. Lewis a appelé à l’acceptation de l'accroissement de la haine envers l'Amérique, affirmant : "On ne peut pas être riche, puissant, prospère et aimé, surtout par ceux qui manquent de puissance, de richesse et de succès, donc la haine est quelque chose de naturel."
Le projet de Bernard Lewis reste cependant une goutte d'eau dans l'océan des autres projets visant à atteindre les mêmes objectifs.
La sphère arabo-maghrébine en cantons
Quiconque examine de près la situation en Syrie, par exemple, constatera que ce pays a perdu ses caractéristiques, tandis que le Liban, ombre de lui-même, a perdu a épuisé sa vitalité politique et culturelle, le sectarisme a rongé l'Irak, et le Yémen a été englouti par l'État du wilayat al-faqih. Le Soudan, quant à lui, a vu ses liens nationaux se déchirer au sud, tandis que la guerre entre frères ennemis au nord a encore aggravé la situation, transformant ce pays, autrefois considéré comme le grenier alimentaire du monde arabe, en un pays sur le point de connaître une famine dévastatrice. La Libye, pour sa part, a acheté un billet aller simple sans retour pour la division et la fragmentation.
Dans ce contexte de misère et de surréalisme, l'Algérie, qui insiste sur le démantèlement du Maroc et l'amputation de son Sahara, est l'un des pays arabes les plus exposés à la division et à la fragmentation (les Kabyles au nord, les Touaregs au sud, et les Ibadites au centre du pays). Il est bien connu que la possibilité de division de tout pays dépend de plusieurs facteurs, dont les tensions internes, les différences ethniques ou sectaires, les problèmes économiques et politiques, ainsi que les interventions étrangères. L’ensemble de ces facteurs frappent à la porte de l'Algérie.
Il est clair que la région arabe traverse une phase sensible qui nécessite une lecture approfondie des plans de division qui la visent avant qu'il ne soit trop tard, d'autant plus que certains de ces plans ont déjà commencé à se concrétiser sur le terrain, comme on peut le voir dans des pays tels que l'Irak, la Syrie, le Yémen, le Soudan et la Libye.
Cependant, l'espoir reste grand que les pays arabes qui tiennent encore debout, résistant aux vents de la division réalisent les dangers communs auxquels ils sont confrontés et adoptent des positions plus fermes en faveur de l'unité et de la stabilité de la région, au lieu de se laisser entraîner dans des conflits qui nuisent à tous, y compris à eux-mêmes, sans qu'ils s'en rendent compte.