ANRE : le droit... mais sans éthique ?

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El Othmani ; El Maljki, Benchemass. Le clanisme triomphant, le chef du gouvernement a ouvert la voie, les deux autres, qui n’en demandaient pas tant, se sont engouffrés dans la brèche : une logique de chapelle a présidé aux nominations dont risque de pâtir l’agence et plus qui nuit gravement à l’essence même de la démocratie pâtir et d’avoir à gérer un déficit de légitimité et de crédibilité ?

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Voilà qu'une affaire en chasse une autre ! Après le Conseil de 1a concurrence, voici trois semaines à peine, c'est au tour de l'Agence nationale de régulation de l’électricité "(ANRE) de nourrir et secouer 1’actualité politique nationale. La première est une instance constitutionnelle consacrée par la loi suprême de juillet 2011 (art. 166) ; la seconde, elle, est seulement législative, adoptée par la loi N° 48-15, promulguée par dahir en date du 24 mai 2016 (BORM N° 6472. 9 juin 2016). C'est précisément la nomination de ses neuf membres, ces jours-ci, qui suscite une vive controverse du coté des partis prolongée dans les réseaux sociaux.

 L’ANRE et composée de trois organes : le Président, le Conseil et le Comité de règlement des différends. Le Président, Abdellatif Bargach, a été nommé, lui, le 20 août 2018, lors d'un Conseil des ministres présidé par le Roi sur proposition du ministre de l’Energie, des Mines et du Développement durable. Natif de Kénitra, ingénieur, il a fait toute sa carrière à l'ONEE depuis 1988. Il a aussi décroché en 2005 un MBA à l'Université Al Akhawayn. Un excellent profil donc...

Tel ne paraît pas être le cas des neuf membres formant le conseil de cette instance. Globalement, leurs parcours respectifs, pour notables voire estimables qu'ils puissent être, ne sont pas considérés comme étant à la hauteur de l'expertise requise. Surtout, ce qui focalise 1es querelles actuelles, regarde les conditions de leur nomination par chacune des autorités compétentes, le Chef du gouvernement qui a signé le décret publié au Bulletin officiel du 10 août courant détaille les nominations. Il a ainsi mis en avant à cet égard les raisons qui ont prévalu pour la désignation des trois membres relevant de sa seule attribution (Driss Chateb, Mohamed, Mahrong et Mohamed Bernannou) en avançant les compétences juridiques de l’un, financières de l'autre et dans le domaine de l'énergie pour le dernier. Soit. Mais il se trouve que ces trois membres sont tous membres du PJD dont le Chef de gouvernement actuel, Saâdeddine El Othmani, est par ailleurs le secrétaire général depuis décembre 2017.

Des décisions partisanes ? Les critiques ont fusé et elles ont également visé les six autres membres de 1'ANRE. C'est que le président de la Chambre des représentants, le socialiste Habib El Malki, a lui aussi fait son choix dans ce même sens, en nommant trois membres de son parti, l'USFP (Mustapha Ajjab, Ahmed El Mehdi Mezouari et Srhir Baâli).

De même, le président de la Chambre des conseillers, Hakim Benchamas - ancien secrétaire général du PAM, n’a pas résisté à cette "logique" avec trois membres de son parti (Ahmed Touhami, Mohammed Baddir et Khalid Hennioui). L'ANRE est donc au complet aujourd'hui, avec la désignation du président du Comité de règlement des différends, président de chambre à la Cour de cassation, par le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, en date du 5 décembre 2018.

C’est le PAM, dirigé aujourd'hui per Abdellatif Ouahbi - qui a succédé à Hakim Benchamas lors du congrès de février dernier - qui 1e premier a mené une violente charge contre les décisions de ce dernier, es qualité, en tant que président de la Chambre des conseillers. Dans un communiqué du bureau politique, il demande instamment aux trois membres de démissionner dans les plus brefs délais, faute de quoi, des mesures seront prises à leur encontre. Sans nuances, le PAM qualifie même les trois désignations d'"anticonstitutionnelles" et appelle à une réforme du règlement intérieur des deux Chambres du Parlement. Dans cette même ligne, le PPS de Mohamed Nabil Benabdallah s'insurge centre " un vrai scandale". Il critique le fait que les présidents des deux Chambres aient pris des décisions" sans consulter les partis politiques, les deux bureaux au Parlement et les présidents des groupes parlementaires". Et d'ajouter que c'est là, "un abus flagrant et d'une grave violation des règles de la morale politique, des bonnes pratiques institutionnelles et des procédures établies". Enfin, Le PPS condamne la logique du partage da butin, le favoritisme et le clientélisme"" en réclamant un "arbitrage". 

Mais de qui ? Faut-il de nouveau élever cette polémique au plus haut niveau et solliciter un arbitrage royal ? L’ANRE n’est pas une instance constitutionnelle comme le Conseil de la concurrence. L'on ne peut de ce fait actionner les dispositions de l'article 42 de la loi suprême confiant au Roi le fondement d'une intervention comme "garant de la pérennité et de la la continuité de l'Etat" ou du « bon fonctionnement des institutions constitutionnelles". A noter encore que les partis d'opposition (PPS, PAM, PI) ont de leur côté saisi le président de la Chambre des représentants pour faire état de leur étonnement" et de leur "regret" quant aux nominations de ces membres à l'ANRE. Ils ont ainsi invoqué les dispositions de article 247 du règlement intérieur de la Chambre" qui précise les principes de "la diversité, l'alternance la représentativité, la spécialité et le pluralisme" dans les nominations par le président de cette institution.

Au total, aujourd'hui, les neuf nominations sont actées et publiées. Il y pas de recours judiciaire possible, le décret du Chef du gouvernement n'étant pas de nature administrative. Mais c'est le message qui va rester qui va emporter des effets durables et pénalisants aux yeux des électeurs et des citoyens. Les neuf membres mis en cause auront un habit partisan, tout au long de leur mandat de six ans, renouvelable une fois. Mais cette nouvelle agence ne risque-t-elle pas de son coté d'en pâtir et d’avoir à gérer un déficit de légitimité et de crédibilité ? Elle a d’abord bien tardé pour être sur pied alors qu'elle avait été créée en mai 2016. Son président n'a été nommé qu'en août 2018 et le président quatre mois plus tard. Quant aux neuf membres, il a fallu attendre le 10 août 2020. Un agenda passablement laborieux pour une instance hautement stratégique. Ainsi 1'ANRE " a pour mission d'assurer le bon fonctionnement du marché libre de l'électricité et l'accès des producteurs d’électricité". A ce titre, elle "fixe le tarif d'utilisation du Réseau, approuve le programme pluriannuel des investissements et les interconnexions, contrôle les opérateurs, règle les différends et a un pouvoir de sanction. Ses décisions sont susceptibles de recours gracieux ou de recours en annulation devant le tribunal administratif de Rabat.

La première réunion de l'ANRE est prévue pour le mois de septembre. Elle aura également à prioriser la stratégie 2021-2025 alors que le secteur de l'énergie électrique est en pleine transformation. Des opérateurs privés et des groupes internationaux sont en attente d’une vision portant sur une stratégie nationale de 1’énergie et ce autour d’un cap et d’un programme. L'ANRE part du mauvais pied aujourd'hui. Arrivera-t-elle rapidement à enjamber cette difficulté pour assumer et optimiser pleinement sa mission ?

Mais il y a plus, au-delà de cette "affaire " de nominations partisanes. Référence est faite à une certaine pratique partisane avec son corollaire : un repli, une contraction voire une abdication, lente et progressive, des principes démocratiques. A un premier niveau, il s’agit de conforter et de sauvegarder même les normes implicites de la démocratie : Celle-ci commande la "tolérance mutuelle" comme viennent le rappeler encore des auteurs américains (Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How democraties die, New York, Crown, 2018, 320p. Traduction par Pascale- Marie Deschamps, La mort des démocraties, Calmann - Levy, 2019). Cela veut quoi ? De toujours considérer ses adversaires politiques comme des rivaux légitimes ; que la politique ne doit pas prendre l’allure d’une "guerre exercée par d'autres moyens", pour reprendre la célèbre formule de Clausewitz ; et que les positions partisanes ne doivent pas devenir des ligues de retranchement idéologiques - des bunkers. En d’autres termes, la polarisation ne doit pas compromettre ni saper toute possibilité de consensus.

A un autre niveau, la seconde norme regarde ce qui est appelé " la retenue institutionnelle. Cela signifie que le jeu politique - en l'espèce du chef du gouvernement et des présidents des deux Chambres du parlement - ne doit pas être dénaturé et perverti par un usage abusif de prorogatives quelque peu détournées de leurs fonctions. Le pluralisme, la concertation, le consensus ont fonctionné dans l'enceinte parlementaire en d'autres occurrences, même pour désigner des membres de telle ou telle instance. Tel est le cas des six membres de la Cour constitutionnelle - trois pour chacune des deux Chambres - élus sans doute par un vote à bulletin secret mais à la majorité des deux tiers, ce qui implique un consensus. L’on retrouve une application de même principe dans d'autres instances (Conseil supérieur de l’éducation : 2 membres de chacune des deux, Chambres", à part égale" entre la majorité et l’opposition, par le bureau ; Instance nationale de la probité, de prévention et de la lutte contre la corruption : 4 membres dont 2 pour chacune des deux Chambres "après consultation des groupes et des groupements parlementaires,…). 

Plus encore que le respect de la Constitution et des textes de son application, - sujet à caution dans la polémique actuelle - sans doute faut-il s'attacher aussi à en défendre l'esprit. La pratique doit en effet veiller à revivifier les institutions et à revitaliser leur gouvernance. Or, voilà bien une conception jusqu’au-boutiste de la compétition politique, hégémoniste, s'apparentant à une culture et à des ressorts éligibles au "tahakkoum". Un paradoxe et une ironie de l'histoire alors que ce même PJD de Saâdeddine E1 Othmani n'avait pas cessé de le vouer aux gémonies et que 1’USFP, elle, prône des principes démocratiques... Quant aux nominations faites par Hakim Benchamas, rien d'étonnant : c'est ... le PAM !

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