Politique
La Cour constitutionnelle et le quotient électoral : Oui...mais !
Siège de la Cour constitutionnelle à Rabat
Le 7 avril dernier, la Cour constitutionnelle a rendu une décision que tous les acteurs politiques attendaient avec grand intérêt en tant qu’elle touche un aspect des plus importants de l’exercice de la démocratie et, plus particulièrement, la répartition des sièges au niveau de la Chambre de représentants. L’article 84 de la loi organique relative à cette chambre a modifié la législation antérieure en instituant un quotient électoral qui tranche totalement avec celui du passé reposant sur non plus le total des voix valides, mais celui des inscrits sur les listes électorales. Il va sans dire qu’une telle modification ne sera pas sans déteindre sur la composition de la Chambre des représentants et, corrélativement, sur la configuration du gouvernement sachant qu’en application de l’article 47 de la Constitution le Roi nomme le Chef du gouvernement au sein du parti politique arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des représentants, et au vu de leurs résultats. Les résultats seront donc ce qu’ils seront, mais il n’en reste pas moins vrai que l’élément déterminant de calcul pour l’attribution des sièges ayant changé, il en découlera un impact non négligeable sur les résultats des élections. Néanmoins, on n’oubliera pas que c’est la volonté du législateur qui s’est exprimé et que ceux qui s’y sont opposés, sans faire prévaloir la leur, ont eu juridiquement tort parce qu’ils étaient politiquement minoritaires ! C’est la loi de la démocratie !
Dans un considérant de sa décision, dévoilant le nœud de la question, la Cour constitutionnelle a commencé par constater que les dispositions de cet article 84 ont fixé le calcul du quotient électoral sur la base du nombre des inscrits dans la circonscription électorale. Puis, pour appuyer sa position, elle a adopté un raisonnement au terme duquel, elle a conclu que puisqu’aucune disposition constitutionnelle ne parle de quotient électoral, la fixation de celui-ci revient exclusivement au législateur organique dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire qui ne peut faire l’objet – c’est là que le bât blesse – d’aucun examen par la Cour constitutionnelle tant qu’il ne contredit pas les dispositions de la Constitution.
D’emblée, et en première approximation, on peut dire que la Cour constitutionnelle n’a exercé que la fonction qui lui revient, en l’occurrence, dire si la loi organique qui lui a été obligatoirement déférée avant promulgation est constitutionnelle ou pas. S’est-elle complètement acquittée de son devoir ?
Il n’est pas dans notre intention d’approuver ou pas la décision de la Cour constitutionnelle. Elle n’est susceptible d’aucun recours et s’impose aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ; mais il est tout de même permis à tout juriste de la commenter pour justement en tirer les enseignements sans lesquels tout progrès jurisprudentiel serait illusoire.
De ce point de vue, nous pensons que la Cour, en proclamant plus d’une fois, haut et fort, qu’il ne relève pas de ses attributions d’évaluer le pouvoir discrétionnaire du législateur en matière de quotient électoral a comme démissionné de la fonction de régulation inhérente à sa qualité de juge. Elle a insisté sur le fait, sans fondement à nos yeux, qu’elle ne saurait apprécier le choix du législateur, en tournant complètement le dos au critère de proportionnalité dont elle doit constamment se pourvoir pour éviter les abus. Nous serions d’avis que, pour ne point donner carte blanche au législateur de faire le choix qu’il désire sans aucune limite, elle aurait dû d’abord mettre en relief le fondement juridique de la validité de son choix pour le quotient électoral sur la base des inscrits sur les listes électorales et, ensuite, lui signifier que son option n’a été admise que parce qu’elle n’est pas entachée d’erreur manifeste d’appréciation. Une technique de contrôle juridictionnelle courante en droit administratif et en droit constitutionnel, qui permet à son auteur de rappeler sa présence et son regard vigilent dans le cas où il y aurait dépassement de ce qui est raisonnablement acceptable. Il y a certes les articles de la Constitution, mais il y a aussi l’esprit de la Constitution. On ne contrôle pas un texte de loi exclusivement par rapport à ce qui est expressément écrit, mais aussi, et surtout, par rapport à l’appréciation qu’on en fait comme juge au cas par cas. En un mot, si le contrôle constitutionnel existe, ce n’est pas pour que ses dépositaires se déclarent inhabilités à l’exercer mais bien pour être constamment présents et, précisément, contrôler le pouvoir discrétionnaire du législateur en lui traçant les limites.
A la faveur de l’attitude d’absence de contrôle adoptée par la Cour, le législateur ne s’estimerait-il pas au besoin habilité à adopter le quotient électoral sur d’autres bases ; par exemple – et pourquoi pas, tant qu’on y est – celle du nombre des habitants de la circonscription et non plus de celui des inscrits sur les listes électorales ? Cela paraît ubuesque, mais de par la proclamation de la Cour, ce serait imaginable, voire constitutionnellement envisageable.
Mieux encore, revenons à ce qui pourrait être possible. Actuellement que l’inscription des citoyens sur les listes électorales est un acte volontaire et que toute inscription suppose que son auteur prend part dans un premier pas à la vie politique, on peut admettre que dans le cas d’espèce, et bien que la Cour constitutionnelle ne l’ait pas spécifié dans son raisonnement, sa position se défend. En revanche, si à l’avenir cette inscription se faisait de façon automatique pour toute personne ayant atteint l’âge de la majorité, ce même raisonnement deviendrait inapplicable et, à cet égard, la Cour se verrait victime de l’effet boomerang ; elle verrait sa décision se retourner contre elle car dans sa motivation elle n’aura pas pris les précautions de la bonne démarche juridique : Ne jamais insulter l’avenir ! En s’abstenant de nuancer ses paroles, elle s’est privée de toute possibilité de contrôle au cas où le législateur abuserait de son pouvoir discrétionnaire devenu désormais, grâce à son omission, immunisé contre tout contrôle de sa part.
Pourtant, une semaine avant de rendre sa décision du 7 avril dernier, le 31 mars 2021 concernant la loi organique relative à la nomination aux fonctions supérieures, suivant en cela la jurisprudence de son devancier, le Conseil constitutionnel, elle a pris la précaution, tout comme, au même sujet, elle l’avait toujours fait, à plusieurs reprises, de ne pas signer un chèque en blanc en faveur du législateur. Il s’agissait de se prononcer sur la modification de cette loi à propos de laquelle, à juste titre, elle a précisé qu’il ne lui revenait pas d’apprécier la compétence du législateur pour fixer la liste des établissements et entreprises stratégiques, tant que sa décision n’était pas entachée d’erreur manifeste d’appréciation. Sans s’exercer, son contrôle, annoncé, est toujours là !
Pour faire court, disons qu’autant on ne peut que s’incliner devant l’autorité de chose jugée de la Cour constitutionnelle sur le quotient électoral, autant on se doit de regretter que dans sa décision elle permet au législateur de décider à sa guise loin des techniques de contrôle qui existent à l’échelle universelle. Il n’y a pas pire qu’un contrôleur qui renonce à sa fonction !