Politique
MAROC- ISRAËL : UNE NORMALISATION… A FRAGMENTATION
Abdalilah Benkirane, alors chef du gouvernement, en présence du Roi Mohammed VI
Il faut évidemment beaucoup de recul pour évaluer la nature et la dimension de la normalisation des relations entre Tel-Aviv et Rabat. Mais l’impact de cet acte est déjà majeur aujourd’hui. Il aura sans doute des conséquences encore plus accentuées à terme.
Pour Israël, c’est le prolongement d’une politique marquée par des accords de paix avec l’Egypte (1979) et la Jordanie (1994) mais aussi avec la reconnaissance de trois autres pays arabes, dans le cadre des accords d’Abraham signés sous l’égide du président américain Trump, à savoir les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan. D’autres suivront, tels Oman, en attendant la Tunisie et surtout l’Arabie saoudite…
Pour le Maroc, l’on parle dans le discours officiel de « rétablissement » de relations avec l’Etat hébreu. Le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, s’en est expliqué en avançant que les rapports antérieurs étaient déjà pratiquement « normaux ». Sauf à préciser peut-être qu’ils faisaient l’objet d’un traitement a minima, avec beaucoup de discrétion, même s’ils portaient sur de nombreux domaines (agriculture, tourisme, commerce, sécurité,…). C’est là une équation « gagnant-gagnant », le Maroc ayant arraché dans le même temps la reconnaissance officielle des Etats-Unis, de sa souveraineté « pleine et entière » sur ses provinces sahariennes récupérées. Un acte diplomatique majeur, pratiquement de la même intensité que l’historique Marche Verte de 1975.
Désormais, la question nationale ne se pose plus dans les mêmes termes que lors des décennies écoulées. La première puissance mondiale a tranché. Elle scelle la marocanité du Sahara. Elle conforte, si besoin était, le processus de règlement validé par les résolutions du Conseil de sécurité – dont la 2548 du 30 octobre dernier – autour des principes et paramètres suivants : souveraineté et intégrité territoriale du Royaume, prééminence de l’initiative marocaine du 11 avril 2007 pour une autonomie (Maroc, Algérie, Mauritanie et « Polisario »), enfin un règlement politique négocié, réaliste, sur une base de compromis.
En reconnaissant Israël, le Maroc n’a rien cédé, par ailleurs sur la question palestinienne. Le Souverain l’a redit à Mahmoud Abbas, président de l’Etat palestinienne, le jour même du « tweet » du président Trump en date du 10 décembre, à savoir le total soutien à deux Etats et la préservation du statut d’Al Qods. Le mercredi 23 décembre, le Roi a de nouveau saisi Mahmoud Abbas pour lui faire part de la prochaine réunion du Comité Al Qods qu’il préside, et ce au Maroc.
Les prises de positon de certaines associations marocaines exprimant leur totale opposition quant aux nouveaux rapports entre Rabat et Tel-Aviv sont compréhensibles et légitimes : c’est la liberté d’expression. Mais sont-elles plaidables alors qu’est en jeu la première cause marocaine : celle du Sahara. Surtout que le Royaume se déclare pleinement engagé pour continuer à soutenir la cause palestinienne. C’est un certain discours idéologique qui se trouve désormais mis à plat. Il faut tirer les conséquences qui s’imposent des réalités. La formation islamiste du PJD vient d’opérer cette opération. Voici près de trois mois, à la fin septembre dernier, Saâdeddine El Othmani, avait mis en cause toute normalisation avec Israël, qualifié d’«entité sioniste ». Il avait été suivi pour un sous-traitant de son parti, Mohamed Amekraz, ministre de l’Emploi et dirigeant de la jeunesse PJD, chargé de soutenir et de développer le même discours. Et puis, voilà que ce même Chef de gouvernement signe le mardi 22 décembre un accord en bonne et due forme avec un officiel de l’Etat d’Israël. Faut-il y voir une « normalisation » entre le PJD et sa relation avec Tel-Aviv ? C’est là en effet un alignement qui se fait parce que la diplomatie marocaine n’a qu’un centre d’impulsion, au niveau de son déploiement aussi : la responsabilité royale. Comme pour se dédouaner à bon compte de cette révision déchirante par rapport à des positons traditionnelles de son parti sur la question palestinienne, El Othmani a cru opportun de réclamer la marocanité de Sebta et Mellila, provoquant une tension diplomatique avec Madrid. En avait-on besoin dans la présente conjoncture ? Dans la littérature politique du PJD, depuis des décennies, l’on ne trouve pas beaucoup de références au statut de ces deux villes occupées….
Des voix s’élèvent dans les rangs de son parti demandant, sans autre forme de procès, sa démission et celle de ses ministres. Abdalilah Benkirane, plutôt discret voire mutique depuis des mois, saisit alors cette opportunité pour réagir sur son compte facebook. Il appelle instamment au soutien de Saâdeddine El Othmani et à l’unité autour du Roi. Il précise au passage que le PJD est partie prenante dans l’Etat ; qu’il doit prendre en compte des intérêts supérieurs ; et que son parti a des institutions pouvant délibérer sur la normalisation avec l’Etat hébreu, tel le Conseil national voire même le congrès. Réuni le 23 décembre, le secrétariat général du parti décide dans un premier temps la convocation d’un Conseil national extraordinaire pour le dimanche 27 de ce même mois. Selon le président de cette instance, Driss El Azami El Idrissi, maire de Fès, cet agenda s’inscrit dans le cadre de « l’interaction avec les demandes reçues par la présidence du conseil national ». L’ordre du jour, poursuit-il, sera consacré autour de la cause nationale du Sahara et l’actualité de la cause palestinienne ». Nul doute que les débats allaient être houleux et fortement clivant. Les quelque 160 membres de cette instance pouvaient-ils apporter le soutien au secrétaire général, Chef du gouvernement, Saâdeddine El Othmani ? Sans grand risque, l’on pouvait penser que la réponse affirmative allait finir par s’imposer compte tenu de la conjugaison de plusieurs facteurs : difficultés de s’opposer à une politique et à des décisions royales ; aléas et contraintes d’un retour à l’opposition à la veille des élections de l’été 2021 ; pesanteurs culturelles de ministres, d’élus et de responsables désormais « statutaires » dans le système ; évitement d’une crise interne générée par « deux lignes » … Ce n’était guère gagné d’avance§
Dans tout ce remue-ménage », n’est-ce pas finalement Abdalilah Benkirane qui fait la meilleure affaire ? Il « sauve » El Othmani. Ainsi, en pesant de tout son poids pour le report sine die de la session prévue du conseil national, il montre qu’il a – encore ?- la main comme maitre des horloges dans son parti, une position qu’il avait perdue depuis l’élection de son successeur, S. El Othmani, en décembre 2017. Il a estimé que la conjoncture n’était pas favorable à de telles assises et qu’il fallait veiller à la « cohésion et à l’unité ». Il a eu gain de cause ce samedi 26 décembre, Driss El Azami El Idrissi, président de cette instance, ayant communiqué pour le renvoui du conseil – une annulation – sans fixer un nouvel agenda. En se repositionnant comme unitaire dans son parti, Abdalilah Benkirane donne aussi des gages de responsabilité et d’attachement au Roi. De tout cela, il attend sans doute des dividendes et, dira-t-on, un retour sur investissement…
Un autre paramètre est à relever : il intéresse l’élargissement de la latitude d’action du Maroc à l’international. Depuis 1975, la question du Sahara était centrale dans l’action diplomatique. Bien des concessions et des compromis ont été enregistrés à ce sujet parce qu’il nous fallait, coûte que coûte, avoir le soutien de pays et de puissances, surtout celles membres du Conseil de sécurité (Etats-Unis, France) mais aussi d’autres influentes (Espagne,…) sans parler d’institutions régionales (Union européenne, parlement européen, Union africaine,…).
Aujourd’hui, le dernier carré de l’hostilité accuse un coup de grâce avec la reconnaissance américaine du Sahara marocain. L’Algérie, l’Afrique du Sud et d’autres se trouvent dans un enclos, un réduit diplomatique. Et le Maroc a l’opportunité, enfin, de donner toute la mesure à sa diplomatie dans le continent et ailleurs. Il renforce sa latitude d’action quant à ses choix stratégiques alors qu’une reconfiguration des alliances se fait au Maghreb, au Proche-Orient et ailleurs. Il se veut aussi porteur d’une vision de paix, de solidarité et de coopération tant dans les rapports Sud-Sud que dans d’autres périmètres géostratégiques. Une maturation qui s’est faite, dans des conditions difficiles et dans un contexte international fortement perturbé. A l’actif du Roi qui a su accompagner et porter cette évolution. Avec constance, sagacité et courage…