société
Adiós, amigo – Par Miguel Ángel Moratinos
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Miguel Ángel Moratinos (à gauche) alors ministre des Affaires étrangères de l’Espagne, lors de l’accueil à Rabat par le Roi Mohammed VI du Roi Jaun Carlos. A droite, le défunt Mohamed Benaïssa
L’auteur de ce texte, Miguel Ángel Moratinos a été tour à tour, ambassadeur d’Espagne en Israël, représentant spécial de l’Union européenne pour le processus de paix au Moyen-Orient, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération de l’Espagne (2004-2010) dans le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero, puis président du Comité mondial pour la sécurité alimentaire. Il est actuellement haut représentant des Nations Unies pour l’Alliance des civilisations (UNAOC).
Adiós, amigo. C’est ainsi qu’il avait l’habitude de me dire au revoir chaque fois que nous nous rencontrions ou que nous nous rendions visite. Oui, aujourd’hui, je te fais mes adieux une fois de plus. Cette fois-ci, c’est un adieu plus douloureux et extrêmement triste. Heureusement, notre longue amitié, de plus de trois décennies, me nourrit d’innombrables souvenirs, de mémoires vivantes, d’expériences partagées. Elles restent toutes très présentes dans ma vie et m’aideront à me souvenir de toi avec la même affection et la même admiration que j’ai toujours eues pour ta personne.
Nous nous sommes connus il y a plus de trente ans. À cette époque, tu étais déjà ministre de la Culture du Royaume du Maroc. Pour ma part, je venais de rentrer de ma mission diplomatique dans ton pays et je m’occupais de l’Afrique du Nord au ministère des Affaires étrangères d’Espagne. Nous avons eu une série d’excellentes conversations. Nous avons immédiatement compris que nous nous entendrions bien et que cette relation de confiance profiterait à l’avenir des relations entre nos deux pays.
Il est vrai que notre amitié s’est solidement construite à partir de ma nomination en tant que ministre des Affaires étrangères d’Espagne. À ce moment-là, tu dirigeais déjà depuis de nombreuses années la diplomatie marocaine. Nous avons tout de suite compris qu’il nous incombait, en tant que responsables de la politique extérieure de nos nations, d’assumer la tâche de reconstruire la relation bilatérale avec sérieux, amitié et responsabilité. Je crois que nous y sommes parvenus. Le nouveau gouvernement espagnol de 2004 avait pour priorité essentielle de reconstruire ses relations avec son voisin du sud. Les relations bilatérales avaient gravement souffert ces dernières années et avaient été confrontées à plusieurs crises majeures. Ce qui avait été perdu avant tout, c’était la confiance entre les deux administrations.
Je me souviens que tu m’avais invité à ton festival d’été dans ta ville natale, dont tu étais également le maire depuis plus de trente ans : Asilah. Je me souviens de mon arrivée au centre de conférence. La foule applaudissait et manifestait sa satisfaction à la vue de la nouvelle délégation ministérielle espagnole. L’accueil et l’hospitalité traditionnelle marocaine furent multipliés par mille à cette occasion. Depuis ma participation en 2004, je n’ai manqué à aucun forum que tu as organisé pendant plus de quarante ans, sauf en 2022.
Asilah était ta ville natale, là où tu avais fait tes études primaires et secondaires, dans ce **"Colegio El Pilar"**, qui t’avait enseigné les coutumes et traditions espagnoles. Tout cet apprentissage ne t’a jamais quitté. Il s’est enraciné profondément en toi, tout en restant fidèle à ton identité marocaine.
Aujourd’hui, on peut dire sans se tromper que s’il y a un ministre dans l’histoire du Maroc qui a été hispanophone et hispanophile, c’est bien toi. Ta vie est jalonnée de nombreux souvenirs d’actions liées à l’Espagne, y compris la possibilité de poursuivre tes études au Caire, une opportunité rendue possible grâce à un ambassadeur d’Espagne dans cette capitale qui t’avait fourni les documents officiels nécessaires pour voyager et résider dans ce pays.
Il y a tant d’anecdotes, d’expériences et de moments qui ont marqué nos vies personnelles et professionnelles. Aujourd’hui n’est pas le moment de les rappeler toutes, mais bien celui de souligner ton inestimable contribution à l’amélioration des relations hispano-marocaines.
Tu as eu le privilège et l’honneur de servir les deux derniers souverains de ton pays. Tu es arrivé à cette position par la décision de ces derniers, mais aussi grâce à ton travail préalable, ta capacité à prendre des risques et à proposer des solutions imaginatives, ainsi qu’à ta fidélité indéfectible envers tes supérieurs et ton pays. Tu as modernisé la diplomatie marocaine et tu es connu et admiré en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Europe. Il y eut un avant et un après le passage de Mohamed Benaïssa au ministère des Affaires étrangères du Maroc.
Ensemble, nous avons dû surmonter de petites crises, mais les relations en sont toujours sorties renforcées. Notre mission essentielle était d’établir une confiance mutuelle qui puisse servir de filet de sécurité face à tout problème pouvant surgir entre voisins. Je me souviens de la manière dont nous avons affronté la crise migratoire des années 2007-2008. Grâce à un "Iftar" chez toi à Rabat, nous avons su transformer une crise en une opportunité. La conférence africaine de Rabat s’est conclue avec succès et sa déclaration demeure d’actualité aujourd’hui. Les responsables politiques actuels devraient la lire davantage et, surtout, l’appliquer dans son intégralité. Je suis certain que les résultats seraient meilleurs.
Tu m’as ouvert les portes de l’Afrique grâce au forum d’Asilah et à ton savoir-faire. J’ai fait la connaissance de nombreux interlocuteurs subsahariens de premier plan. C’est dans ta maison que j’ai trouvé la clé pour résoudre un long et dramatique enlèvement de plusieurs coopérants espagnols en Mauritanie. Et j’ai aussi appris la sagesse et le savoir-faire de collègues du Moyen-Orient et du continent africain.
Le forum d’Asilah était pour moi un rendez-vous incontournable. J’ai toujours dit publiquement qu’il était plus important et inspirant que n’importe quel autre forum international, y compris Davos.
C’est précisément en octobre dernier que je t’ai vu pour la dernière fois, dans ton forum, dans ta ville. Chez toi, nous avons eu, comme toujours, un dialogue profond, respectueux, enrichissant, qui s’est terminé tard dans la nuit, comme à l’accoutumée, en savourant les délices de la cuisine marocaine, accompagné de ton épouse bien-aimée Leila et d’intellectuels arabes peu connus en Occident, mais brillants et modestes dans leurs analyses sur l’état du monde.
Comme à chaque fois, tu m’as dit : " Adiós, amigo". Je ne savais pas que ce serait la dernière fois que nous nous verrions à Asilah.
**Repose en paix. Nous continuerons à chercher la paix, avec ton héritage et ton inspiration.
Ton ami et frère, Miguel Ángel Moratinos