Culture
Promesses
Bella, Jean et Adil redescendent ensuite vers le port, à travers Bab Cha’âba, pour y faire un petit tour. Une nuée de chalutiers est alors en train de débarquer une grande quantité de poissons. Le port est surtout connu pour ses chantiers navals traditionnels et pour la profusion des sardines qui y transitent
Des noms et des faits de mon bled (suite)
Le séjour de Jean et de Bella au Maroc est hautement initiatique. La jeune femme veut visiter tous les lieux que son père a aimés. Elle sait que cela se fera en plusieurs étapes, mais elle veut commencer tout de suite. Elle se fait raconter le court parcours de ce père qu’elle n’a pas connu. Elle constate que tous ses interlocuteurs apprécient Belaïd, mais chacun l’a aimé à sa manière. La diversité des témoignages renseigne sur la complexité de sa personnalité. Elle se promet d’être patiente et d’écouter tous ceux qui veulent lui en parler. Pour le moment, c’est Adil qui lui sert d’intermédiaire et d’interprète. Mais elle se jure de se mettre à étudier la langue de son père et, pourquoi pas, de lire les livres qu’il a aimés, de se laisser bercer par la symphonie des poèmes qui l’ont fait pâmer, et de se rapprocher ainsi, ne serait-ce qu’à travers les mots et les rimes, d’un père qu’elle n’aura jamais le bonheur d’étreindre. Elle a passé toutes ces années à vivre un état cathartique avec le souvenir d’une mère qu’elle n’a pas non plus connue et qu’elle n’a pas serrée dans ses bras. Mais sa grand-mère a, pendant toute son enfance, rempli un vide dont elle n’a été consciente qu’à l’âge où elle a compris sa situation d’orpheline. Personne n’a cependant étanché sa soif de découvrir un père que l’entourage a occulté assez longtemps. « Oui, décide-t-elle, j’apprendrai cette langue gutturale, difficilement déchiffrable, mais qui promet de m’ouvrir des portes que je n’ai jamais franchies ». Elle sait que c’est à travers cette langue que le monde arabe a contribué à enrichir le savoir de l’humanité ; une langue poétique qui a fait de la lune la compagne de ses mélopées, de l’amour son essence ; la langue des soufis, des poètes et des rêveurs que les rimes enivrent, et pour laquelle Bacchus n’est pas un inconnu. La langue d’Ibn Arabi, d’Ibn Rochd, d’Al Moutanabbi, d’Ibn Khaldoun et de géniaux enfants adoptifs de cette mère au sein généreux, les Ibn Sina, Omar Al Khayyam et bien d’autres.
Elle décide de mettre Adil à contribution pour une première entrée en matière. Mais elle est déterminée à aller beaucoup plus loin. Son don littéraire l’y aidera sûrement.
Bella observe attentivement ce qui se passe autour d’elle. Elle estime la manière dont les jeunes se comportent à l’égard des plus âgés, se retrouvant elle-même dans ce respect naturel que l’on doit aux séniors. La solidarité qui lie les occupants de la grande maison de ses aïeux paternels retient son attention. Tout le monde remplit une tâche sans se faire prier. Aux heures de repas, on ne s’inquiète nullement si les commensaux sont plus nombreux. Un cousin ou deux arrivent sans se faire annoncer, on les reçoit à table sans façon. Chacun mange à sa faim. Quand on se rassasie, on retire sa main du plat commun en murmurant « hamdou lillah ». Certains rotent mais cela n’indispose nullement Bella. Elle sait que ce sont là des signes de contentement et d’appréciation de la nourriture qu’on ne jette jamais. Elle remarque qu’après les repas dont la durée est généralement courte, Hniya demande toujours qu’on couvre les restes au cas où quelqu’un se présente à l’improviste. Le partage est une pratique normale dans ce monde rural souvent pauvre. Mais on lui dit qu’il a encore cours dans beaucoup de familles urbaines.
Bella pose discrètement à son frère la question à propos de l’absence du portrait de leur père. Il lui explique en aparté que, dans les foyers traditionalistes, on continue à croire que les photographies sont une œuvre de Satan et constituent une grave contravention à la tâche créatrice du Tout-puissant. « Mais, lui confie-t-il, c’est surtout la peur de la mort qui empêche les vivants d’ouvrir les albums et d’accrocher les portraits des morts. Chez nous, la phobie de la mort n’a d’égal que le zèle bruyant que mettent les gens à être dans les bons papiers d’Allah ». En prononçant cette dernière phrase, Adil a quand même peur d’avoir blasphémé. Pour se rattraper, il prononce à part soi quelques courtes prières pour chasser Satan.
A Safi, Bella, Jean et Adil immergent dans la cohue de la rue principale de la kissaria, souk traditionnel en plein cœur de la vieille ville, qui se termine par le mausolée de Sidi Boudhab, loin du quartier moderne où sa mère a acheté leur maison citadine. Ils accèdent à la cathédrale portugaise, empruntent des ruelles de la vieille ville et arrivent à proximité de la Casbah qui abritera le musée de la poterie dans les années 90. Ils descendent en longeant la muraille de la ville à travers le boulevard Moulay Youssef et se rendent au Château de Mer. Ils font quelques pas dans la rue commerçante de charii R’bat, du nom du ribat de sidi M’hammed Salah, saint patron de la ville (ici ribat signifie un lieu de retraite d’une communauté soufie). Ils remontent la rue principale de la kissaria pour aller admirer les merveilles exposées dans les magasins de la Colline des potiers. Un haut lieu qui témoigne de l’une des singularités de la ville. L’argile de la place est réputée pour sa richesse en oxyde de fer qui permet d’obtenir un matériau résistant. C’est ainsi que Safi a fourni pendant longtemps de résistants moules à la fabrication de pains de sucre lorsque, à l’époque des Saadiens, le pays pratique cette industrie et en exporte à l’étranger, notamment en Italie. Bella achète un plat peint en bleu pour l’offrir à sa grand-mère. Elle a un petit serrement de cœur en pensant à elle, laissée seule dans l’attente de son retour. Ils redescendent ensuite vers le port, à travers Bab Cha’âba, pour y faire un petit tour. Une nuée de chalutiers est alors en train de débarquer une grande quantité de poissons. Le port est surtout connu pour ses chantiers navals traditionnels et pour la profusion des sardines qui y transitent, alimentant les nombreuses conserveries de la ville. Safi a, pendant un temps, abrité le premier port sardinier du monde. Jean et Adil lui parlent de la cuisine safiote, abondamment riche en poissons. Le couscous de poisson en est un exemple. Il est préparé avec de la semoule de maïs.
Bella est émerveillée par les images, les effluves, les regards de ce monde qui diffère de sa Lorraine natale. Cet univers fait partie des terres foulées par son père, son air a été humé par lui. Il a sûrement acheté des choses dans ce magasin, s’est attablé dans le café qui se trouve sur l’autre trottoir, parlé à quelqu’un ici ou là. En pleine médina, elle a vu déboucher soudainement de l’une des ruelles enchevêtrées une femme emmitouflée dans un haïk, grand drap en laine, ne laissant voir de tout son corps qu’un seul œil. Il est vrai que, même nous autres Marocains, sommes de nos jours surpris par l’apparition inattendue de ces cyclopes à la démarche chaloupée et parfois un tantinet provocante.
Dans le pays de son père, Bella est fascinée par le regard des gens. A la campagne, il exprime la surprise et la curiosité. En ville, il est faussement indifférent, mais il scrute la silhouette, celle des femmes en particulier, dès que les têtes sont tournées. Mais il n’est jamais dur, haineux ou méprisant. Le regard des enfants traduit souvent une attente. Bella sait que, la prochaine fois, elle reviendra avec des bonbons et d’autres petites choses à mettre dans le creux de ces petites mains promptes à s’ouvrir. Face à cette myriade d’images qui défilent devant ses yeux et à toute cette quantité d’informations sur des noms, des places et des choses, elle essaie d’en emmagasiner le plus possible, pour tout mettre en ordre et relier les détails plus tard.
On lui parle aussi de la musique andalouse, du melhoun et de l’aïta. Adil lui promet de lui faire écouter des morceaux de chaque type. Elle pose la question sur la différence entre les rythmes. Son attention est retenue par l’aïta. Adil lui en explique la caractéristique, signalant que leur région a son propre type dans ce registre : l’aïta l’hasbaouiya. L’histoire de l’une d’elle, kharboucha, est intimement liée à l’époque du fameux Caïd Issa Ben Omar qui personnifie l'image de l'autorité et de la peur. C’est le cousin de Belaïd, Mostafa, qui en fait le récit. Ayant flirté un moment avec la fonction makhzénienne de cheikh, il connaît bien ce sujet qui, du reste, anime souvent les soirées des gens de son bled. Adil assure la traduction des propos du narrateur.
« Le Caïd Issa ben Omar dit El Abdi appartient à notre fraction tribale, Temra. Il a été l’un des caïds les plus puissants de la période de l’accélération de l’affaiblissement du Maroc, amorcé avec la défaite de l’oued Isly en 1844 face à la France. Il a joui d’une longévité caïdale exceptionnelle, car il est resté au pouvoir de 1879 à 1914. Il a traversé ainsi trois règnes, ceux de Moulay Hassan 1er, de Moulay Abdel Aziz, de Moulay Hafid, dont il a été d’ailleurs ministre des Affaires étrangères, et a débordé, en partie, sur celui de Moulay Youssef. Il connaît une ascension remarquable grâce à sa forte personnalité et à ses incontestables qualités personnelles, mais également au prix de la maîtrise des arcanes de la courtisanerie et de l’art des alliances multiformes, ainsi que du pouvoir étouffant qu’il exerce sur sa propre tribu et sur les tribus voisines.
« Considéré comme un prototype de l’agent efficace du Makhzen ancien, ce caïd a été aussi, et jusqu’à nos jours, l’un des plus controversés. Il est présenté tour à tour comme un potentat sanguinaire qui a laissé derrière lui un climat de terreur et le souvenir d’un Makhzen craint et détesté, mais aussi comme un homme généreux, affable et convivial qui aime la compagnie des lettrés. Il est également crédité de plusieurs prises de position à l’égard de la France, puissance protectrice, positions pourtant aux antipodes les unes des autres. Il n’a cependant pas suivi l’exemple de nombre de ceux qui, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, recherchent et obtiennent l’appui et la protection des puissances étrangères. Néanmoins, ses relations avec la France, dont il finit, en 1911, par en être le protégé, sont ambivalentes. En tout cas, elles ne lui ont pas épargné l’exil à Salé, au moment du renforcement de la position du Protectorat français au Maroc. Cet épisode va alimenter, après sa mort, des spéculations sur sa résistance face à la puissance tutélaire. Son allégeance à Moulay Hafid, proclamé sultan du jihad contre son frère Moulay Abdel , sert cette image. Il finit ses jours à Salé où il meurt en 1924. Il est enterré dans sa casbah à une dizaine de kilomètres d’ici.
« A travers ce qui transparaît de son long caïdat, il est intelligent, calculateur, bon stratège, connaisseur des ressorts de son environnement immédiat et des règles du milieu du pouvoir, opportuniste et démagogue. Mais ces caractéristiques doivent être probablement les qualités idoines pour ce type de profil. Elles n’excluent certainement pas d’autres traits plus humains et plus accessibles au commun des mortels. Son amitié avec les lettrés de sa région est un fait établi. Certains indices révèlent ses liens amicaux avec l’un des plus illustres d’entre eux, Cheikh Abou Chouaïb Doukkali, l’un des porte-drapeaux du salafisme, prônant le retour aux sources de l’Islam. Ce docteur de la foi est originaire d’une localité voisine de notre douar, située dans la province de Doukkala. Le Caïd a entretenu également des relations avec certaines confréries, dont la tijanya qu’il a accueillie dans sa propre casbah, ce qui dénote de sa préoccupation de ménager les faiseurs d’opinion de son environnement social. Il est vrai que ces relations avec le monde du savoir et celui de la spiritualité n’ont apparemment pas contrebalancé les inclinations tyranniques de ce personnage. Son histoire avec cheikha H’ouidda Al-Rhiyatiyya, dite Kharboucha (en rapport avec les séquelles laissées sur son visage par la variole),une chanteuse populaire, qui appartient à un clan rival et qui a défié son pouvoir, demeure dans la mémoire collective. Elle a incité les membres de son clan à se révolter contre la cruauté du Caïd qui a perpétré un véritable massacre contre les siens. Les refrains qu’elle a dédiés à ce drame font le tour des douars et condamnent leur auteure à une fin tragique. On raconte qu’Issa ben Omar a emmuré son corps ».
Mostafa explique les paroles de la fameuse aïta au fur et à mesure que le disque tourne. Ces détails, que même Jean ne connaît pas, laissent Bella songeuse. Autant l’exotisme de la chanson est attrayant pour la jeune occidentale qu’elle est, autant la violence qui se dégage du récit est répulsive. Elle reviendra certainement un jour sur ces questions humaines, lorsqu’elle connaîtra davantage le milieu sociopolitique dans lequel a baigné son père.
Après Safi, elle émet le souhait d’aller à Marrakech, étape importante de son itinéraire initiatique, mais également du parcours de Belaïd. Cette ville a toujours occupé une place de choix dans la vie des gens de la région à laquelle appartient le bled de son père. Les générations successives de sa tribu y ont compté des étudiants en théologie, en droit ou en adab, littérature, dans son antique université Ben Youssef, premier passage pour certains qui sont, par la suite, allés compléter leur formation à Fès, à la Qarawiyyine. Ce sont également les lycées de Marrakech qui ont accueilli en leur sein les futurs bacheliers de toute la région du Tensift, en attendant que la ville de Safi soit dotée d’établissements du secondaire. Adil n’a pas eu à faire le déplacement pour passer le baccalauréat dans cette ville, ayant intégré un lycée casablancais.
On fait visiter la ville à Bella. Elle se rend à la médersa où a étudié son père, essayant d’imaginer ses pas, les lieux où il a aimé se tenir, le type de camarades qu’il a fréquentés. La tête couverte, elle pénètre dans la mosquée qui a accueilli les groupes formés autour des professeurs pour y suivre les cours dispensés.
Bella est captivée par la ville ocre, la cité du fantastique et de l’extraordinaire. La place Jamaâ l’fna a toujours été le carrefour des civilisations et le lieu où se propagent toutes les informations et où se pratiquent tous les arts. A côté des fameux troubadours, des charmeurs de serpents, des conteurs de tous poils, on trouve les diseurs de bonne aventure, les voyants, les tireuses de cartes et autres devins et sorciers. Ces marchands d’espoir sont discrets : ils s’abritent généralement sous un parapluie, faisant office de parasol et censé les protéger de la rigueur du soleil implacable de cette porte du désert, et aussi et surtout soustraire des regards indiscrets leurs conciliabules avec leur clientèle. Outre cette couverture, on les reconnaît à la pile de cartes posées sur un tapis de fortune ou un morceau de toile décolorée par le soleil et par l’accumulation de la poussière, ou au grimoire posé devant eux et assorti de la plume en roseau et de l’encrier plein de smaq, une encre brune à base de touffes de laine âcre brûlée avec les sécrétions ovines qu’elles ont ramassées. Le passant est systématiquement et discrètement hélé par cette communauté du virtuel. Des personnes se précipitent discrètement sous le parapluie de ceux qui leur proposent de leur dévoiler l’avenir, de leur faciliter la réussite, la rencontre avec un fiancé ou avec la bien-aimée et d’autres services encore.
Bella et ses compagnons se déplacent à travers les cercles formés autour des conteurs qui ont toujours subjugué les spectateurs par leur verve et leur talent de vous mettre en situation, en plein milieu du conte. Il y en a de toutes les sortes. Certains ont leur auditoire fidélisé qui vient les écouter égrener tous les jours les épisodes de contes du genre des mille et une nuits qui ne se terminent jamais. On y applaudit également les prouesses des Oulad sidi H’mad ou Moussa, ces danseurs athlètes du Souss dont le numéro se termine par la formation d’une véritable pyramide humaine haute de quelques mètres. Ils considèrent leurs performances comme un don qu’ils tiennent de leur statut de dépositaire sans partage de la baraka de leur saint patron, sidi H’mad ou Moussa. Mais on apprécie aussi les numéros individuels qui n’ont rien à envier aux gymnastes modernes. On rit également aux larmes aux anecdotes et aux jeux de mots des humoristes et on vibre aux percussions des tambourins.
Ces divertissements leur permettent d’observer à distance les faits et gestes des cartomanciennes et autres voyants. Ils constatent que le contact avec le client se fait dans la discrétion : la personne intéressée se dirige tête baissée et s’abrite sous le parapluie de son choix, l’oreille quasiment collée à la bouche du spécialiste de l’irréel. Le départ se fait dans la même discrétion, après avoir mis dans la paume de la main de la personne consultée une somme d’argent. La mine du fqih oudu préposé à la lecture de l’avenir renseigne sur l’importance ou la modicité de l’offrande. Ceux qui donnent des sommes coquettes se retournent discrètement mais fièrement pour recueillir les bribes de bénédictions et de remerciements lancés dans leur direction moyennant force gestes des mains. Les autres filent sans se retourner. Dans tous les cas, les clients s’assurent en général qu’aucune connaissance ne les voit dans leur posture sous le parapluie, car c’est généralement mal vu d’être convaincu de telles pratiques, assimilées à de la sorcellerie.
Bella demande à voir le lieu de la rencontre de ses parents. Jean hésite à visiter son ancienne ferme. Il apprend qu’elle a été partagée en lots distribués aux anciens ouvriers qui y ont travaillé, et souvent à leurs descendants. C’est le cas de la plupart des terres agricoles ayant appartenu aux colons et qui ont été récupérées par l’Etat après l’indépendance du pays. La maison de Jean est toujours debout, mais les orangers ont été arrachés pour laisser la place à des cultures céréalières ou maraîchères. Le bosquet qui entoure la ferme est encore là. On l’informe que son ancienne ferme est mieux lotie que la majorité des autres qui sont en ruine. Un ancien ouvrier, L’houssine, insiste pour les inviter à manger un couscous chez lui. Le poulet est tué et la vieille Aïcha, sa femme, prépare le plat. En attendant, les invités boivent de nombreux verres de thé à la menthe sous un vieil eucalyptus. Leur hôte raconte les péripéties qui ont suivi le départ de Jean. Le couscous est délicieux.
Bella est définitivement conquise par le bled de son père, et désormais le sien.
Avant son retour à Nancy, elle promet de revenir à la fin du mois d’août en voiture, avec son grand cousin Albert, pour les conduire en France. Jean s’excuse de ne pouvoir être du voyage car son âge ne lui permet plus de faire de longs périples en voiture. Mais il les attendra de pied ferme sur place. Voyant l’entente qui s’est établie entre le frère et la sœur, Hniya décide de ne pas les accompagner cette fois-ci en France. Elle le fera une autre fois. Elle veut commencer dès à présent à affronter sa solitude. Elle n’a pas encore été séparée de son fils aussi longtemps et par une aussi grande distance. Son séjour à Casablanca a été plus facile à entrecouper par des visites fréquentes, parfois le déplacement se faisant le même jour ; Bouchaïb a fini par maîtriser la circulation dans le grand Casablanca.
Le jour du départ de Jean et de Bella pour la France, Hniya et Adil les accompagnent dans l’ancienne voiture de Jean. Celui-ci tient à la conduire lui-même, confiant le véhicule de location à Bouchaïb. Il est agréablement surpris de constater qu’elle est bien entretenue et toujours en excellent état de marche. Avant d’aller à l’aéroport, ils font un crochet à Casablanca chez les Daniel. Jean et Bella leur sont présentés. Mme Daniel est stupéfaite de la ressemblance entre la sœur et son frère. La famille remercie leurs amis de leur prévenance et les informent des nouvelles dispositions prises par Bella pour le voyage en voiture. Les Daniel promettent de venir passer un week-end à la campagne la semaine suivante avec leurs deux enfants qui rentrent de France.
A l’aéroport, on s’embrasse en versant quelques larmes. Mais on se dit que fin août n’est pas loin. Au-delà de ce rendez-vous, Hniya leur fait promettre de revenir fréquemment. Bella accepte avec enthousiasme. Elle sait qu’elle ne se lassera jamais de retourner dans le pays pour suivre les pas de sonpère, en compagnie d’un frère inespéré et d’une belle-mère aussi douce et chaleureuse. Hniya, en bonne musulmane et en épouse fidèle, pense déjà aux modalités pour remettre à Bella sa part de l’héritage laissé par Belaïd.
Cette dernière emporte d’ores et déjà une somme considérable d’images et d’informations qui lui font aimer encore davantage son père, sa famille et le Maroc. Elle se promet de faire incessamment le voyage avec sa grand-mère. Elle espère lui faire aimer le monde de l’homme que sa fille a aimé, le père de sa petite-fille adorée. Bella est sûre que la vieille femme saura conjurer ses anciennes préventions et ses inhibitions à l’égard du Maroc et des Marocains. Ces derniers font désormais partie de l’existence de sa descendante.
Ce voyage, riche en événements et en leçons, ne manque pas de faire réfléchir Jean sur les relations entre les Hommes. Il passe en revue son expérience au Maroc et le privilège dont il a joui de compter des amis dans un milieu rural traditionaliste par excellence et différent à souhait du monde européen et chrétien. Il pense au coup de foudre qui a attiré l’une à l’autre Adèle et Belaïd, deux êtres que tout oppose. Il médite ce nouveau récit d’amour qui, aujourd’hui, se trame entre Bella, une petite Lorraine riche et favorisée par l’amour inconditionnel de sa grand-mère et de ses proches ainsi que par ses réussites, et la famille de son défunt père, gens du terroir qui reproduisent le temps long de l’histoire de l’humanité. Cette amitié qui prospère dans un terreau aussi ingrat à première vue, et cet amour qui défie les frontières, les identités, les langues et la couleur des peaux, le gonflent d’espoir. Il constate avec joie qu’il n’a pas investi son émotion et son optimisme naturel pour rien. Certains individus démentent les inclinations xénophobes et les idéologies qui magnifient la séparation. Il sait que l’Homme est capable de narguer la politique politicienne et ses replis nationalistes étriqués et misanthropes. Cela est donné aux gens généreux et sincères qui vont vers l’Autre dans un élan sincère, se dit-il.
En observant les faits et gestes de Bella, Adil admire le regard qu’elle porte sur un monde qui n’est pas le sien, alors que, lui, le juge sévèrement depuis qu’il entrevoit les brillances du modernisme. Il est sidéré par la rapidité de l’adaptation de sa sœur au milieu familial, embrassant toutes les femmes qui viennent rendre visite à Hniya, demandant qu’on lui mette du henné, accompagnant Hniya et Rkia à leur séance hebdomadaire de bain maure à Safi, partageant leur manière d’être, se couvrant la tête lorsqu’elle se rend dans un mausolée avec sa belle-mère, une habituée de ces lieux. Il a un peu honte des sentiments que lui inspire ce monde qu’il a tendance à trouver arriéré. Il se promet de rectifier ce comportement. Il est conscient qu’une posture de fierté de son identité et de son milieu forcera le respect, surtout qu’il est sur le point de vivre dans un monde différent. Il est certain que Bella lui sera d’un grand secours. Il se fait intérieurement la promesse de voir son Maroc avec d’autres yeux et d’y revenir après sa sortie de l’Ecole des Mines de Nancy. Il rêve d’être embauché à l’OCP et d’exercer à Youssoufia, à une quarantaine de kilomètres de chez lui, à proximité de cette mère qu’il va laisser seule pendant des années… (A suivre)
Aziz Hasbi,
Rabat, le 1er novembre 2020
Les épisodes précédents de Des noms et des faits de mon bled :
Des noms et des faits de mon bled