Le modèle agro-exportateur et la surexploitation de nos ressources hydrauliques* - Par Abdeslam Seddiki.

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Le contexte du lancement de la politique des barrages au cours des années 60 avec l’objectif d’irriguer un million d’hectares, n’est plus le même : au niveau des ressources hydrauliques, passées de 2500 m3 par habitant à moins de 700 m3 aujourd’hui. Ensuite, personne ne parlait à l’époque de variations climatiques et leur impact sur l’économie et la société, du moins au niveau des instances officielles qu’elles soient nationales ou internationales

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Le stress hydrique, lié entre autres aux changements climatiques, interroge sérieusement notre modèle de développement agricole basé sur une utilisation intensive de l’eau, devenue une ressource rare et coûteuse. D’autant plus que l’agriculture est le premier utilisateur des ressources hydrauliques disponibles avec plus de 80% (voire 86%). Le reste est constitué de l’eau potable et de l’eau utilisée par l’industrie. 

Ces données montrent à l’évidence que tout effort de rationalisation et d’économie de l’eau, devenu par ailleurs impératif et urgent, doit porter essentiellement sur le secteur agricole. D’où la nécessité de revoir de fond en comble les orientations actuelles de notre modèle de développement en cours comme cela a été recommandé par la Commission Spéciale sur le Nouveau Modèle de Développement et suggéré dans plusieurs études universitaires ou des positions exprimées par certaines formations politiques.

Une époque révolue

Il faut rappeler, le contexte dominant lors du lancement de la politique des barrages au cours des années 60 avec l’objectif d’irriguer un million d’hectares, n’est plus le même. D’abord au niveau des ressources hydrauliques qui ont baissé de 2500 m3 (mètre cube) par habitant à moins de 700 m3 aujourd’hui. Ensuite, personne ne parlait à l’époque de variations climatiques et leur impact sur l’économie et la société, du moins au niveau des instances officielles qu’elles soient nationales ou internationales. Les discussions sur le changement climatique ne commencèrent à prendre de l’ampleur qu’à partir des années 90 suite à la création du GIEC en 1988 (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat).

Logiquement, il aurait fallu anticiper les changements en procédant à un examen en profondeur de nos choix agricoles et en modifiant notre comportement par rapport à l’eau. Mais cela ne s’est pas produit pour au moins deux raisons fondamentales. D’abord, le Maroc avait déjà pris des engagements dans le cadre des accords de libre-échange en faisant sienne la théorie ricardienne des avantages comparatifs. Selon cette théorie, largement critiquée par ailleurs, un pays aurait intérêt à produire des biens dans lesquels il dispose d’un avantage et les échanger contre des biens dans lesquels il est relativement désavantagé. On ne se pose nullement la question de l’indépendance économique et de la nécessité d’assurer la souveraineté alimentaire ou autres ! La deuxième raison tient au poids qu’exerce le lobby agro-exportateur, bien organisé dans le cadre associatif et politique et largement influent dans l’administration marocaine.  

Le Plan Maroc vert (2008-2020) relayé aujourd’hui par le « plan green génération » s’inscrit dans cette vision. Il n’a fait qu’entériner ces choix en distinguant deux piliers : 

Le pilier de l’agriculture moderne (entendue capitaliste et exportatrice) qui intéresse quelques milliers de personnes a bénéficié de la part de lion des investissements et des subventions publics (100 MM DH en 10 ans ramenés à 78MM). 

Et le pilier de l’agriculture solidaire qui intéresse l’écrasante majorité de la paysannerie, et qui produit de surcroit les biens essentiels pour l’alimentation de la population, n’a bénéficié que d’un montant somme toute modeste (20 MM DH portés à 21,4MM DH). Ces chiffres sont parlants à eux seuls : le choix de classe ne fait l’objet du moindre doute.

Le plan vert, mi-figue mi-tomate

Quid des réalisations de ce PMV ? Si certains indicateurs ont connu effectivement une amélioration sensible comme l’investissement, les exportations, la valeur ajoutée agricole avec une modification sensible de sa structure, l’intensité capitalistique, force est de constater que sur d’autres aspects, on peut considérer qu’il a connu un échec. Tel est le cas au niveau de la réalisation de la sécurité alimentaire, de la gestion efficace des ressources en eaux, de la transformation du monde rural : faible taux de valorisation de la production agricole qui ne touche que 40 % ; persistance de la pauvreté et de la vulnérabilité ; déficit des services sociaux etc… Ce qui nous fait dire que le PMV a réussi à développer le capitalisme agraire en enrichissant effectivement  une catégorie limitée de la population  tout en appauvrissant le pays  et en aggravant sa dépendance pour les  biens de première nécessité  tels que les céréales, le sucre, les huiles alimentaires pour lesquels le pays dégage des taux de dépendance supérieurs à ceux qui étaient en vigueur dans les années 60 du siècle dernier.

Par ailleurs, si les promoteurs du PMV s’enorgueillissent de l’augmentation spectaculaire des exportations agricoles qui ont dépassé 44 MM DH, ils oublient le fait que nos achats en produits alimentaires dépassent largement ce montant en avoisinant les 60 MM DH. 

Mais là n’est pas l’essentiel. En exportant ces produits agricoles, on brade une ressource rare qui est l’eau. Alors que le coût réel du m3 de l’eau d’irrigation varie, selon les bassins hydrauliques, en intégrant le coût des barrages, entre 2,7 DH et 7Dh (selon un rapport de l’AFD relativement ancien), les agriculteurs exportateurs ne déboursent qu’un prix symbolique ne dépassant pas dans le meilleur des cas 0,4 DH le m3. En prenant un coût moyen de 5 DH le m3, et sur la base des superficies cultivées ou plantées, nous avons abouti aux résultats suivants et qui sont à considérer comme ordres de grandeur eu égard à l’indigence de l’information.  Ainsi, l’avocat qui couvre 4000 ha, consomme en moyenne 24 millions m3 d’eau, soit un coût réel de 120 MDH. Pour les tomates qui couvrent une superficie de 20000 ha avec une consommation de 9200 m3 d’eau l’ha, le coût réel total de l’eau utilisée serait de   920 M DH. Les Oranges, qui s’étendent sur une superficie de 60000 ha, consomment à leur tour 7700 m3 en irrigation localisée et 15400 m3 en irrigation gravitaire pour chaque hectare, soit   un coût total de plus de 3 MMDH. En prenant les agrumes dans leur ensemble, (130000 ha), ce coût dépasserait 7 MM DH. Le même raisonnement peut être fait pour les autres fruits et légumes exportés, et pour certains par des exploitants étrangers (cas des fraises et framboises). Ces milliards de DH constituent une perte considérable pour la collectivité et une rente à la fois pour les exportateurs marocains et le consommateur européen.   Voici une illustration du revers de la médaille du libre-échange !! 

N’est-il pas opportun de marquer un temps d’arrêt dans cette course à l’aveuglette et sans précaution   pour procéder à un examen de notre conscience collective et mesurer en toute objectivité l’ampleur des gâchis causés à notre pays ? En faisant prévaloir les intérêts vitaux de notre peuple et de notre nation. Notre sécurité hydrique et alimentaire en dépend. Voire notre sécurité en général. Et celle-ci n’a pas de prix. 

*Synthèse de l’intervention de Abdeslam Seddiki à la rencontre organisée par le PPS le 14 avril dernier sur le thème « quelle gouvernance pour faire face au stress hydrique et aux changements climatiques » ?

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