TUNISIE: KAÏS SAÏD, LA DÉRIVE AUTORITAIRE - Par Mustapha SEHIMI

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En juillet 2021, Saied s'engage dans un tournant autocratique par décrets : il s'octroie tous les pouvoirs et décide la dissolution du Parlement ; il cible de supposés ennemis intérieurs et extérieurs de toutes natures

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La Tunisie est dans une séquence autoritaire. Elle était engagée durant dix ans dans une transition démocratique depuis 2011. Et puis avec le coup de force de Kaïs Saïd, elle a basculé. Il vient de se tailler une présidence sur mesure le 6 octobre courant...

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La dérive autoritaire se confirme en Tunisie. Le président Kaïs a donc été réélu le 6 octobre pour un deuxième mandat. Les chiffres officiels le créditent de 2.438.954 voix (90,69 %) devant les deux autres candidats, Ayachi Zammel (7,35 %) et Zouhair Maghzaoui (1,97 %). Un scrutin sans enjeu. Ce qui était posé c'était surtout la participation électorale. Sur 9.753.217 électeurs inscrits, l'on a compté seulement 2.808.548 votants (28,80 %), soit 20 % de moins par rapport au précédent scrutin du 15 septembre 2019.

Tournant autocratique

Dans quel contexte s'est déroulé ce vote ? Kaïs Saïd, âgé de 66 ans, est un universitaire, professeur - assistant de droit constitutionnel. Il a été porté au pouvoir dans des circonstances politiques particulières, tendues, à la suite du décès du président Béji Caïd Essebsi. Mais quelque dix huit mois après son élection, en juillet 2021, il s'engage dans un tournant autocratique par décrets : il s'octroie tous les pouvoirs et décide la dissolution du Parlement ; il cible de supposés ennemis intérieurs et extérieurs de toutes natures et réprime durement l'opposition politique et la société civile. Le décret 54 est l'expression la plus achevée de lois liberticides. Adopté en septembre 2022, il est utilisé pour lutter contre les fausses informations sur Internet mais qui a conduit à l'emprisonnement de plus de 1.700 personnes, dont des dizaines de personnalités publiques. L'autocensure généralisée s'est installée dans le pays. Ces derniers mois, le régime a lancé une nouvelle campagne de répression " attrape-tout" contre des cibles particulières ou des détracteurs présumés-migrants subsahariens, ONG, journalistes, avocats, etc. En mai dernier, l'on a même vu des responsables de la Fédération tunisienne de natation et de l'Agence nationale antidopage arrêtés pour complot contre la sûreté de l'État, ils avaient couvert un drapeau tunisien lors d'une compétition. Siham Bensedrine, ancienne présidente de l'Instance vérité et dignité a été arrêtée en août dernier ; l'avocate Sonia Dahmani a été, elle, condamnée à huit mois de prison ferme, à la mi-septembre, pour des propos hostiles à l'égard du président. 

Verrouillage

A l'approche du scrutin du 6 octobre, les autorités ont également exercé et élargi le champ des fortes pressions sur les rivaux potentiels du président. Les conditions requises pour les candidats ont été durcies; les difficultés ont été nombreuses à cet égard (10.000 parrainages, le formulaire B3 du casier judiciaire). Plusieurs candidats ont été condamnés en août en première instance, Abdellatif El Mekki, ancien ministre de la Santé, Neji Jalloul ancien ministre de l'Éducation. De nombreuses arrestations d'opposants ont eu lieu durant la période pré- électorale. Sur les dix -sept candidats qui ont déposé leur dossier de candidature auprès de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), seuls trois d'entre eux ont été finalement retenus ; le président sortant Kaïs Saïd, Ayachi Zammel, un homme d'affaires jusqu'alors inconnu et Zouhair Maght Zaoui, secrétaire général du mouvement Echaab, un parti nationaliste arabe qui avait apporté son soutien au coup de force de Saïd Kaïs en juillet 2021. 

Des concurrents crédibles ont été écartés tels Mondher Zenaidi, Imed Daimi, Abdellatif El Mekki. Ils ont saisi le tribunal administratif qui a fait droit à leur requête. Mais malgré cela, l'ISIE n'a maintenu que les trois candidats initialement retenus. De grandes manifestations ont eu lieu à Tunis pour dénoncer ce déni de droit et appeler à des élections transparentes ainsi qu'à la libération des personnes arbitrairement détenues. Entre-temps, Ayachi Zammed -1'un des seuls candidats autorisés à affronter Kaïs Saïd - a lui aussi été arrêté pour falsification de parrainages (un an et huit mois de prison, puis une peine additionnelle de douze ans).

Incapacité face à la crise

La popularité du chef de l'État ? Elle a décliné ces dernières années. Il bénéficie sans doute encore d'un soutien non négligeable parmi les classes populaires. Mais il est critiqué pour son incapacité à faire sortir le pays d'une profonde crise économique, exacerbée par les effets de la pandémie de COVID -19 et du conflit Russie-Ukraine. Sa légitimité populaire ne s'est pas renforcée avec une forte contraction de votants par rapport à 2019 (20,2 %). Ce qui prévaut, en interne et du côté des partenaires occidentaux, c'est l’attentisme. Au dedans, la résignation. Ailleurs, dans l'Union européenne et des membres de celle-ci (France, Italie,...) c'est le même état d'esprit. Il y a la crainte de l'accusation d'ingérence. Mais ce qui frappe c'est que la Tunisie paraît être dans un "angle mort" de la politique européenne. La stabilité intérieure de la Tunisie est-elle confortée ? Personne ne peut sérieusement le soutenir. Un "modèle" à l’algérienne dans sa version tunisienne.

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