Vivre en temps de régression

5437685854_d630fceaff_b-

1
Partager :
?couv-ahmed-herzni La Terre n?a jamais ?t? aussi malade, la moiti? des populations d?esp?ces animales sauvages a disparu en quarante ans ; les p?nuries d?eau s?aggravent Ahmed Herzenni a re?u le 23 0ctobre dernier le Prix Thomas R. Ford, d?livr? par le D?partement de Sociologie de l?Universit? de Kentucky aux Etats-Unis. A cette occasion il a donn? une conf?rence publique intitul?e : ? Vivre en Temps de R?gression. Une Exp?rience Personnelle. ? Nous reproduisons ci-dessous la version fran?aise de la derni?re partie ? en quelque sorte l??pilogue ? de cette conf?rence. Aujourd?hui, je suis ? la retraite. Quand je regarde derri?re moi, je vois une train?e de lumi?res, mais de plus en plus courte, de plus en plus ?troite, comme si des eaux montantes, suintant d?on ne sait o?, les inondaient peu ? peu. Enfant, je r?vais d?un Maroc libre, o? tous les enfants iraient ? l??cole, o? tout le monde mangerait ? sa faim, dans un monde fait de peuples ?gaux, dont les citoyens, lorsqu?ils se rencontreraient, feraient bombance ensemble et danseraient. Ce r?ve a ?t? renforc? par des lectures voraces de Rousseau et des autres auteurs des Lumi?res. Puis, j?ai fait mien le r?ve communiste : abondance, encore une fois, et ? chasse le matin, p?che l?apr?s-midi, le soir ?levage ? ? (L?Id?ologie Allemande de Marx et Engels, bien s?r). T?t j?appris qu?avant d?atteindre cet Eden le chemin serait long et douloureux. Mais comme beaucoup je pensais qu?il serait sem? plus de sacrifices consentis par soi-m?me que de violences perp?tr?es contre soi-m?me et contre d?autres. Lorsque je m?aper?us que dans certaines exp?riences le dosage ?tait invers?, je m?en distan?ai, et tournai mon attention, et mon respect, vers d?autres exp?riences, notamment l?exp?rience chinoise. Je continue ? penser que le mao?sme n?est pas r?ductible au stalinisme. En fait, ce que je pense, c?est que m?me avec toutes les violences qu?il a comport?es, et ? l?exception des p?riodes o? il est devenu sous certains cieux le masque d?une caste privil?gi?e et imp?rialiste, le communisme reste, en tant que mouvement social et politique, l?honneur d?une ?poque, surtout en Occident. Il fut des temps o? seuls les communistes s?opposaient aux guerres et au colonialisme. De toute fa?on, le capitalisme a-t-il caus? moins de ravages, durant les p?riodes d?accumulation primitive et jusqu?aujourd?hui ? La mise sous silence de toute contestation s?rieuse du syst?me capitaliste Je suis fier d?avoir ?t? communiste, et marxiste, de la vari?t? mao?ste, et d?avoir cess? de l??tre non ? cause de la r?pression, ni d?une quelconque cooptation, mais parce qu?une r?flexion libre, men?e dans des conditions tr?s difficiles, m?a conduit vers d?autres options, que je pense non moins ?mancipatrices : l??cologie, la diversit? culturelle, le f?minisme ? Le probl?me c?est qu?? leur tour ces options, ? l?exception peut-?tre du f?minisme, se sont r?v?l?es plut?t fragiles. La Terre n?a jamais ?t? aussi malade. D?apr?s le dernier rapport du World Wildlife Fund, la moiti? des populations d?esp?ces animales sauvages a disparu en quarante ans ; la pression exerc?e par l?homme sur la nature d?passe d?sormais de 50% la bio-capacit? de la plan?te, c?est-?-dire sa facult? de r?g?n?rer les ressources naturelles et d?absorber le dioxyde de carbone ; les p?nuries d?eau s?aggravent et concernent de plus en plus de personnes (aujourd?hui deux milliards sept cent millions de personnes, soit plus du tiers de la population mondiale). Et pourtant, ni les gouvernements ne se d?cident ? prendre les mesures qui s?imposent pour sauver ce qui peut ?tre sauv?, s?il en est encore temps, ni les citoyens de tous les pays, mais principalement ceux des pays les plus riches, ne veulent changer de modes de production, de consommation et, plus g?n?ralement, de vie. Quant aux cultures locales, non-bourgeoises (suppos?es contenir au moins les germes d?alternatives ? la culture dominante et au capitalisme), elles sont autant menac?es que la faune et la flore, si l?on en juge par le rythme de disparition des langues. L?UNESCO pr?voit que d?ici la fin du si?cle trois mille langues, c?est-?-dire pr?s de la moiti? des langues actuelles, auront disparu. D?j? 96% des langues ne sont parl?es que par 3% de la population mondiale, certaines l??tant par moins de cent personnes ! Parmi ces langues menac?es, sinon condamn?es, il y d?ailleurs bien des langues europ?ennes. Je n?ai pas besoin de souligner que les cultures non-occidentales majeures (la chinoise, l?indienne, etc., sans parler de la japonaise) se sont, elles, inclin?es depuis assez longtemps maintenant, certaines, comme on le sait, semblant m?me en passe de surpasser le mod?le, aussi bien au niveau des expressions culturelles qu?au niveau de l?extension des rapports de production capitalistes. Reste le f?minisme. Il a l?air de se porter relativement bien, mais on se demande s?il accouchera jamais d?alternatives v?ritables au syst?me dominant, ou s?il se contentera, dans le cadre de ce syst?me, de r?duire les discriminations et les diff?rences entre sexes et entre genres. Bref, en l?espace de quelques d?cennies, nous avons assist? non seulement ? la d?faite du communisme mais pratiquement ? la mise sous silence ou au d?tournement de toute contestation s?rieuse du syst?me capitaliste. Et nous assistons ? une expansion d?brid?e de celui-ci, sous le masque de la mondialisation. Est-ce ? dire que nous avons atteint la ? fin de l?histoire ? et qu?il n?y a rien au-del? du capitalisme ? Pr?alablement au recours aux urnes, la d?mocratie n?cessite un large consensus soci?tal sur les valeurs communes Personnellement je serais pr?t ? admettre que finalement le capitalisme correspond mieux que toute autre id?ologie ? ce que nous appellerons faute de mieux la nature humaine. Davantage : dans le d?bat entre capitalisme et marxisme, je pense que ce dernier a eu le tort de m?sestimer l?importance de l?esprit d?entreprise et de d?nier aux entrepreneurs la l?gitimit? d?une r?mun?ration appropri?e. Et davantage encore : je pense ?galement que la ? th?orie de la d?pendance ?, souvent associ?e au marxisme, a beaucoup nui aux pays sous-d?velopp?s, dans la mesure o? elle a quasi exclusivement insist? sur les causes externes de leur situation, au d?triment des causes internes, en t?te desquelles arrive justement la faiblesse de l?esprit d?entreprise, ainsi que de l??thique du travail qui l?accompagne n?cessairement. Mais, est-il fatal d?accepter la destruction de la nature et l?aggravation des in?galit?s sociales qui semblent ?tre les corollaires de l?expansion du capitalisme ? Si, comme moi, l?on pense que non, alors se pose la question : ? Que faire ? ?, sachant, comme cela a d?j? ?t? dit, que la mobilisation pour la protection de la nature reste faible partout dans le monde, et que la mobilisation pour la lutte contre les in?galit?s ne l?est pas moins ? La r?ponse qui vient tout de suite ? l?esprit tient en un mot : d?mocratie, entendue dans le sens (minimal il est vrai) de garantie accord?e ? tout citoyen ou groupe de citoyens de faire entendre leur voix. Encore faut-il que les citoyens aient envie de s?exprimer et d?agir, et qu?ils aient quelques moyens de le faire. Seuls, en effet, les groupes, formels ou informels, qui peuvent mobiliser des ressources mat?rielles, qui peuvent commanditer les id?es et les images les plus favorables ? leurs int?r?ts et qui contr?lent les supports organisationnels et m?diatiques n?cessaires ? seuls ces groupes sont ? m?me de b?n?ficier effectivement de la d?mocratie. Or qui sont ces groupes aujourd?hui ? Incontestablement les groupes qui dirigent la mondialisation capitaliste. Ce qui malheureusement jette ?norm?ment de discr?dit sur la notion m?me de d?mocratie. Surtout que les groupes en question n?h?sitent ni ? mettre les Etats les plus d?mocratiques ? contribution lorsqu?ils en ont besoin pour r?soudre leurs probl?mes, ni ? faire abattre les Etats qui ? leur go?t font obstacle ? la mondialisation capitaliste. En tout cas, dans les pays comme le mien, les d?mocrates, les vrais, ceux qui ont retenu les contenus les plus progressifs de leurs cultures nationales, et les ont renforc?es avec les apports inestimables des Lumi?res, ces d?mocrates vivent dans des circonstances tr?s difficiles. Ils ne peuvent accepter ni que la d?mocratie soit impos?e du dehors et octroy?e comme on distribue des dons ? des populations de r?fugi?s, ni qu?elle serve de tremplin pour propulser au pouvoir des groupes notoirement connus pour leur haine de la d?mocratie. Quelques principes de ? vie bonne? C?est d?ailleurs une des convergences les plus surprenantes, apparemment en tout cas les plus contre-nature de notre temps que celle que l?on constate entre, d?une part, les pouvoirs (politiques, financiers, m?diatiques) les plus sophistiqu?s du monde, d?autre part, les forces les plus conservatrices, parfois les plus r?trogrades de certains pays sous-d?velopp?s, notamment musulmans. Et cette convergence se produit au nom de la d?mocratie ! Les vrais d?mocrates s?en trouvent abasourdis pour longtemps. C?est pourquoi, sans renier la d?mocratie, mais sans cesser contre vents et mar?es d?expliquer qu?elle n?est pas r?ductible au recours aux urnes, qu?elle requiert, pr?alablement au recours aux urnes, un large consensus soci?tal sur les valeurs communes, qui doivent ?tre universelles, ainsi que des garanties accord?es ?ventuellement aux minorit?s, beaucoup de d?mocrates, et j?en suis, se replient sur les droits de l?homme. Il s?agit bien d?un repli. Dans ma vie personnelle, l?exercice de la pr?sidence du Conseil Consultatif des Droits de l?Homme du Royaume du Maroc a certes repr?sent? une culmination. Mais dans un sens c??tait la culmination d?une marche ? reculons, d?une retraite plus ou moins maitris?e mais inexorable. Les droits humains sont pour moi la derni?re limite, celle en de?? de laquelle il ne saurait plus y avoir de recul, de concession ; celle en de?? de laquelle il ne peut plus y avoir que barbarie. Les droits de l?homme sont le minimum qui doit ?tre exig? de tout r?gime, quel qu?il soit, dans l?espoir que s?ils sont respect?s les politiques publiques seront forc?ment plus ?quitables. Les droits de l?homme ne sont que le plancher, la fondation sur laquelle l?humanit? ne doit pas cesser d??lever des ?difices toujours plus complexes, toujours plus beaux. Aujourd?hui il n?y a pas de plan d?ensemble de tels ?difices, ni de ma?tre-architecte pour en superviser la construction. Raison de plus pour s?accrocher aux droits humains. Mais cela n?emp?che pas de r?fl?chir ? des principes de ? vie bonne. ? Pour terminer cet expos? je vais en proposer quelques uns, inspir?s de philosophes qui ont v?cu, comme nous, dans des ?ges assez sombres, en m?excusant ? l?avance de leur caract?re simple, peut-?tre m?me simpliste. Premier principe : Ne pas faire de mal ? autrui ; ne pas ?tre complice de ceux qui font du mal ? autrui ; ne pas intervenir dans les affaires d?autrui, surtout pas par la violence et serait-ce, soi-disant, pour ? lib?rer autrui. ? On ne lib?re pas autrui. Si on insiste trop pour le faire, en fait on condamne autrui ? la minorit? perp?tuelle. Et ce n?est pas l?aider. Deuxi?me principe, corollaire du pr?c?dent : S?aider soi-m?me. Si on veut changer le monde, il vaut mieux commencer par soi-m?me : changer son mode de vie, consommer moins, changer, dans la mesure o? on le peut, la mani?re de produire ce que l?on consomme. Troisi?me principe : Pratiquer l?amiti?, partager le pain et le vin avec une bonne compagnie, ?largir le cercle de la bonne compagnie autant que possible. Quatri?me principe : Sublimer l?exc?s des instincts et des d?sirs, s?adonner aux sports et aux arts. Cinqui?me principe, le plus important, le plus d?cisif, celui qui nous a ?t? l?gu? par le plus grand et le plus modeste des ma?tres, l?immense victime de la d?mocratie ath?nienne, Socrate : Se conna?tre soi-m?me. Mais attention : il ne s?agit pas d?une invite ? une introspection narcissique et complaisante interminable. Le propos est plus rigoureux et plus pr?cis. Il s?agit de s?adresser chaque jour, ? chaque instant, la question suivante : Qu?est-ce qui me fait courir ? C?est toujours l?amour, mais amour de quoi ? De soi ? De l?autre ? De l?argent ? Du pouvoir ? Ce que Socrate cherchait ? nous faire admettre c?est que chacun de nous a un ? mobile ? essentiel dans sa vie. Qu?il le connaisse ! Ainsi peut-?tre sera-t-il moins enclin ? mentir aux autres.

lire aussi