société
Ahmed Herzenni se souvient de ces ‘’petites choses’’ qui font une vie
Sefrou des années cinquante du 20ème siècle
Le premier juillet, Ahmed Herzenni, Hakima Himmich, professeure de Médecine, fondatrice et ancienne présidente de l'association de lutte contre le sida ALCS au Maroc et Fanta Bouih, un maroco-israélien fondateur du mouvement sépharade Panthères noires devaient répondre, dans le cadre '’madinoun'’ devant clôturer l’évènement organisé par Connect Institute - '’Agadir Cultures'’- , à trois questions : quel Maroc dans leur jeunesse, les raisons de leur engagement et une appréciation du Maroc actuel. Ahmed Herzenni est aujourd’hui ambassadeur itinérant. Il a été aussi secrétaire général du Conseil supérieur de l’enseignement et président du Conseil consultatif de Droits de l’Homme. Dans une autre vie, il fut l’un des fondateurs de la nouvelle gauche (radicale) et au sein de celle-ci de la mouvance maoïste. Un engagement qui lui valut une condamnation à 15 ans de prison dont il purgea douze. Son témoignage d’une sérénité et objectivité remarquables aux auditions de l’Instance Equité et Réconciliation a été des plus marquants. Ce bref retour sur son parcours auquel il a été invité montre combien des choses et des situations d’apparence banales peuvent forger un homme, esquisser son avenir et déterminer en partie son destin. Et fixe une photographie du Maroc à plusieurs étapes de son histoire récente.
Ahmed Herzenni
L’exercice qui nous est demandé est bien difficile. Comment en effet résumer sa vie et ses engagements en quelques minutes, surtout si l’on n’a pas désespéré de vivre quelque temps encore ? Je vais pourtant essayer de le faire, en commençant par évoquer quelques contrastes dont la perception a profondément marqué mon enfance et mon adolescence.
Le contraste, d’abord, vécu à Séfrou à la veille de l’indépendance du Maroc et alors que j’entrais à l’école primaire, entre une institutrice française juste merveilleuse, et des soldats de la Légion Etrangères pleins d’arrogance et d’agressivité.
Ensuite, au moment de l’indépendance, qui me trouva à Casablanca, le contraste entre une euphorie inimaginable, et la poursuite des règlements de compte entre groupes de résistants et entre partis politiques. C’est d’ailleurs sur ces entrefaites que s’est produite la scission du parti de l’Istiqlal qui allait donner naissance à l’Union Nationale des Forces Populaires et qui allait à l’encontre de la logique de construction d’un Etat souverain et capable de progrès.
Autre contraste, découvert surtout à Mohammedia, qui était alors une ville ouvrière par excellence, celui entre l’aisance, même relative, des uns, et la pauvreté, parfois extrême, des autres. Au collège, beaucoup d’élèves avaient la teigne et/ou le trachome. Certains portaient les stigmates de la variole. A l’époque la tuberculose faisait encore des ravages, et le choléra se manifestait de temps à autre. Ceux des élèves qui venaient des campagnes alentour n’amenaient le plus souvent pour tout déjeuner que du thé dans de petites bouteilles de coca-cola et du pain…
Ce contraste se reflétait dans la géographie de la ville : kasbah et ville-nouvelle dans la basse ville (Fedala), bidonvilles surtout dans la haute-ville (El Alia). Nous habitions après moult déménagements cette seconde partie de la ville, à la lisière des bidonvilles, où j’avais beaucoup de camarades de classe et d’amis. C’est aujourd’hui pour moi l’occasion de rendre hommage à quelques uns d’entre eux, histoire de montrer que marginalité n’est pas nécessairement synonyme de médiocrité. Je mentionnerai le regretté ‘Karbi’, qui fut mon initiateur à celui qui allait devenir mon auteur préféré jusqu’à l’âge adulte (Georges Duhamel). Je mentionnerai également ‘’Hicham’’, qui certains soirs au milieu de baraques, s’égosillait pour nous, une poignée d’adolescents plus ou moins romantiques, et qui a appris à l’inconditionnel de Mohammed Abdelwahab que j’étais déjà à apprécier son grand rival, réel ou fictif, Farid Al Atrach. Et comment ne pas nommer Faras et son acolyte Assila, qui sont devenus des gloires du football national ? Sans oublier deux jeunes filles qui à l’époque auraient pu enseigner bien des choses à leurs congénères occidentales en termes d’émancipation féminine.
Un grand nombre de mes camarades de classe et de collège étaient plus âgés que moi, parfois très nettement. C’ est pourquoi plus tard nous avons reçu comme une offense personnelle l’information selon laquelle les élèves ayant dépassé un certain âge n’allaient plus pouvoir continuer leurs études. Notre colère fut d’autant plus grande qu’en même temps il devenait notoire que les fils de la haute, y compris ceux de dirigeants du mouvement national toutes tendances confondues, fréquentaient, eux, les écoles et lycées de la Mission Française. Ce fut l’explosion de mars 1965.
Voilà donc les principaux contrastes qui ont marqué mon enfance et mon adolescence, et qui expliquent, du moins en partie, mon engagement, et sa forme aussi. Je suis passé de la révolution à la réconciliation, mais ces deux moments, je crois, ont un fil conducteur commun qui est le désir d’unité, l’aspiration constante à réunifier, à contribuer à réunifier. Le même fil conducteur explique aussi, je pense, l’intérêt intellectuel que j’ai toujours eu pour l’islam en tant qu’approche uniciste radicale …
Je ne serais toutefois pas assez honnête si je ne confessais que je soupçonne mon engagement de comporter aussi une dimension … de fuite. Fuite de quoi ? Tout simplement aux petits problèmes et aux malheurs individuels et familiaux qui n’épargnent personne. Au lieu de les affronter et de se colleter avec eux, on peut être tenté d’essayer de les diluer, de les noyer en quelque sorte, dans des problèmes et des malheurs plus généraux, universels si possible, obtenant ainsi en prime la bonne conscience de croire que l’on n’est pas égoïste. Le militantisme dans lequel on se lance se présente alors comme une sublimation des problèmes et des malheurs particuliers de départ. Et parlant de sublimation, je me demande parfois si le militantisme n’est pas au fond une forme appauvrie d’art ? Un substitut à une vocation artistique ? Une compensation à une certaine incapacité de produire de l’art ? La question se pose surtout lorsque le militantisme ne s’accompagne pas d’un travail théorique.
Aujourd’hui il faut être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaitre les progrès accomplis par notre pays, qu’il s’agisse du domaine des infrastructures, aussi bien sociales que matérielles, ou du domaine des droits humains et de la démocratie. Certes les lacunes et les besoins non encore satisfaits ne manquent pas. Je ne cache pas que pour ma part ce qui m’inquiète surtout ce sont des dérives au niveau de l’aménagement du territoire, d’une part, au niveau de la sociabilité, d’autre part.
Au premier niveau, je pointerais la gestion hésitante de la rareté de l’au, la destruction comme qui dirait systématique des zones humides du pays la déforestation, la désertification …
Au second niveau, ce qui devrait choquer tout un chacun, c’est l’expansion souvent insupportable de l’inculture et des incivilités.
Je n’ai pas vraiment de conseil à donner aux jeunes. Je les dégage de toute dette envers ma personne. S’il fallait absolument reconnaître une dette à qui que ce soit, ce serait plutôt à nos pères, les grands-pères, et les grand-mères, des jeunes d’aujourd’hui. Alphabétisés ou non, ils avaient compris que si nous avions été colonisés, c’était en dernière analyse à cause de notre déficit de savoir et de savoir-faire. C’est pourquoi ils ont consenti des sacrifices inimaginables pour nous éduquer. Alors si nous, jeunes et moins jeunes, voulons nous acquitter de cette dette, il nous faudra nous adonner sérieusement à l’étude. Et ne pas nous contenter des résumés que nous proposent ceux-ci ou ceux-là. Il nous faudra nous frotter directement aux grandes œuvres littéraires, philosophique, et même religieuses, pourquoi pas, mais dans leur entièreté. Ainsi nous ferons avancer la culture et la civilité dans notre société, et nous hisserons notre pays au niveau des nations les plus évoluées.