chroniques
2020, l’année de toutes les disgrâces
Capture d’écran des évènements malheureux du souk aux moutons de Hay Hassani à Casablanca
2020 n’est pas une année de grâce, dans le sens littéral de l’expression. Loin de là. Elle a fait perdre au monde ses repères, dont beaucoup étaient déjà branlants. La pandémie du Covid-19 en est le cataclysme le plus visible, mais il n’est pas le seul mal qui ronge l’humanité. La manière d’appréhender la maladie et les conséquences qui en découlent aux niveaux national et international sont éloquentes à ce propos. Disgrâces et manques de civisme semblent altérer aussi bien les relations interétatiques que les rapports intra-étatiques. Quelques événements récents ont écorché certaines valeurs bien enracinées dans la société marocaine. Ils sont de nature à nous interpeller. J’y reviendrai plus loin.
Au plan international, et étant donné la myriade des règles, des institutions et des efforts fournis pour ordonner les relations entre les nations, on aurait imaginé une réponse solidaire face à la propagation du virus qui n’épargne désormais aucune portion de la terre. Passé le moment de sidération provoquée par les premières annonces et chiffres des contaminations galopantes et des tentatives de reprise en main des situations par les autorités nationales, les pays ont émis des réponses cacophoniques devant la pandémie. Chacun avait réagi individuellement, parfois au détriment de voisins et d’alliés. Les équipements sanitaires avaient fait faux bond aux standards du libre-échange ; certains pouvoirs publics avaient même piraté des commandes destinées à d’autres pays, voire à des régions du même pays.
On peut comprendre les premières réactions dues à la surprise et à la panique. Et on aurait pu imaginer un retour rapide et généralisé au multilatéralisme et à la solidarité internationale. Certes, quelques tendances individualistes furent amendées, notamment au sein de l’Union européenne. Des actions communes ont fini par émerger pour aider les pays les plus touchés par la pandémie, notamment l’Italie et l’Espagne. On a fini même par mettre en place un plan de relance original dont le financement et la gestion ont été confiées aux instances communautaires. Cependant la réaction européenne demeure bien tardive et laborieuse au regard du projet des pères de l’Europe qui imaginaient une évolution harmonieuse vers l’instauration d’un véritable fédéralisme. Du reste, le fédéralisme n’est pas forcément générateur de solidarité entre les Etats fédérés. Il est ce que la politique en fait. Le contre-exemple vient des Etats-Unis où les politiques locales de lutte contre le Covid-19 ont brillé par leur dissonance ; les interventions clivantes du président Trump ne pouvant évidemment pas créer la concorde que requiert la situation. Loin s’en faut.
Mais, même limitée, la réponse européenne reste une exception dans un monde d’environ 200 Etats. Ailleurs, et surtout en ce qui concerne les grandes puissances dont dépendent la crédibilité et la survie du multilatéralisme, on observe un incivisme qui est en train de déconstruire le système interétatique qui, malgré les incertitudes de la guerre froide, avait sauvegardé un certain nombre de règles, de normes et d’institutions qui ont aidé bon an mal an à endiguer les plus grandes menaces qui pèsent sur la stabilité internationale.
Aujourd’hui le monde est pris en otage par la guerre économique entre les Etats-Unis et la Chine. Une guerre où tout est politisé et dans laquelle les protagonistes ne s’épargnent plus aucun coup de Jarnac. Les quelques signes de solidarité internationale sont empreints d’arrière-pensées diplomatiques et/ou économiques, tels les gestes russe et chinois en faveur de certains pays européens.
Dans ce choc des Titans, la pandémie a été instrumentalisée pour escamoter les impréparations, les légèretés face au fléau, les coups de griffe contre certaines institutions multilatérales, et en particulier l’OMS. Les attaques, essentiellement américaines, contre cette dernière égratignent sa crédibilité à un moment où son rôle est essentiel pour coordonner la lutte contre le virus au niveau international et pour conforter les actions de lutte, et favoriser l’aide au profit des pays les plus fragiles.
Rien n’échappe à cette volonté de dominer stratégiquement et économiquement le monde. Les victimes les plus visibles sont, pour le moment, les règles commerciales internationales ainsi que les pratiques diplomatiques et consulaires. Les intérêts électoraux et la recrudescence du protectionnisme sont en train de rebattre les cartes au niveau international. Sommes-nous en présence de l’émergence d’un nouvel ordre international ou d’un désordre annonciateur d’autres drames ? Sans retour rapide à la sagesse, à la concertation et à la négociation, le monde pourrait courir de graves risques.
Au niveau des Etats, les disgrâces ne manquent évidemment pas. Dans un monde où l’effet de ruissellement était en train de conforter la démocratie comme une exigence partagée, l’essoufflement de la démocratie libérale est perceptible, même dans des regroupements où le paramètre démocratie est la carte d’entrée, comme c’est le cas de l’Union européenne où certains pouvoirs cachent de moins en moins leur illibéralisme. L’épidémie constitue un justificatif. Le débat sur cette question est à peine entamé au sein de l’Union européenne à propos de la conditionnalité liant l’allocation des aides et crédits au respect de l’Etat de droit par les pays membres bénéficiaires du plan de relance nouvellement adopté par le Conseil européen.
Beaucoup de fronts se sont ouverts au cours de cette attente interminable de la fin de la pandémie et de ses dégâts humains, politiques et économiques. Un grand nombre de gens ont perdu leurs emplois et leurs revenus. Les confinements instaurés par la plupart des gouvernements, bien nécessaires à la lutte contre la propagation du virus, ont été parfois mal compris et mal supportés par les populations de nombre de pays. Fake news et conspirationnisme ont eu, quant à elles, des effets sur beaucoup de personnes qui ont pris à la légère la pandémie et qui ont aidé activement à son aggravation à travers le monde. Des réactions sociétales brutales ont secoué certains pays, notamment les Etats-Unis ; elles sont nées de comportements racistes et sexistes. Leurs effets sont loin de disparaître dans l’immédiat. La nouvelle culture qui les anime est en train de faire tomber bien des tabous et des symboles.
Malheureusement peu de mobilisations solidaires viennent rompre ce climat dur qui règne aujourd’hui sur le monde. Un monde rongé par un virus qu’on n’a pas encore cerné et des conséquences économiques et humaines qui dérangent la quiétude générale. Situation qui laisse tout le monde dans l’incertitude et qui dresse une frontière de doute et de peur. On a peur de l’Autre et on a tendance à douter de tout…
On aurait pourtant souhaité une ambiance différente, faite de solidarité, de compassion et de mobilisation. On aurait souhaité aussi voir naître une opportunité propice à une action collective pour repenser et rénover les fondamentaux sur lesquels reposent nos sociétés nationales et la société internationale elle-même. Cette réflexion est indispensable pour la mise en place de nouveaux modèles de développement à même de corriger les effets négatifs du capitalisme et du néolibéralisme. La situation requiert des modèles de développement novateurs, adaptés à notre monde en continuelle transformation.
Pour ce qui est de la société marocaine, autant j’admire l’élan de solidarité qui avait animé le pays au moment de l’irruption de l’épidémie, autant je suis déçu par le relâchement du nécessaire respect des gestes barrières contre le virus ; un relâchement coupable. L’augmentation effrayante du nombre de contaminations et celle de la létalité en témoignent largement. Un air de déni circule dans certains milieux qui mettent en cause l’existence même de l’épidémie au Maroc. D’autres se défaussent sur la fatalité. Ces agissements sont éminemment inciviques et inquiétants. Par ailleurs, les événements de Hay Hassani à Casablanca, où des acheteurs potentiels se sont emparés de moutons dont le prix aurait augmenté de manière excessive à leur goût, sont très graves. Les vendeurs trop gourmands ont perdu capital et bénéfices, et les acheteurs se sont mis au banc de la société. Les images de voitures vandalisées sont choquantes. Elles ont été postées sur Facebook par Chichaouapress, il y a quelques jours.
Mais ce sont les explications et les justifications avancées par ceux qui ont essayé d’analyser ce genre de situations qui sont les plus surprenantes. Quelqu’un a parlé de la faim pour excuser le coup de force contre les éleveurs de moutons. Le casseur de voiture semble, selon la déclaration de l’une des victimes, avoir excipé de la pauvreté qui l’aurait privé du mouton de l’Aïd. D’autres parlent d’une sorte de lutte de classe. La pauvreté peut difficilement justifier le vol du bélier sacrificiel ou le saccage de biens de personnes dont la situation économique n’est pas forcément plus brillante que celle des auteurs des forfaits. Tout n’est pas justifiable. On peut comprendre certaines situations, mais il est éthiquement difficile de les légitimer, au risque de jeter nos valeurs aux orties ; valeurs qui font de nous des êtres sociables. Sans règles, sans respect d’autrui, les piliers de la société peuvent être ébranlés. Cependant, il est également nécessaire de multiplier les actions solidaires en faveur des plus précaires. Tout le monde est conscient de la nécessité et de l’urgence de ces actions. Le nouveau plan de relance, annoncé par le discours royal de la Fête du Trône, donne d’ailleurs la priorité aux problèmes sociaux avec, notamment, la généralisation de la couverture sociale.
Ceci étant, il est essentiel pour nous, Marocains, de bien garder à l’esprit que, sans respect des valeurs fondamentales, la vie en société court à l’aventure. Je parle ici de toutes les valeurs, celles qui s’adressent à l’ensemble des composantes de notre société. Nous n’avons pas le droit de les ignorer ou d’encourage leur violation.
N’abondons pas les disgrâces déjà pesantes de 2020.
Rabat, le 3 août 2020