chroniques
A QUOI SERVENT LES INTELLECTUELS ?* PAR MUSTAPHA SAHA
Elisabeth et Mustapha Saha à Epinay-sur-Seine au Forum de la société civile africaine le 13 mai 2023. « Si le vote changeait quelque chose, il y a longtemps qu’il serait interdit » (Coluche)
Le dix-huitième siècle, dit le siècle des lumières, est également le siècle du colonialisme, de l’esclavagisme, du racisme, de l’affirmation de la supériorité biologique et cognitive de l’homme blanc. L’intellectuel, qui construit sa raison sociale et son autorité morale sur son expertise scientifique et philosophique, est en réalité un forgeur d’idéologie. C’est aussi un esthète. Il invente des pensées à la mode. Des pensées dominantes, qui peuvent devenir des pensées uniques, étouffer la liberté de pensée, déboucher sur des béances de pensée.
Dans les années soixante-dix, Henri Lefebvre organise chez lui, rue Rambuteau à Paris, des dîners informels, des salons philosophiques, qui réunissent une vingtaine de penseurs. Je fais partie de la maison. Les discussions tournent autour des dernières publications marquantes, des nouvelles piquantes, des décisions politiques choquantes. Des convives prolongent leur réflexion dans des articles, glissent des insères dans leur ouvrage en cours de rédaction. Je retrouve dans des publications ultérieures des échos d’échanges entendus. Un soir, en pleine dégénérescence giscardienne, Cornélius Castoriadis, cofondateur dans les années cinquante, avec Claude Lefort, de la revue critique Socialisme ou Barbarie, théoricien de l’autonomie individuelle et collective, lance à la cantonade : « Nous entrons dans l’ère de l’insignifiance ». Cette répartie donne lieu plus tard à l’ouvrage La Montée de l’insignifiance, éditions du Seuil, 1996. Cornélius Castoriadis vise d’abord l’inconstance des gouvernances politiques, qui plonge la société entière dans la déficience matérielle et morale, la résignation au vide. A l’heure actuelle, les gens se battent pour sauvegarder un minimum d’acquis sociaux. Les libertés individuelles et collectives, néantisées les unes après les autres par des lois et des ordonnances scélérates, paraissent à beaucoup comme des abstractions abusives. La technocratisation généralisée, digitalisée, labélisée par les cabinets de conseil ne laisse aucune marge de manœuvre. L’insignifiance numérique rattrape les autres insignifiances.
S’occultent l’idéal de la liberté et ses applications concrètes. La plupart des intellectuels se dépouillent de leur propre liberté pour complaire au pouvoir politique. Des dinosaures planétairement renommés, virtuoses d’analyses complexes, gavés d’honneurs, de médailles, de distinctions, se targuant de leur statut de modérateurs, de réformateurs, de rénovateurs, de sages, pour employer une précellence disparue depuis longtemps, ne sont que des serviteurs volontaires de la bourgeoisie. « Nous voulons la liberté pour elle-même, et aussi pour pouvoir faire des choses. Si l’on ne peut rien faire de la liberté, elle devient une pure figure du vide ». C’est cette liberté qui permet de donner un sens à l’existence. C’est, dans la liberté, que l’être humain crée des oeuvres impérissables, démonstrations aux générations futures de la possibilité de façonner de la signification en habitant le bord de l’abîme. « Or, l’ultime vérité de la société occidentale est la fuite devant la mort, la tentative d’éclipser notre mortalité qui se monnaie de mille manières » (Cornélius Castoriadis).
Pour Jean-Paul Sartre, la liberté s’exerce malgré l’accumulation des contraintes, des entraves, des déterminations indépendantes de notre volonté. La maladie est un obstacle à notre liberté. « La maladie m’infecte, m’affaiblit, me change, limite brusquement mes possibilités et mes horizons. Et pourtant, cette situation nouvelle, venue du dehors, doit être vécue, assumée dans le dépassement. Les possibilités ne sont pas supprimées, mais remplacées par un choix d’attitudes possibles envers la disparition de ces possibilités. Je suis perpétuellement condamné à me reconstruire à partir des destructions que m’inflige l’extérieur » (Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, écrits en 1948, publiés à titre posthume, éditions Gallimard, 1983). La maladie est uniquement une forme différente de la vie qui nous pousse à faire des choix différents et qui ne supprime pas pour autant notre liberté. Notre liberté s’exécute à travers nos décisions. La maladie vécue comme une frustration, une privation, une dépossession fait paradoxalement naître de nouvelles possibilités. La maladie n’est pas un choix. La maladie est seulement un nouveau cadre dans lequel l’être humain peut, de nouveau, exercer sa liberté. La crise covidaire, accaparée, monopolisée, instrumentalisée par le pouvoir politique provoque des révoltes spécifiques, des rebuffades massives parmi le personnel soignant, contre les contrôles sanitaires, les tests génétiques, les vaccinations, les couvre-feux, les confinements, les masques, les bâillons. Une ultime liberté, intime, la liberté de disposer de son propre corps est remise en cause. Les intellectuels médiatiques apportent majoritairement leur caution à la plus grande opération liberticide à l’échelle planétaire.
Le célèbre aphorisme oxymorique, provocateur, de Jean-Paul Sartre, « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande » (Les Lettres françaises, 1944, Situations III, éditions Gallimard, 1949), signifie la forte conscience de la liberté dans les situations extrêmes. Quand le venin fasciste s’instille dans les pensées, chaque idée de résistance est une libération. Quand la police réduit une population entière au silence, chaque parole est une délivrance. Quand la tyrannie ne laisse d’autre choix que la soumission, chaque refus est un acte de liberté. En Mai 68, nous n’avons jamais été aussi libres que pendant la répression policière. Ils avaient les matraques, les gaz lacrymogènes, le regard éteint. Nous avions le pavé, le slogan voltigeur, le mot ravageur. Et la joie de vivre.
En janvier 1973, Jean-Paul Sartre publie dans Les temps Modernes un texte intitulé « Elections, piège à cons ». L’expression fleurit en juin 1968, quand le gaullisme, conforté par le soutien des communistes, siffle la fin de la révolution et reprend les affaires publiques en main. Retour à une république en ordre de marche. Le verdict des urnes réduit à néant les barricades. Pour une fois que la contestation dans les rues et les usines expriment réellement l’opinion populaire, l’expression des électeurs offre au pouvoir établi sa plus éclatante victoire. Un autre slogan couvre les murs : « Elections = trahison ». Coluche clame : « Si le vote changeait quelque chose, il y a longtemps qu’il serait interdit ». L’être social en votant se fait confisquer ses maigres prérogatives de citoyen.
On ne vote pas pour des êtres humains, mais pour des biens matériels, des propriétés bourgeoises. Le vote, stratagème machiavélique de la bourgeoisie pour s’accaparer le bien commun, ne traduit dès lors que les intérêts particuliers d’une classe sociale, la bourgeoisie. La Révolution retire tous les pouvoirs à la noblesse et au clergé. Elle musèle aussi le mouvement ouvrier naissant. En 1771, les députés de la Constituante, votent la loi Isaac Le Chapelier, un avocat rennais. Après des siècles d’absolutisme monarchique, en une nuit, tous les privilèges aristocratiques sont abolis. Tous les citoyens deviennent théoriquement égaux en devoir et en droits. Pratiquement, la société s’organise sur la loi du marché. Les propriétaires et les patrons édictent les règles du jeu. Cet état de fait économique, qui structure le politique, est volontairement omis dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Libre entreprenariat, libre concurrence, libre commerce. En 1971, le libéralisme des Constituants ne reconnaît que l’individu. La devise républicaine Liberté, Egalité, Fraternité, gravée sur les bâtiments publics, reste à jamais lettre morte. Les lois ne reconnaissent aucun droit aux travailleurs. Les ouvriers et les paysans, trop pauvres pour payer des impôts conséquents et participer au suffrage censitaire, sont purement et simplement exclus. Les grèves se multiplient à Paris. Les faubourgs populaires Saint Antoine et Saint Marceau s’allient avec le Club des Cordeliers, l’aile gauche des Montagnards, sous la houlette de Jacques-René Hébert, fondateur du journal Le Père Duchesne, la maire de Paris Jean-Nicolas Pache, le procureur révolutionnaire Pierre-Gaspard Chaumette, le prêtre Jacques Roux, chef des Enragés, avant-garde révolutionnaire du prolétariat sans culottes. La Révolution française ne fait pas de quartier aux défenseurs du prolétariat. Le prêtre Jacques Roux, précurseur de l’anarchisme, surnommé le curé rouge, se suicide le 10 février 1794 dans la prison de Bicêtre. Pierre-Gaspard Chaumette est guillotiné le 12 avril 1983. Jacques-René Hébert est étêté le 14 mars 1794.
La Révolution française, grande fabrique de l’idéologie bourgeoise. La loi du 14 juin 1791 interdit les associations ouvrières, les grèves, les syndicats. Des manifestations sont réprimées dans le sang. Le décret du 20 juillet 1791 étend ces interdictions aux campagnes où des jacqueries éclatent. Le roi Louis XVI est arrêté à Varennes, destitué, décapité le 21 janvier 1793. La Constituante est abolie le 30 septembre 1791. La première République est proclamée le 21 septembre 1792. La bourgeoisie écrase totalement le prolétariat pendant un siècle. Il faut attendre 1864 pour voir les grèves tolérées et la loi Pierre Waldeck-Rousseau de 1884 pour la reconnaissance officielle des syndicats. La Confédération Générale du Travail n’est fondée qu’en 1885. La légalité bourgeoise anéantit la légitimité populaire. Les mouvements sociaux actuels contre les réformes iniques sont contrecarrés par une effroyable répression policière.
La technocratie robotisante utilise habilement, efficacement, abusivement, les nouvelles technologies pour abrutir, abêtir, déshumaniser. J’ai vu, à plusieurs reprises, une scène insolite dans la rue, un bébé dans sa poussette tenant un téléphone portable dans les mains, les yeux écarquillés devant une déferlante d’images. L’hypnotisation commence au plus jeune âge. Les cerveaux sont machinés pour se fondre dans l’intelligence artificielle. L’étendue numérique abolit la distinction entre réalité et fictivité. Le monde bascule dans la dilatation rhizomique. Les images défilent, s’enchaînent, se superposent, se fondent, se confondent, s’effacent. Tout se fragmente. Tout s’atomise. Tout se désintègre. La conscience des choses s’estompe. La sensibilité se chloroforme, s’anesthésie, se lénifie. La vigilance s’engloutit dans la distraction, l’inattention, la dissipation, l’inadvertance, l’étourderie, l’oubli. L’éloquence se récrimine. La culture s’abomine. L’histoire s’élimine.
Dans l’immersion digitale, ce ne sont pas la véracité, la cohérence, la vraisemblance, la crédibilité, la fiabilité, la sincérité qui comptent, mais la performance informative. La désinformation, l’intoxication, la fabulation, la simulation, la mystification font fortune sur les plateformes internétiques. De vieux intellectuels empruntent les mêmes techniques persuasives pour rester à la page.
En septembre et octobre 1968, Jean-Paul Sartre tient au Japon, à l’université de Keio de Tokyo et à Kyoto, trois conférences, l’ensemble est publié en 1972 dans la collection Idées-Gallimard sous le titre Plaidoyer pur les intellectuels. La presse nippone présente le couple Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir comme Les Beatles de la philosophie. Les intellectuels basculement des dans la starisation. Voir à ce propos le témoignage de l’écrivaine Tomiko Asabuki, vingt-huit jours avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Beauvoir et les femmes japonaises, 18 septembre – 16 octobre 1966, Paris, éditions L’Asiathèque-Maison des langues du monde, 1996. Jean-Paul Sartre pose trois questions, Qu’est-ce qu’un intellectuel ? A quoi sert l’intellectuel ? L’écrivain est-il un intellectuel ? L’intellectuel est en permanence écartelé entre sa recherche de la vérité et le système menteur qui le produit. Il n’est mandaté par personne. Il ne représente que lui-même. C’est une conscience malheureuse (Hegel). Il se donne une bonne moralité, une probité, en se rangeant aux côtés des opprimés. L’intellectuel est un faux contestataire du système. C’est un chien de garde (Paul Nizan).
Ere de l’insignifiance. Ere de l’indifférence. « Nous vivons dans un temps où les philosophes s’abstiennent. Ils vivent dans un état de scandaleuse absence. La philosophie est fuite. Elle n’est jamais là quand on a besoin de ses services. Elle est démissionnaire. La philosophie bourgeoise peut seulement produire des déclarations verbales. Elle travaille contre les grandes fins qu’elle prétend poursuivre. Cette opposition entres ses activités et ses fins est l’origine de son équivoque. Monsieur Léon Brunschvicg nous dit : «Il nous suffira dans les trois quarts des circonstances de suivre sans nous inquiéter davantage les impulsions du conformisme social. Mais, aux cas exceptionnels correspondront les innovations fécondes ». Une pareille phrase est véritablement bourgeoise. Elle engage et n’engage point. Elle promet et ne promet point. Elle abandonne on ne sait à quelle casuistique le soin de distinguer l’exceptionnel du banal, l’héroïque du quotidien. Elle appartient à ce genre de déclarations où se marque l’accord entre les pensées des penseurs et les pensées des politiques. Cette puissance d’invention, ces fécondes nouveautés, il faut bien enfin nous résoudre à accepter qu’elles se soient évanouies dans la poésie de l’histoire, qu’elles ne soient plus que des modèles déposés dans une triste et solitaire galerie. Notre enfance a connu une grande guerre. Tous les hommes portent la trace de ses blessures. Nous faut-il penser que cet immense malheur ne fut au regard de la philosophie qu’une de ces circonstances communes où commandent en maîtresses les impulsions du conformisme. Car, les philosophes ne s’ébranlèrent point. Ils ne cherchèrent point à mesurer et à penser l’événement qui tombait sur les hommes. Ils ne s’en inquiétèrent pas davantage. Ces clercs imitèrent la foule et suivirent les prescriptions des militaires et des politiques.» (Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932, éditions François Maspero, 1965, critique radicale du mandarinat, livre-référence de Mai 68).
Les intellectuels contemporains tournent le dos, de la même manière, aux réalités bassement quotidiennes, désespérément matérielles. Ils se transcendent dans le virtuel. Ils déchirent les cartes. Ils nient les terroirs et les territoires. Ils cassent les miroirs. Ils rasent les références. Ils désubstantialisent le langage. Ils modélisent. Ils fabriquent des spectres, des ectoplasmes, sans origine, sans rattache. Ils s’inventent une religion inédite, l’hyperréalité. Ils sont internautes, cybernautes, cogniticiens. Des simulants perdus la jungle des signes. Ils préparent hypnotiquement, dans la transparence impalpable, la métaversalisation du monde. L’apocalypse se réalise dans le simulacre. Les démons se déculpabilisent. Les désastres se banalisent. Les guerres se psychédélisent. « La transgression ne conteste pas le réel. Elle est moins grave que la simulation. La simulation est infiniment plus dangereuse. Elle laisse toujours supposer que l’ordre et la loi eux-mêmes pourraient bien n’être qu’une simulation ». Le regard se porte en arrière, vers la société. Plus rien. Sinon un désert de la pensée hanté par des ectoplasmes d’intellectuels (Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, éditions Galilée, 1981).
Les intellectuels redeviennent des sophistes, des apparences sans réalité sous-jacente. J’ai vu récemment, dans une foire parisienne du livre, un coryphée transpercer la foule comme un éclair. Tout le monde le connaît. Personne ne le reconnaît. Une histoire antique. Le grec eidôlon donne idole en français. Idolâtrie, sacralisation de faux dieux. La quête de notoriété dans l’atomatisation généraledemeure la seule raison d’être des intellectuels. Ecrire son nom au fronton de l’histoire. Et puisque l’histoire disparaît, l’insérer en lettres de néon entre deux spots publicitaires. L’idolâtrie se traduit par simulacre en opposition à l’icônerie, du grec aikôn, qui n’est qu’une imitation, une hallucination urbaine. Qui débarque à New York en pleine nuit est saisi par le tourbillon visuel. Dans Le Sophiste, Platon distingue deux types d’images, l’image-copie et l’image-simulacre, illusoire, fantasmagorique. Les intellectuels sont des illusionnistes, des marchands de discours. Ils excellent dans la mimétique. Ils imitent le réel sans le copier fidèlement, sans le reproduire. Leur éloquence brasse du vide. Leurs propositions fausses disent des choses qui n’existent pas. Le sophiste pratique la doxomimétique. C’est un imitateur ironique. Il sait qu’il induit ses interlocuteurs en erreur. Le simulacre fait disparaître la différenciation entre le modèle et la copie. La bonne copie est une icône. La fausse copie est un simulacre. Les jeux de l’ombre et de la lumière suffisent à produire des trompe-l’œil. Il en est de même dans le langage. L’art du discours est un stimulant, un euphorisant, un pharmakon, qui signifie en grec drogue et couleur. Les tribuns enflamment les foules avec des mots anodins. Le simulacre technocratique est une manufacture de fausses réalités, de faux savoirs. « Il y a dans le simulacre un devenir-fou, un devenir illimité, un devenir subversif, habile à esquiver l’égal, la limite, le semblable » (Gilles Deleuze, La logique du sens, éditions de Minuit, 1969). « Les politiques savent que le pouvoir n’existe pas. Le pouvoir n’est qu’un espace perceptif de simulation. Si le pouvoir séduit, c’est justement parce qu’il est simulacre » (Jean Baudrillard, Oublier Foucault, éditions Galilée, 1977).
* Epinay-sur-Seine. Samedi, 13 mai 2023. Conférence de Mustapha Saha au Forum de la société civile africaine.