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Cinéma, mon amour de Driss Chouika - LA CULTURE CINÉMATOGRAPHIQUE UNE COMPOSANTE MAJEURE DE LA CULTURE MODERNE
La cinéphilie élitiste du cinéma classique change et se diversifie avec une grande rapidité. Le privilège de l’élite cinéphile professionnelle et savante est en train de se noyer dans un océan de nouvelles conceptions et pratiques cinéphiles qui bouleversent les données et les qualités
« Un film n’est pas seulement une histoire que le cinéma vend, mais aussi une culture, un pays, un autre type de consommation. Cela, les américains l’ont très bien compris ». Bertrand Tavernier.
Oui. Les Américains sont les premiers, à partir des pionniers dont Cecil B. DeMille et D. W. Griffith, à avoir bien compris que le cinéma allait finir par devenir une composante majeure de la culture moderne. Et c’est à partir de ce constat-là que tous les pays développés ont, au fil des ans, multiplié l’institutionnalisation d’organismes chargés de canaliser et gérer la production, la commercialisation et la diffusion des divers produits de ce média populaire.
La culture cinématographique, ou cinéphilie d’une manière générale, est un concept qui a été acquis par l’expérience et l’accumulation du visionnage des films qui a fini par créer un vrai plaisir cinématographique. Cela comprend la mémoire enrichie par la consommation des films et la capacité intellectuelle et analytique de les juger sur les plans thématique, esthétique et technique. Ce jugement, étant lui-même à la fois individuel et collectif, singulier et généraliste, ne peut pas être réduit à un discours savant sur le cinéma en général et les films en particulier. Il est le fruit d’un processus cognitif qui a accompagné le développement du cinéma depuis la naissance de la parole cinéphile dans les années 1910 jusqu’à son individualisation dans les années 1980, en passant par sa normalisation puis son institutionnalisation à travers l’école, l’académie, les ciné-clubs et les divers médias. Autrement dit, la cinéphilie a fini par créer et imposer un standard de la qualité cinématographique, avec toute la diversité que cela nécessite selon les multiples écoles, courants et choix culturels adoptés.
Cependant, le problème qui se pose est la différence qui demeure tangible entre l’expertise des professionnels, c’est-à-dire de l’élite pensante de la critique cinématographique, et de la masse cinéphile des grands consommateurs de films, y compris ceux avertis des ciné-clubs, festivals et les divers autres supports de la cinéphilie que permet le développement de la technologie numérique. De l’esthétique cinéphile sophistiquée développée par des cercles particuliers comme celui des Cahiers du Cinéma, à celles des cercles plus ouverts des grands festivals internationaux du cinéma (Cannes, Venise, Berlin...), en passant par la multitude des réseaux et plateformes du cinéma numérique de masse, la culture cinématographique s’élargit et se diversifie d’une manière vertigineuse.
UNE CINÉPHILIE PLURIELLE
En effet, la cinéphilie élitiste du cinéma classique change et se diversifie avec une grande rapidité. Le privilège de l’élite cinéphile professionnelle et savante est en train de se noyer dans un océan de nouvelles conceptions et pratiques cinéphiles qui bouleversent les données et les qualités cinématographiques requises et recherchées par le grand public. Le plaisir cinématographique change avec les nouvelles habitudes de consommation des fictions cinématographiques et des nouvelles utilisations de l’image animée en général. Ce que l’élite professionnelle classique considère comme des acquis de l’expertise cinématographique accumulée au cours de l’histoire du cinéma, les nouvelles conceptions de la cinéphilie sont en train de prouver qu'il est temps de les dépasser. L’élite elle-même se renouvelle rapidement, les supports suivent aussi.
Chez nous, la situation concrète confirme cette tendance. Les ciné-clubs classiques périclitent à vue d'œil. Le public cinéphile change. Les salles de cinéma classiques sont en train de disparaître et les nouvelles salles s’adaptent aux nouvelles conditions de diffusion. Plus les formats de production et de diffusion des produits cinématographiques se numérisent et changent, plus les pratiques de consommation et les consommateurs eux-mêmes changent. Avec la prolifération des réseaux et plateformes de diffusion, la cinéphilie elle-même est de plus en plus plurielle et la consommation des films s'individualise à outrance, à tel point que chaque spectateur peut avoir des consommations variées et différentes et échanger les idées et analyses des films dans un registre ouvert et bien différent des dispositifs classiques des échanges.
ESTHÉTIQUE ET APPROCHE SOCIOLOGIQUE
Comme l’ont constaté plusieurs spécialistes, critiques et historiens du cinéma, l’esthétique du cinéma a évolué à travers l’histoire du cinéma, aboutissant à la conclusion qu’il n’y a pas une seule esthétique, mais une diversité d’esthétiques de cinéma, qui dépendent des différentes approches sociologiques adoptées. De là, on a pu parler d’“esthétique de la nudité“, d'”esthétique de la pauvreté“, d’“esthétique de la violence“... Ainsi l’esthétique cinématographique est en corrélation directe avec l’approche sociologique adoptée. L’observation sociologique est donc primordiale dans la définition même de la qualité du produit cinématographique. La valeur d’un film n’est pas réglée selon le jugement qu’en font les critiques professionnels, ni selon l’idée que s’en font les cinéphiles avertis, mais plutôt selon la perception qu’en gardent et colportent les consommateurs habituels, autrement dit le grand public.
C’est ainsi qu’on passe de la perception et l’expérience individuelle du cinéphile averti à la perception et la compréhension collective du grand public savamment orienté par les grands magnats de la production et de la diffusion cinématographique. L'âge de l’élite privilégiée, qui a le don et la capacité de juger de la qualité thématique et esthétique d’un film, est bel et bien révolu. Nous entrons bien dans l'âge où la qualité d’un film est attribuée et réglée à priori, selon des considérations d’ordre commercial avant tout ce qui est thématique, esthétique et technique.
En tout cas, et malgré tout, la culture cinématographique demeure, et pour longtemps encore, une composante majeure de la culture moderne. Et comme avait si bien dit Bertrand Tavernier « Un film n’est pas seulement une histoire que le cinéma vend, mais aussi une culture, un pays, un autre type de consommation. Cela, les Américains l’ont très bien compris ».