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Cinéma, mon amour ! de Driss Chouika : ''YOL (LA PERMISSION)'', UNE CRITIQUE ACERBE DES TRADITIONS ET MŒURS SOCIALES FASCISTES
« Yol » est un dur et douloureux réquisitoire social et politique contre la dictature militaire. Dans cette violente critique, la Turquie est présentée comme une vaste prison où les Turcs vivent entre le rêve dّ’une liberté confisquée et les barreaux invisibles des traditions et mœurs sociales séculaires
« Dans Yol, j'ai voulu montrer combien la Turquie était devenue une immense prison semi-ouverte. Tous les citoyens y sont détenus ». Yilmaz Güney.
Yimaz Güney est l’un des cinéastes les plus originaux et atypiques dans l’histoire du cinéma international. D’abord acteur turc très populaire, il passe à la réalisation avant qu’on l’emprisonne et que la dictature militaire ne lui retire la nationalité turque en 1983, après avoir interdit ses films en 1980. Il n’a été réhabilité qu’en 1999 après une longue lutte de son épouse Fatos Güney. Dans sa filmographie, le film le plus représentatif de sa conception et vision cinématographiques est bien “Yol (la permission)“, dont la réalisation a été exécutée par son assistant Şerif Gören qu’il a dirigé et supervisé depuis sa prison où il en avait écrit le scénario. Il a pu s’échapper de sa prison après le tournage du film et s’exiler en France jusqu’à sa mort d’un cancer, à 47 ans, le 09 septembre1984.
« Yol » est un dur et douloureux réquisitoire social et politique contre la dictature militaire. Dans cette violente critique, la Turquie est présentée comme une vaste prison où les Turcs vivent entre le rêve dّ’une liberté confisquée et les barreaux invisibles des traditions et mœurs sociales séculaires oppressives. Récompensé par la prestigieuse Palme d’Or du Festival de Cannes en 1982, ce film a eu un immense succès international à la fois auprès de la critique, des cinéphiles et du grand public. Il dégage une forte émotion par la violence et la rudesse des pratiques civiques et morales qu’il dénonce, la répression des Kurdes et la confiscation des libertés publiques les plus élémentaires.
Cette ambiance et cette atmosphère socio-politiques sont déclinées dans une construction dramatique qui peut être résumée comme suit : Dans l'île-prison d’Imrali, cinq détenus bénéficient d’une permission d’une semaine pour rejoindre leurs familles. Ce sont leurs cinq histoires et déboires, imbriquées d’une manière intelligente, qui constituent la trame du drame social qu’ils ont vécu :
1 – Yousouf, le plus jeune, est arrêté lors d’une vérification d’identité et passe sa semaine de permission dans une cellule, rêvant devant la photo de sa fiancée.
2 – Mevlut rejoint sa fiancée mais n’arrive jamais à la rencontrer seule. Il est meurtri par cette situation oppressive avec laquelle il est contraint de s’accommoder.
3 – Salih rejoint sa femme et ses enfants auxquels la belle-famille intime l’ordre de ne pas s’en approcher, car elle estime qu’il a été la cause de la mort de son beau-frère. L’amour de son épouse la pousse à s’enfuir avec lui, en emmenant leurs enfants, mais l’un de ses frères finit par les tuer tous les deux, sous les yeux de leurs enfants.
4 – Seyit Ali rend visite à sa mère mourante. Elle lui apprend que sa femme l’a trompé en se prostituant. Meurtri par cette douleur, il se rend dans les montagnes reculées où son épouse est séquestrée par sa famille et décide de la soumettre à la dure épreuve ancestrale de la traversée du col enneigé qui sépare leurs deux villages. Ce qui finit par la tuer.
5 – Omer retourne dans son village, quadrillé par l’armée qui combat les contrebandiers. Son frère est tué lors d’une opération et, selon la tradition, il doit épouser sa femme. Un autre parent est tué, et il décide alors, malgré les risques, de passer lui aussi de l'autre côté de la frontière.
ENTRE RÊVE DE LIBERTE ET ATMOSPHÈRE CARCÉRALE
C’est cette contradiction entre leurs rêves de liberté et l’atmosphère carcérale généralisée qui leur est imposée que traite Yilmaz Güney dans une construction dramatique intense, par le biais d’une esthétique sobre, ou ce qu’il appelle l’« esthétique de la distanciation », basée sur des cadrages appropriés suggérant des attentes, des silences et des actions inattendues qui font appel à la réflexion du spectateur. Entre l’utilisation des espaces naturels ouverts de la Turquie que les beaux chevaux kurdes parcourent en toute beauté, et le rendu filmique des espaces clos, socialement et moralement, qui enferment ses personnages, Güney nous offre une vision saisissante de la vie de tout un peuple dans toute sa richesse socio-culturelle, mais aussi dans toute la dureté, la rudesse et l’oppression qui écrasent les hommes et les femmes dans une société enfermée dans un système patriarcal excessivement oppressant.
Dans cette optique esthétique et thématique, Güney explicite d’ailleurs sa propre vision cinématographique en précisant que : « Au cinéma, j’ai toujours voulu donner une vision claire et nette du monde à travers des personnages écartelés. Ces hommes dominent les femmes mais ils portent en eux l’humiliation générale et sont, aussi, lâches et impuissants, prisonniers des coutumes auxquelles ils doivent se soumettre. Cela ne vient pas de la dictature militaire, mais de traditions, de chaînes invisibles, legs d’un long passé féodal et inséparables, d’ailleurs, des structures économiques ».
UNE FORTE PUISSANCE DRAMATIQUE
Dans ce film, l’esthétique de Güney renforce une construction dramatique d’une profondeur exceptionnelle, où les destins cruels de personnages meurtris forcent la sympathie du spectateur qui s’identifie naturellement à leur souffrance. Les personnages sont construits d’une manière attachante, avec leurs envies humaines de retrouver leurs proches après une longue absence forcée, leurs rêves tout aussi humains d’une vie meilleure, puis leurs désillusions face aux dures réalités vécues dans le pays à cause des pratiques du régime militaire fasciste, exacerbées par un legs social, moral et religieux encore plus oppressif.
Les émotions des protagonistes sont tellement bien rendues que le spectateur les reçoit de plein fouet et d’une manière positive, les ressentant fortement, appréciant leur courage, regrettant leurs déceptions et se révoltant contre la cruauté de leurs conditions de vie.
C’est une atmosphère lourde, cruelle et mélancolique que dégage le film. Elle est pessimiste même. Mais ce pessimisme est bien atténué par des moments d’une grande beauté cinématographique, d’un lyrisme attachant, où les magnifiques paysages de la Turquie ainsi que la richesse et la diversité de sa vie sociale sont un régal pour le regard et l’esprit.
FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE DE YILMAZ GÜNEY (LM)
« Umut (L’espoir) » (1970) ; « Endise (L’inquiétude) » (1974) ; « Zavallilar » (1975) ; « le troupeau » (1978) ; « Dusman (L’ennemi) » (1979) ; « Yol (La permission) » (1982) ; « Duvar (Le mur) » (1983).