Confinement et confinement

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J’ai connu des confinements avant celui dans lequel nous vivons depuis le 20 mars 2020. Les précédents étaient dus soit à de longues hospitalisations, soit au travail à domicile imposé par l’absence de conditions matérielles de travail au sein de la faculté que j’intégrai à la fin des années soixante-dix ; situation qui m’avait amené à me doter de mes propres supports nécessaires à la préparation des enseignements.

Je sortais peu, essentiellement pour assurer mes cours. Depuis mon départ à la retraite, je me suis souvent retrouvé claquemuré chez moi. Un confinement avant terme, mais un confinement susceptible d’être rompu à tout moment ou presque, si l’on tient compte de l’état physique qui accompagne les avancées de l’âge ou des moyens matériels pouvant permettre, limiter ou remiser les envies d’évasion. Mais un confinement somme toute volontaire, dans le déroulement duquel la liberté avait son mot à dire. 

Ce n’est pas le cas du confinement que nous impose aujourd’hui le Covid-19, une appellation qui renvoie à la science fiction, mais qui n’a de fictif que le nom.

Ce confinement subi est pour le moins singulier : il contraint et réduit le vaste monde à un lieu d’habitat variant selon les moyens matériels des maîtres du logis, à une rue de plus en plus déserte, à un quartier devenu un lieu d’approvisionnement où la peur et l’autorité vous somment de ne pas vous y attarder, à une ville dont les quartiers s’éloignent à vue d’œil les uns des autres, à un pays qui s’annonce à coups de flashs  trahissant un branle-bas de combat, à un ailleurs d’où nous arrivent informations et rumeurs les unes plus alarmantes que les autres. Notre monde, que la globalisation avait rétréci et que les optimistes qualifiaient de « village planétaire », tend à devenir une salle d’attente, un hôpital, voire un mouroir planétaire.

Habitué à rester chez moi volontairement, à occuper mon temps selon un calendrier dont je choisissais le rythme, je découvre une sorte d’assignation à domicile qui vole mon illusion de me mouvoir à ma guise. Le Covid-19, barbare d’entre les barbares, liberticide d’entre les liberticides, est en train d’habiter mon corps et mon esprit. Mais je me révolte contre son diktat et je résiste à coups de gestes barrières et de distanciation sociale.

Le Covid-19 en a décidé autrement

J’avais, depuis quelques années, établi un programme de lectures pour rattraper certains retards et me plonger dans des lectures autres que celles, techniques, que ma profession d’enseignant-chercheur m’imposait. Je visitais ou revisitais des champs qui me sont demeurés étrangers ou peu connus. Ma fringale me poussait vers l’histoire et les romans qu’on en extrait, la pensée de ceux que j’avais rencontrés à la hâte dans mes lectures ciblées d’élève et d’étudiant devant passer des examens. Je faisais ou refaisais ainsi connaissance pêle-mêle avec historiens, philosophes, romanciers, poètes, théologiens, etc. Et j’en étais ravi. Je renouais ainsi avec mes années de collège où je lisais sans discontinuer, devenant un client assidu de la bibliothèque française d’Aïn-Borja, à Casablanca. Mon nouveau programme m’a presque éloigné des manuels, codes, chartes et revues spécialisées.

 A certains moments, je boudais journaux et actualité, car j’étais de plus en plus excédé par les échos que renvoie un monde qui reproduisait ses maux en continu et avec une certaine délectation. Un monde qui avance sans regarder derrière et sans prêter attention aux cris de détresse des retardataires. Un monde où le consumérisme tient en laisse la créativité et l’essentiel de la réflexion. Un monde où la sagesse se démonétise et où tout devient jetable ; les anciens en premier. Un monde qui voit détruire des sociétés, mourir des libertés, voler l’espoir de retour sur une terre spoliée. Un monde dit pragmatique mais guère réaliste. Bref un monde en déshérence car son ancrage humaniste est en sursis d’une marchandisation rampante et ses progrès prennent place au détriment de son écosystème dont il fait progressivement et inexorablement un ennemi sans merci. 

Mais le Covid-19 est venu perturber mon petit train-train. Il m’impose son flot d’informations et son torrent de fake news. Le virus prédateur s’installe avec son convoi de peur et d’angoisse. Un ennemi invisible qui abat nos défenses et nos certitudes. Il met la puissance à nu, sévissant dans les citadelles censées être jusqu’ici imprenables et dans les huttes balayées par la misère et les courants d’air. Il met à mal la solidarité là où l’intégration et l’union menaçaient timidement le souverainisme et le nationalisme étroits. Il dénonce la mondialisation et en fait son bouc émissaire alors qu’elle en est en partie la créature. Il tire sur le multilatéralisme déjà mis à mal par un repli nationaliste rampant et un rejet de l’Autre ; l’unilatéralisme trumpien s’étant systématiquement échiné à l’achever. Un tsunami qui détruit tout sur son passage : santé, économie, confiance, sérénité… Pays crédités de puissance et postulant à un leadership mondial, émergents qui attendent leur tour pour caracoler sur les cimes des statistiques et des records mondiaux, masses lorgnant vers des standings de vie plus élevés, stars friandes de notoriété, frontières bouclées au grand dam du néolibéralisme, hérauts suprémacistes mordant la poussière… tout y passe. Cependant peur et angoisse accablent encore davantage les laissés-pour-compte, car ils savent par expérience qu’en dernière instance ce sont les plus faibles qui risquent de payer les premières factures. 

Mon confinement m’impose donc son calendrier. L’actualité dévore mon temps de lecture. Elle me ballote entre l’espoir, parce que je suis un optimiste impénitent, et la frayeur d’un possible emballement qui crée panique et déraisonnement. Je ne peux échapper aux souvenirs des peurs que distillait mon entourage d’enfance et qui se nourrissaient de ce que les mémoires vivaces des plus pauvres gardaient des années de maladie et de sécheresse. La pénurie est un ennemi ancestral dont le fantôme hante les esprits de ceux qui connaissent la précarité. Dans une situation telle que celle générée aujourd’hui par le Covid-19, tout ramène fatalement vers des soucis de survie chez ceux dont celle-ci a été agressée d’une manière ou d’une autre. Le fameux A’am Lboune a tendu à illustrer les comparaisons que d’aucuns font aujourd’hui pour montrer de possibles conséquences de la crise actuelle.

Bien sûr, notre confinement est traversé par les nécessaires soucis d’approvisionnement. Nourriture, mais également médicaments. La peur des pénuries de médicaments pèse de son poids sur les personnes dont l’état de santé nécessite des traitements de longue durée. Or les « pharmacies du monde », Chine et Inde, se fermaient à vue d’œil au moment où les pays prenaient des mesures de protection contre le virus, aboutissant souvent à la fermeture de leurs frontières. Ce n’est qu’au début de la deuxième semaine d’avril que l’on a commencé à parler de la reprise de la fabrication et de l’exportation des médicaments et de leurs intrants par ces deux pays-usines. Ce fruit amer de la mondialisation consistant en une délocalisation effrénée de produits et équipements aussi vitaux laissera de mauvais souvenirs… Les débats sur les modèles de développement alternatifs exhumeront probablement des concepts tels que développement autocentré et autres voies vers l’autonomisation de certaines productions stratégiques dont la crise actuelle aurait révélé la nécessité.  

La lecture m’aide donc à adjurer les désagréments du confinement. Au début de celui-ci, je venais d’achever un lot de livres que j’avais sur mon bureau. J’ai dû me rabattre sur un roman (Les grandes familles) que je garde depuis des années sans avoir eu le courage d’ouvrir. Je l’ai donc commencé. Après avoir subi un prologue annonçant une « naissance » à fortes doses de descriptions dans le menu détail, j’enchaîne sur « La mort du poète » et ses « Obsèques ». Cela s’est passé à la fin d’une journée particulièrement chargée de mauvaises nouvelles, ponctuée de chiffres alarmants sur la morbidité et la létalité du nouveau virus, mettant à rude épreuve espoir et optimisme. J’ai dû abandonner ma lecture au moment où j’ai commencé à courtiser le sommeil. Celui-ci persistant dans sa bouderie, j’ai repris le livre, tard dans la nuit, afin de noyer cette insomnie coriace. Mal m’en a pris.

 Dans les développements sur lesquels je suis alors tombé, se dégage un réalisme décapant au sujet des détails de l’agonie du vieux poète. Cela m’a ébranlé, à un moment où tous les spécialistes mettent l’accent sur le cas des personnes âgées et leur précarité face à la pandémie du fait des pathologies que la plupart traînent. Les « vieux » sont ainsi des victimes toutes désignées du nouveau virus. C’est réjouissant pour les séniors ! Ma lecture au goût amer m’a amené donc à faire un parallèle entre la mort du vieux poète et celle des vieux emportés par le Covid-19. Le vieux poète était entouré de sa famille et quittait le monde serrant la main de son disciple et admirateur qui lui avait apporté les épreuves de la thèse qu’il avait préparée et qui immortalisait l’œuvre de l’agonisant. Celui-ci partait donc avec la sensation de réussite d’une carrière, sinon d’une vie. De plus ses obsèques avaient réuni une foule de parents, d’amis, de poètes, de romanciers de collègues académiciens, d’admirateurs, etc. Et même d’anciennes maîtresses qui regardaient discrètement et de loin un pan de leur vie amoureuse disparaître sous terre. Les victimes du Corona, quant à elles, meurent dans la solitude et l’anonymat, sans le rite funéraire habituel. Ni foule ni cérémonie. J’ai été marqué par la vidéo de la vieille Espagnole qui pleurait son mari emporté par le nouveau mal et par l’injustice du tri des patients. Tri immoral qui viole allégrement le droit à la vie et à l’intégrité physique. A ce propos, j’ai relevé la réflexion d’un rescapé, de 79 ans, déclarant : « il ne faut surtout pas mourir en ce moment ! Toutes ces morts clandestines, c‘est le pire dans cette crise, t’as le droit à personne ! Moi, je veux un monde fou à mon enterrement » (Le Monde du 10 avril p.2). 

Mon espoir investi dans la proactivité des autorités marocaines

Najma, ma petite-fille de 10 ans, d’un naturel habituellement gai, éclate souvent en pleurs depuis la troisième semaine de confinement. La première fois ce fut lorsque, au détour d’une discussion entre adultes, j’émis un doute quant à la fin du confinement le 20 avril comme cela avait été compris au moment de son lancement. Elle déclara avec véhémence son opposition à toute prolongation. Il avait fallu lui expliquer que je n’étais pas non plus favorable à la poursuite de l’enfermement, dont je souhaitais la fin rapide, et que ce que j’avais avancé n’était que conjecture de ma part. En fait, elle pleurait de nostalgie ; elle regrettait son école, ses amis, ses sorties avec ses parents et son petit frère de six ans, Slimane, ses jeux dans le parc, etc. Cette scène s’est répétée quelquefois depuis, mais sans entamer son naturel joyeux qui revient sans transition.

Cependant mon confinement n’est pas seulement traversé par des vagues successives d’interrogations ; de soucis et de tristesse. Certaines occupent une partie de mon quotidien, mais celui-ci est également perlé de joies et de bonheur. Bien qu’à proprement parler le climat ambiant donne peu d’occasions de se réjouir, beaucoup de gens finissent par cultiver l’art d’apprécier le moindre indice d’espoir et l’intensité des émotions tous azimuts que crée l’enfermement : ils se régénèrent grâce aux épanchements et à la pureté des sentiments qu’impulse la proximité avec la maladie, voire la mort. Beaucoup arrivent dans les temps qui courent à dire à leurs proches qu’ils les aiment, aveux mis à mal par le bannissement des baisers et autres câlins à l’ère de la distanciation sociale. Nombreux sont ceux qui apprécient la valeur du temps qui leur permet de faire défiler souvenirs et communions avec les êtres et les choses. Pourtant le confinement est prodigue en temps libre ; mais personne n’est sûr d’en profiter totalement.

Ma principale source de joie et de bonheur vient de la plus grande proximité que j’ai établie avec ma famille. En temps normal, on a tendance à croire que l’on dispose de temps pour le faire plus tard… J’ai investi le monde merveilleux de mes petits-enfants, installés chez moi avec leurs parents depuis le début du confinement. Je les aide parfois à préparer leurs devoirs devant être remis à distance. Je suis quelquefois partenaire de leurs jeux. Je départage leurs rares petits conflits. Je les excède par mes insistances sur le respect des gestes barrières et sur la nécessité de finir leur assiette. Ils animent la maison par leur joie, leurs danses et leurs courses. Mon petit-fils s’amuse à discuter malicieusement certains de mes propos, rappelant qu’il plaisantait chaque fois qu’il voit que mon sourire cède la place à un froncement de sourcils coulant. Parfois je suis obligé d’intervenir pour calmer leur enthousiasme bruyant et bon enfant, lorsque, pour un oui ou un non, ils font irruption dans mon bureau et interrompent mon travail. C’est toute cette animation et ces gazouillis juvéniles qui interviennent pour ma joie dans ces moments difficiles pour me rappeler le parfum et le bruissement de la vie. Je me fonds souvent dans toute cette énergie et cette vie qui se déploie devant mes yeux, et je suis heureux et j’oublie l’instant présent, le temps qu’une parole ou un chiffre me rappelle la gravité de la situation. Ils donnent une couleur à mes phrases et une fragrance à mon espoir.  

Mon espoir est, quant à lui, investi dans la proactivité des autorités marocaines vis-à-vis de la pandémie et l’élan de solidarité qui accompagne et conforte leur lutte. Comme la plupart des gens, mon espoir s’alimente de celui des autres. D’une indifférence vis-à-vis d’une Chine ou d’une Corée du Sud lointaines, tout le monde est à l’affût des avancées de leur lutte contre le virus qui nous paralyse. Qu’un indice de la baisse de la mortalité ou de la contamination vienne d’Italie, d’Espagne ou de France, le monde se réjouit. A contrario, il s’attriste des nouvelles venant de New-York ou d’ailleurs ou de celles qui annulent les faibles avancées. Car nous savons tous que nous sommes sur une même embarcation. Un seul contaminé est capable de garder au chaud les conditions d’un rebond autrement plus brutal de la maladie. Nous mourons tous à travers le nombre de morts que l’actualité égrène à longueur de journée. Et pourtant le Covid-19 semble tuer peu, comparativement aux épidémies que le monde a connues à travers son histoire. Et c’est là peut-être une autre source d’espoir. 

Mais que ce soit l’angoisse dans laquelle cette crise nous fait vivre aujourd’hui ou l’espoir que nous nous devons de garder quant à une issue rapide et sans trop de dégâts, nous vivons une période unique. Elle est propice à la réflexion, au retour sur soi et à l’inventivité. Personne ne doit être avare d’idées ou d’actes pour conforter un effort national ou international allant vers la meilleure voie pour un après-corona qui aurait profité des leçons de la crise que nous subissons. Tout un chacun doit militer pour l’avènement d’une nouvelle vie sociale mieux équilibrée et plus inclusive. Une nouvelle ère où le capital humain serait la valeur suprême. 

La vague de solidarité qui porte aujourd’hui la lutte contre la pandémie au Maroc est révélatrice de la véritable personnalité de notre pays et de nos concitoyens. Elle devrait être soutenue et portée bien haut et loin afin qu’elle donne ce qu’elle a de mieux, de manière à investir tous les domaines de notre vie en commun, imprégner nos institutions et enrichir la réflexion sur le nécessaire nouveau modèle de développement. 

D’autres conditions naîtront de cette crise. Le changement touchera certainement le statut de l’Etat qui aura tendance à forcir. Il y aurait ici et là une recrudescence du nationalisme et du souverainisme. La mondialisation et le néolibéralisme connaîtront probablement des redimensionnements. Le multilatéralisme fera les frais du réflexe de repli et de l’inclination tentante à l’unilatéralisme chez nombre de puissances. Tous ces changements devraient être cadrés par un sursaut des bonnes volontés afin que le monde à venir ne croule pas sous le poids des écarts de l’ancien et des risques d’improvisation auquel il peut céder. Si la dimension du nouveau monde n’est pas mesurée à l’aune de la proximité réelle devant laquelle nous a mis le Covid-19, d’autres virus trouveront sur leur chemin des sociétés impréparées et défaillantes, car elles n’auront pas instauré un protocole solide et solidaire, une transparence et une mutualisation des solutions et des moyens.       

Rabat, 14 avril 2020