''Direction Maroc''

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Roland Barthes qui « goûte d’une manière poétique le lieu et la mer… » il s’agit là de Moulay Bousselham, mais depuis la poésie a émigré loin de ce lieu fascinant.

Le Maroc dans et par les yeux des autres, y a -t- il meilleur endroit pour le retrouver que dans les lectures de Abdejlil Lahjomri. Comme une obsession d’aimer son chez soi dans les mots et les souvenirs de ces visiteurs d’un soir, de quelques jours, de plusieurs mois, et parfois sur les épitaphes de ceux qui viennent s’y cacher, comme les oiseaux, pour y mourir. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume a l’art, rare, et la manière, pas très fréquente, d’enrober dans le récit de ces regards sa propre critique de ce qu’il aime et de ce qu’il apprécie moins dans ce son chez soi. (NK) 

La « Direction Maroc » a compté pour beaucoup d’auteurs étrangers contemporains. J’évoquerai quatre d’entre eux pour qui elle a compté infiniment : Ernst Junger, Jean Genêt, Roland Barthes, Samuel Beckett.

Ernest Junger s’engagea dans la Légion Etrangère à l’âge de seize ans, Jean Genêt en 1931 dans le 7ième régiment des tirailleurs marocains à Meknès. Roland Barthes, séjourna à la Faculté des lettres de l’Université Mohamed V à Rabat en 1969, Samuel Beckett débarqua en 1972 à Tanger pour y rester plusieurs semaines et pour y revenir souvent.  Elle compta, effectivement et à des degrés divers pour les uns et les autres, moins dans l’œuvre, beaucoup dans leur vie.  Chez Ernest Junger, selon sa propre expression c’est « l’éblouissement des sens » et il y découvre « la chaleur (qui)…semble porteuse d’une plénitude sensuelle… qui comme la grâce s’offrait sans effort ».  C’est Jean Genêt « amoureux captif » des réminiscences insistantes de ses intenses rencontres.  C’est Samuel Beckett chez qui une scène observée au Maroc et qui écrira en se souvenant de son séjour à Malte, deux pièces « Pas moi » (1972) et « That Time » (1974).  C’est Roland Barthes qui « goûte d’une manière poétique le lieu et la mer… » (il s’agit là de Moulay Bousselham, chez notre ami commun Michel Bouvard, mais depuis la poésie a fui et émigré loin de ce lieu fascinant).  Le désir Maroc fut donc poétique pour Roland Barthes, il fut sans aucun doute métaphysique pour Ernest Junger, touristique pour Samuel Beckett, émotionnel pour Jean Genêt.  Mais fut pour tous un lotus qui leur procurait l’oubli, un antidote contre l’épuisement que provoque la civilisation technicienne, déshumanisante, brutale. Alexandre Dumas l’avait, déjà pressenti dans « le Véloce », quand il séjourna quelques temps à Tanger, où il écrivit, abordant le rivage marocain : « L’Afrique est le pays des enchantements et des prodiges…où pousse sur le rivage le lotus, ce fruit si doux qu’il faisait perdre aux étrangers qui le mangeaient le souvenir de la terre natale ». C’est cette perte des souvenirs reposante qu’ils auraient probablement vécue tous les quatre au Maroc.  Ce ne serait pas inutile de rappeler ici un rêve qu’Ernest Junger conte dans « le Cœur aventureux » (1929) d’une île où poussait une plante étrange qui s’épanouissait à la nuit tombée et invitait à la gourmandise… Celui qui en avait goûté tombait dans un sommeil d’où il n’était plus possible de le tirer. Ce rêve exprimait la lutte contre la civilisation technicienne et Ernst Junger retrouvait les accents de Pierre Loti dans les dernières pages de son récit de voyage au Maroc. 

Ernst Junger : « Ils pouvaient bien entreprendre ce qu’ils voulaient en Allemagne, exterminer le dernier animal rare, labourer le dernier lopin de terre inculte et construire un téléphérique sur le moindre sommet pourvu qu’ils laissent l’Afrique tranquille ! Car il devait rester sur terre au moins un pays où l’on puisse circuler sans buter à chaque pas sur une caserne en pierre de taille et un panneau d’interdiction… ». 

Pierre Loti : « O Moghreb sombre, reste longtemps impénétrable aux choses nouvelles… tourne bien le dos à l’Europe… afin qu’au moins il y ait sur terre… un espace qui reste un « espace libre ».

A chacun son lotus. Le Maroc, pour eux tous, était cet espace où l’on pouvait tourner le dos à la civilisation contemporaine dont la conséquence la plus désastreuse selon Ernest Junger est « la raréfaction constante d’une des plus hautes capacités contemplatives, à savoir l’étonnement et qui ça et là, dans le mystérieux…ou dans le singulier a vu briller « une étincelle comme une confirmation à la fois rassurante et stimulante de l’existence de cet autre monde… Tout cela semble être une promesse de bonheur ».  On découvre là probablement les raisons du désir Maroc qui fut d’une grande intensité chez Jean Genêt et Roland Barthes. Leur attachement pour ce pays fut total, sincère, profond et émouvant. C’est l’ailleurs baudelairien : « songe à la  douceur d’aller vivre là-bas »… est un vers célèbre.  Et y mourir, puisque Jean Genêt a désiré être enterré au Maroc. Ce pays alliait à la fois la « chaleur africaine » recherchée par Ernest Junger et la liberté spatiale, vierge de toute pollution technologique dont il rêvait, la « grande nature » dont parlait Roland Barthes, la direction « soleil » si chère à Samuel Beckett, et la charge sensuelle et émotionnelle qui égarait parfois jean Genêt.

Que faisons-nous pour que le Maroc reste ce Maroc-là ?  Qu’il ne devienne pas simplement une destination exotique ?  Pour qu’il reste aussi et surtout cet « ailleurs poétique », un espace libre qui participe de la « grande nature » et continue à étonner. Que faisons-nous pour qu’il reste terre d’accueil pour une humanité souffrante, de plus en plus calcinée par la technicité qui mutile les consciences, la protégeant des errances absurdes des idéologies de l’obscurantisme qui éloigne l’homme de lui-même, du bonheur d’être simplement lui-même, dans un monde enfin en paix avec lui-même.

Oui, que faisons-nous de poétique et… de beau ? 

A. Lahjomri