chroniques
Enseignement : La saison de la migration collective vers l’école publique
150 mille élèves ont quitté cette année le privé pour le public, tandis que dans le privé on avance le chiffre de 200 mille.
La migration des scolarisés dans l’enseignement privé vers l’école publique révèle des chiffres inquiétants. Selon des sources du ministère de l’Education nationale, 150 mille élèves ont quitté le privé pour le public, tandis que le président de l’Instance nationale des établissements de l’enseignement et de la formation privés avance le chiffre de 200 mille, le gros de cette migration ayant touché les petites et moyennes villes.
Ce qui retient l’attention dans cette situation, c’est que tout le monde recourt à l’épidémie du coronavirus pour dissimuler une crise profonde qui a mis à nu les stratégies de développement du secteur privé dans le système de l’éducation et de la formation.
Mais ce que dévoilent, en revanche, ces chiffres c’est que cette migration a commencé bien avant de l’aveu même du ministre de l’Education nationale qui a indiqué lors de sa conférence de presse à l’occasion de la rentrée scolaire 2019 – 2020 que 52 mille élèves avaient migré vers l’enseignement public.
On avait alors tenté d’expliquer ce phénomène par les mesures prises par le département de tutelle sous l’ère de Mohamed Hassad pour la qualification et la sécurisation de l’enseignement public. De ce point de vue cette politique aurait revigoré la confiance dans ce secteur incitant les parents d’élèves à le rejoindre.
Cette explication ne résiste toutefois pas à l’analyse des sombres conclusions auxquelles ont abouti plusieurs rapports officiels d’évaluation.
Rappelons que la stratégie d’incitation de l’enseignement privé et de l’extension de son déploiement a commencé avec la charte de l’éducation et de la formation de 2000. L’Etat a fourni un effort notable dans ce sens en mettant en place un régime fiscal incitatif et en exonérant d’impôt les établissements d’enseignement d’utilité publique, en plus d’avoir mis à leur disposition les cadres du ministère de l’Education nationale.
La charte s’est fixée un plafond de couverture par le secteur privé à hauteur de 10% des scolarisés, mais en dépit du soutien de l’Etat, le rapport analytique 2006 -2007 du Conseil supérieur de l’enseignement indique que le secteur privé n’a pu absorber que 7,1 % avec des écarts entre les différents cycles qui ne correspondent pas aux normes internationales : 8,4% dans le primaire, 6,3 dans le secondaire qualifiant et seulement 4% au niveau du collège.
Une décennie après, le Conseil supérieur de l’éducation et de la formation publiera un autre rapport en 2018, Atlas territorial de l’enseignement privé, qui précise que l’enseignement privé ne couvre que 13,8 des scolarisés, soit 950 662 élèves. Cette part qui ne bougera pas de ce taux va commencer à partir de l’année scolaire 2019 -2020 et de cette année pandémique à régresser tout en observant les mêmes écarts entre les différents cycles où le primaire continue à occuper la même place dominante.
Ces chiffres montrent bien que l’enseignement privé est un secteur hybride qui qui ne vit et se développe que grâce au soutien de l’Etat, d’où son évolution relative entre 2000 et 2006. Ils indiquent aussi que son développement, lent tout de même, entre 2006 et 2016, est également tributaire du soutien public qu’il doit à l’accord-cadre conclu avec le gouvernement de Driss Jettou.
Les mêmes chiffres révèlent par ailleurs que ce recul du privé correspond à une autre régression, celle des classes moyennes de plus en plus incapables d’assumer les charges de l’inscription de leurs enfants dans les écoles privées, une crise que la pandémie n’a fait qu’approfondir, ce qui a eu pour effet d’accélérer le mouvement de migration pour atteindre le nombre inquiétant de 150 mille élèves. Et il faut en conséquence s’attendre à ce que cette migration s’intensifie dans les deux années à venir.
Une analyse plus poussée de l’état des lieux montre aussi que la structure de l’enseignement privé souffre d’une double fragilité encore plus grave. D’une part les chiffres reflètent une image inversée de ce qui se fait à international où l’investissement est dédié essentiellement à l’enseignement secondaire et supérieur et reste limité au niveau du primaire, et d’autre part les établissements que l’on appelle « partenaires » supposés cibler les classes moyennes, apparaissent comme consacrés aux familles en mesure de débourser plus de 130 mille dhs par an et par enfant pour assurer à leurs progénitures un enseignement plus ou moins de qualité.
De ce fait il y a un grand danger à ce que l’enseignement au Maroc s’installe dans un système de calasses : Un enseignement public qui recrute dans les classes pauvres et les classes moyennes en perte de revenus, et un enseignement privé ou d’établissements dits partenaires qui attirent les couches aisées et monopolisent les spécialisations de pointe.
Le besoin se fait donc grandement sentir pour que l’Etat redouble d’efforts afin de résoudre ce dilemme en mettant en place politique qui régule les prix du secteur privé pour éviter à certaines de ses composantes de s’effondrer, assure en même temps les équilibre sociaux et incite à la révision du concept des établissements-partenaires et des couches qu’ils ciblent.